André LAGRANGE : D’un point à un autre (E.C. Éditions, Ailly-sur-Somme, 2003)

La poésie d’André Lagrange – l’une des plus énigmatiques parmi les écritures contemporaines – nous conduit, d’ouvrage en ouvrage, dans une recherche ardente encore que désabusée, dont on sent bien qu’elle est fondamentale. Son livre dernier-né veut aller d’un point à un autre, sorte de défi du langage à l’altérité. Le « programme » de cette recherche s’énonce dès les premières lignes : Langage : murmures, cris, appels d’une voix contre inconnu. Interjection quand le geste ne suffit ! À partir de l’inexprimable, tendre vers l’Autre une force de combat, une mise en alerte pour…[…] De nouvelles expériences remonteront de l’obscur…

Ces expériences affleurent ici sous la forme de « fragments » bien espacés par des blancs et distribués en trois parties thématiquement constituées : Scènes de groupe, où le solitaire affronte les voisinages de l’humain (le corps, masculin ou féminin, l’Autre, l’ici opposé aux « ailleurs »…) ; Pliures du temps, où se déroule le long procès de la temporalité (Le résumé d’une vie : […] une mouvance de plus en plus étroite, avec assèchement de tous canaux d’irrigation — un clair-obscur jusqu’à l’étreinte finale) avec pourtant l’entrevision d’une issue à demi sereine (Au jour dit nous rejoindrons la mer — pareil au feu // attisant au coin des ombres, la mort dépossédée.) ; enfin Effacement de soi, où s’exprime, comme un stoïcisme moderne, la noblesse d’un retrait essentiel : Il ne peut s’agir d’aller combattre — quel que soit l’ennemi ! Sans armes, sans impatience nous racinerons, dans le germe, le refus des vainqueurs. Le poète, dans les replis du temps, en est venu au centre du monde, mais aussi à l’extrême de soi ; ainsi se comprend-il, se veut-il : Appelé à disparaître dans l’inachèvement de soi.

Partout, dans son évocation d’un monde de multiplicité et d’enfermement à la Piranèse, le poète-prosateur sait maîtriser – mais jamais par le mot trop attendu – une parole forgée au sein de l’hostilité et du mystère.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)