Hervé DELABARRE : Effrange le noir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010 – 15€.

Un livre étonnant. Il faut lire ce long poème d’une seule volée à peine fragmentée pour la respiration. Ici, compacité et éloquence soigneusement évitées, avec naturel et sans effort apparent. Ici, libre cours à une parole que l’on ressent plutôt pointes colorées, légères touches à étendre l’imaginaire dans les champs de l’entrevision. La géométrie ténébreuse d’un espace démultiplié pour les sens, le sombre éblouissement de leur plaisir – que tout porte à croire entretissé de douleur – concertent la nuit d’un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait.

Comme dans la sophistication d’un collage, il est fait appel, avec le plus grand bonheur, à tout un attirail lexical tiré de la pure convention sadomasochiste ou encore du kitsch de la transgression et du sacrilège : lèvres d’une poupée, perles qui saignent, stèles brisées, croix défaites, inaccessible outrage, le fouet (bien sûr !), la déchirure des seins, épaule marquée au fer rouge…

Le décor, le costume, eux aussi, paient tribut à une tradition de perversion élégante et, pour tout dire, aristocratique et décadente : parc à l’abandon, statue d’Hécate, revers glacé d’un habit, boudoir et bibliothèque… Des Esseintes n’est pas si loin.

Des animaux – fabuleux de proximité – observent la scène :

Une main somnolente
Remonte le long des cuisses
Suivie du regard hypnotique
Du chat sous la table

Et surtout de multiples êtres emplumés (corbeau, pic épeiche, chardonneret…), acteurs ou témoins obligés, parsèment le parcours nocturne.

Nous ne voudrions pas que les éléments ci-dessus de l’analyse, sorte d’inventaire structural à l’excès, dissuadent en rien d’approcher ce très beau poème dont le charme et la puissance oniriques persistent longtemps après que le livre a été refermé. Ce fut l’aventure d’une nuit du monde (de toutes les nuits ?). Ce fut aussi l’entremêlement du réel des sens et du réel de l’esprit, ce qui érige le rêve en réalité et conduit aux espaces du surréel. Enfin, une émotion se dégage, d’autant plus forte qu’inattendue dans un texte à première vue « distancié » : les dernières pages tremblent dans l’incertitude des « délits » qu’aura couverts la nuit et sur lesquels la demeure fantomatique appose les « scellés » :

Des souvenirs peut-être

Mais le regard
La mèche de cheveux
Le sang encore humide

Est-ce bien un souvenir
Ce corps

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011