Jean CHATARD : Pour le plaisir des hirondelles – textes sur des dessins de Claudine Goux (Éditions Soc et Foc, septembre 2005 – 12 €)

Voici un petit livre dans le sillage de Totem (qu’avait fait paraître le regretté Marcel Chinonis en 2001) et qui nous donne – tiré par le même attelage d’auteurs de talent – de bien agréables pages à lire et à voir. Le titre est déjà une figure aérienne dans le vent de l’inspiration. Page à page, jouant de l’empathie, nos deux artistes vont se contempler dans le miroir ami afin d’y trouver l’autre ‘je’, celui des mots ou, vice versa, des formes et des couleurs. Il s’agit, bien entendu, d’un certain regard, subjectif, que porte le poète sur l’objet dont l’image prend alors, dans le collage des mots, un second sens et se recrée en l’autre. Une manière de « bivouaquer sur l’autre paysage » Cette entreprise est toujours vouée aux écueils d’une interprétation qui s’éloigne ou au bonheur de celle qui se rapproche – selon la perception que chacun peut avoir du sujet appréhendé. Mais, l’exercice est intéressant et mérite d’être tenté avec ses chutes et ses envols pour le plaisir des hirondelles de nos yeux. À ce titre le texte, sans titre d’ailleurs : « Attentif à l’instant… » mérite une halte car il cerne bien le personnage inquiétant qui lui fait face « …seul dans la rapsodie du froid (…) Muré dans l’heure (…) austère et scrupuleux (…) coincé dans son miroir (…) il a peur du regard ».

Le trait d’humour n’est pas absent de ce livre d’heures et de couleurs où la vie joue ses variations sur la palette ou la page, passant du dessin au dessein, des formes à l’intention d’en décrypter le sens. Le « Repas de famille après le dessert » sur une composition de beiges et de bruns fort réussie, retient l’attention pour son émouvante cocasserie. Comment qualifier la création de Claudine Goux… Du néo-Cobra revisité par l’art négro-africain ? Peut-être… L’important est le partage : « Elle a cassé le geste elle a / donné sa voix à ce nouvel écho… » dont le poète a su s’emparer, le métamorphosant en chapelets de mots juchés sur un fil, telles des hirondelles, pour notre seul plaisir.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006)

Théo CRASSAS : Pèlerin de l’aurore – Encres de Sylvaine Arabo (Éd. Encres Vives, coll. Encres Blanches N° 191 dirigée par Michel Cosem – Mars 2005, 6,10 €)

Une fois encore, déroulant inlassablement ses serpentins de lumière, Théo Crassas-le-Magnifique, le faiseur de beauté, nous donne à voir un éclatement d’images en cascades jaillies de toutes les mythologies qui se sont sédimentées dans la mémoire collective et dont les laves incandescentes ne cessent de bouillonner dans l’inconscient du poète. Nouvelle éruption de l’aède du Mont Pentélique qui se prétend : « …le grand prêtre d’Aphrodite », ce qu’on ne peut lui dénier si l’on en juge par sa puissance et sa fécondité verbale ! Dans la harpe céleste de Crassas-le-Pèlerin se prennent et chantent les étoiles, coulent les vers comme autant de diamants dans la ténèbre nocturne et s’irisent aux premiers feux de cette aurore qu’il appelle, qu’il convoque et qui a lieu dans l’émergence même du poème – soleil éblouissant montant à l’horizon de la page : « Ouvre les iris de ton cœur / et de ton esprit / à l’art poétique ! » D’aucuns, face à l’abondance des recueils qui se succèdent, diront : délire ! Je corrige et dis : « Délyre ! » On ne peut en effet faire entrer la démesure prométhéenne et apollinienne de cette création dans les tiroirs mesquins des habituels critères. La création de Théo Crassas est atypique et s’impose comme telle. Le poète prend soin de nous avertir : « Or, l’homme et la femme d’Occident / sont plus durs que les roches basaltiques, / plus féroces que les fauves / et plus funèbres que le Cerbère ! » Il y a quelque chose de hölderlinien chez ce poète dont les fantasmes célèbrent la soif d’une Parole Perdue et sont pure incantation de l’Absolu. Souhaitons à Théo le Pèlerin de l’aurore, ce qu’il se souhaite lui-même : « …qu’Apollon-Soleil / (lui) accorde le laurier / du concours lyrique / qui se tiendra à Délos la brillante, / l’île de la Manifestation divine / et reine de l’Égée ! »

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

LE POÈTE DE L’ÉPÉE

Faut-il soupçonner quelque malice chez mes amis du Comité de rédaction ? Connaissant mon peu de goût pour la bagarre – littéraire ou autre – n’ont-ils pas eu pourtant l’idée, un rien vicieuse, de m’appeler, à décharge sans doute, à la barre de ce procès que décidément je ne ferai pas : celui du « Chambelland polémiste » ?

Je me souviens d’avoir eu, en trois occasions, la relative audace d’exprimer à Guy Chambelland mon étonnement devant cette sorte d’addiction à la polémique dont lui-même mesurait parfaitement tout ce qu’elle pouvait lui coûter : folle dépense de temps et d’énergie au détriment de son œuvre personnelle ; ghettoïsation de sa revue, de ses éditions et, par voie de conséquence, de ses auteurs ; mise à l’index – fatale, qu’on le veuille ou non – dans les cercles et lieux de pouvoir où se décident, au moins pour la vie (car, post mortem, il peut bien rester un petit espoir), toute réputation et toute «reconnaissance».

Mais l’homme était ainsi fait que, tout bien réfléchi, cette absurde adversité elle-même se faisait nouvel aiguillon pour la reprise des combats. À la fin de ces conversations, sentant mon ridicule à jouer les Philinte, je m’inclinais donc, à regret mais non sans respect.

Au fond, Chambelland aimait-il tant à ferrailler ? C’est ce qu’on croit habituellement. Bretteur en poésie : voilà l’image qui persiste sur la rétine littéraire, masquant encore la figure du poète, la vraie valeur de son écriture, le grand style de son authenticité.

Certes, Chambelland reconnaissait lui-même qu’une manière de charge d’allégresse pouvait électriser le sabre d’abordage, et je ne me dissimule pas qu’il y ait eu un côté amour du sport dans sa propension constante à l’affrontement. De même qu’il avait beaucoup fondé sur le dépassement dans la dépense physique – le basket, le vélo, la course à pied –, Chambelland tenait en estime le tournoi des idées, les prises musculeuses de la pensée combattante. Je peux citer à ce propos le passage d’une lettre qu’il m’écrivit en 1991, après une soirée de poésie chez moi qui avait donné lieu à une brève mais sérieuse prise de bec entre deux intellectuels parisiens de nos amis : « Je me suis régalé de l’assaut à fleurets démouchetés de [S.] et [G.]. Ces philosophes sont les catcheurs… de l’esprit ? Noûs ? Parole ? Verbe ? […] » Il ajoutait d’ailleurs : « Nos langages poétiques leur sont quasi lettre morte. »

Mais le vrai, je le crois, c’est qu’il obéissait, plus qu’à leur griserie, à la nécessité morale de ces entreprises herculéennes que lui imposait son dégoût de l’environnement littéraire. Car c’est d’abord son originalité de découvreur, son courage d’éditeur et de revuiste, un refus des concessions à l’air du temps, une indépendance – qu’on imagine blessante pour ceux à qui elle fait défaut – qui lui ont valu, de la part des « réseaux » ce bannissement sournois que nul jamais ne décrète mais auquel chacun obtempère par un scrupuleux silence. Chambelland, que sa combativité n’empêchait pas de rester lucide, jaugeait d’ailleurs avec précision l’écart avec l’institution littéraire que ne cessaient d’accentuer les coups qu’il lui portait lui-même. Et il a traîné jusqu’au bout le regret le plus amer d’avoir « lâché » la chronique poésie du « Magazine littéraire », qu’il avait tenue, en compagnie de Jean Breton et de Jean Pérol, à l’aube des années 70 : position stratégique irremplaçable qui lui eût permis sans doute de lutter avec plus de succès contre la dessiccation du champ poétique en rééquilibrant quelque peu l’influence protéiforme des courants intellectualistes et dogmatiques.

Ce qui, à mon avis, explique et légitime une bonne partie, disons une bonne moitié des querelles que cherchait notre poète, c’est sans doute son métier d’éditeur de poésie : le plus rude métier si l’on considère l’étroitesse du lectorat et, partant, l’inexistence économique d’un marché par ailleurs exposé à toutes les embûches, les tricheries – copinage pour la publication ou la recension, opportunisme pour l’attribution des prix, trucage ou self-service pour les subventions, etc. – ; un métier que ne récompensent ni l’argent, bien sûr, ni les honneurs, encore moins ; et lui valant même souvent, vinaigre au fond du calice, l’ingratitude de ceux de « ses » poètes qui, une fois « arrivés », s’empressaient d’« oublier » le tremplin qu’il leur avait offert à leurs débuts et supprimaient toute mention bibliographique de leurs premiers ouvrages (expérience maintes fois répétée, avec parfois des noms devenus « grands »).

Quant aux débats – de fond et de forme –, aux disputes d’art poétique pour lesquelles il faut bien dire qu’il ne céda jamais sa part, rien là qui veuille explication, encore moins légitimation : il ne faisait qu’user de la plus belle liberté de son esprit et de son droit élémentaire à défendre les valeurs d’émotion qu’il se vouait à servir.

Mais je crains qu’ici, insensiblement, mon « papier » ne finisse par se consumer dans des odeurs d’encens, lesquelles au demeurant auraient incommodé l’encensé. Je dirai donc, différant alors un peu de mon rédacteur en chef, que si je reconnais bien à Chambelland « un ton critique de haute voltige », je suis moins sûr qu’il ait fait preuve en toute occasion d’« une pertinence rarement égalée ». Et je peux témoigner aussi que lui-même, en privé, ramenait parfois à de plus justes évaluations son jugement sur les contemporains ; c’était le cas, précisément, s’agissant du poète des Testaments et du Tourment de Dieu : entre eux deux pleuvaient certes les invectives, mais quant à celles de Chambelland, elles n’étaient pas haineuses ; et il savait reconnaître que son adversaire « n’avait pas écrit que de mauvais poèmes », litote à prendre, dans son style personnel et compte tenu du climat tendu, comme particulièrement élogieuse. Il avait tenté d’ailleurs de renouer ; c’est ainsi qu’il adressa, à la façon de Mallarmé, Le Harem, réédité au Pont sous l’eau :

« La bonne humeur d’Ernest d’Hervilly puisse-t-elle
Gagner Alain Bosquet, 32 rue Laborde
Paris, et faire que nous recausions au bord’
D’une table où vider un pot et la querelle.
»

Invitation restée sans réponse, parmi quelques autres, mais relatée par Chambelland dans le numéro 2 de L’Anarque (page 5).

Je voudrais terminer en invitant ceux qui ont la chance de posséder l’unique numéro de L’Insolent et les trois numéros de L’Anarque à relire les pages de rosserie de notre poète : certaines sont d’une drôlerie rare (je pense par exemple à Prix de poésie – La duchesse reçoit à 6 heures, dans L’Insolent, page 2) ; d’autres sont plus graves, dans la dénonciation des tares d’un « système » qui n’a pas vraiment changé depuis ; on peut lire, entre autres, l’article intitulé L’événement 86, consacré à l’anthologie « ••• » de *** (in L’Insolent, page 14), où Chambelland (Maxime Duchamp), après s’être étonné d’y trouver certains poètes prestigieux, à première vue insolites dans ce bréviaire qui se voulait « anti-bourgeois », en vient à ce diagnostic :

« En fait, cette anthologie à prétention et à dominante modernisante, novatrice, accepte tout écart à partir de certaines personnalités nécessaires à la carrière mondaine. ***[[Chambelland donnait les noms: il n’avait pas de nos prudences!]] lui-même, poète, est en contradiction avec l’orientation majeure de son livre : il n’est bon que lorsqu’il est élégiaque, rétro ; redisposez ses lignes de façon classique, c’est une sorte de sous-Verlaine (ce qui est tout de même, de ma part, un compliment). Au vrai, et les déclarations de principes ramenées à la valeur d’un blabla politique, cette anthologie est un fourre tout, d’à peu près tout ce qui n’a pas constitué le meilleur de la poésie des années concernées. Mais c’est ici même qu’elle est significative du terrorisme au sens paulhanien à quoi est soumise la littérature aujourd’hui, et la poésie plus que tout autre genre, puisqu’elle n’a pas de public qui puisse constituer un contre-terrorisme. »

Le polémiste se dépasse en historien des idées par qui l’on peut voir plus clair dans l’évolution des esprits. Il démystifie les panthéons usurpés, comme les idoles dont soudain se fripe la baudruche. Il rend toutes ses chances à la poésie, dont il n’a cessé de porter témoignage.

©Paul Farellier

(« Témoignage », in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

À PROPOS DE COURTOISIE DE LA FATIGUE

Sous l’invocation d’un poème d’Ilarie Voronca[[Dans Contre-solitude, 1946.]] , dont il reprend le titre – répété en exergue –, Guy Chambelland publie en 1971 l’un de ses tout meilleurs livres. Les vers de Voronca faisaient à eux seuls une superbe lecture, porteuse d’un sens irréfragable :

Le songe ne visite pas le téméraire, l’homme debout,
Et la mort demande une grande douceur. L’allongé
Connaît la noble courtoisie de la fatigue,
Son corps est l’ornement à la mesure de la terre.

[…]

Vous rêveurs, vous hommes horizontaux qui attendez
La femme à la beauté immuable, la mort,
Salut à vous, couchés dans le sable ou la boue,
Vous, gloire des navires au fond des océans.

Voici donc qu’à travers un poème, la valeur d’une vie naissait de son aimantation par la beauté immuable et féminine de la mort. Chambelland, faisant alors siennes les paroles de Voronca, s’enrôle noblement dans cette cohorte de l’ombre. Du même coup, son propre livre endosse ses vraies couleurs : celles d’une somptueuse agonie, vécue par le poète dans la vigueur de ses plus belles années. Un sonnet (intitulé aussi Courtoisie de la fatigue) détaille ces beaux miroirs où se perdre jusqu’à l’orgueil/ des inévitables défaites :

D’une cigarette le masque
le poids des lampes dans les yeux
la misère la mort le casque
d’une blondeur où ment un dieu

Car, à la poursuite obstinée de l’échec, c’est bien la mort qui est passionnément habitée dans ces pages, y compris dans leurs moments de plus intense dévoration du vivre. La mort n’y est pas remisée au placard d’un futur, dans la parenthèse d’un après ; non pas l’avenir d’une vie, mais son expérience actuelle, sa compagne la plus immédiate et la plus quotidienne. On vit sa mort, on meurt sa vie. Et vie et mort cessent d’être érigées en substances distinctes ; le poème les fond en une seule et même réalité – celle qui s’éprouve par privilège dans le vertige obsessionnel du sexe :

Ovales purs
mufles de poils
fruiterie de seins sur fûts de jambes
choses à main chauffe cœur brûle couilles
reste ah oui par delà chacune
l’eau anonyme, panique, des yeux
où le suicidé plonge encore
jusqu’à sa mort toujours vivante.

***

Aux innombrables figures féminines qui hantent ces pages, s’accolent le plus souvent les épithètes d’un insoutenable mépris misogyne – « bourgeoise », « pute », « pucelle », « marie-salope », « communiante » !… – où ne sont cultivés ni le poétiquement ni le politiquement correct. Fureur dans la transgression verbale qui n’a pourtant rien à voir avec ces catégories de l’actuelle bienséance médiatique (laquelle, jamais choquée par les pires vulgarités du genre « télé-réalité », s’émouvrait sans doute à ce seigneurial délire si elle le connaissait ; mais son ignorance l’en protège). Nous croyons plutôt que le poète châtie ce qu’il adore, jouit d’infliger des caresses viriles, de proférer les brutales évidences du sexe, de même que le ravit ce souvenir féminin : « je n’oublie pas tes mots de haute ordure ».

(Haute ordure : n’oublions jamais nous-mêmes le Chambelland fasciné par les cycles arthuriens et qui poursuit son Graal : L’important, c’est le fuyant. C’est ça, le Graal. Or, chaque fois qu’est ici entrevu ce Graal, c’est précisément dans la faille de l’ordure.)

Il est une de ces femmes qui, sous la plume, réapparaît plus souvent que les autres. On la distingue au moins quatre fois au fil des pages, dans la mémoire ou dans le rêve de plusieurs débauches : pâleur d’un visage enveloppé d’une coiffure en bandeaux aile de corbeau, incarnation parfaite de la Beauté – que Chambelland entendait comme sexe de l’âme. Dans l’un des textes : Partie – une prose magnifique, peut-être la plus décidément « hard » – elle réunit sur elle et en elle les vigueurs conjuguées de deux amants dont on ose espérer qu’ils n’étaient pas de pur hasard. Des détails intimes de cette « rencontre », l’un des deux hommes s’est fait le « narrateur », sans aucune « neutralité », bien sûr, mais au contraire dans un éblouissement de style qui nous conduit du passé simple au simple présent, des préliminaires jusqu’à la retombée des actes accomplis. Et que dire de cette admirable fin de « Partie » ? Vertige d’étreintes évanouies, exténuation mortelle des sens – une splendeur à la Baudelaire qu’un Gustave Moreau aurait repeinte, avec ce double regard taurin sur la nouvelle Pasiphaé :

« […] Debout au bar, l’autre et moi, la regardons. Etendue sur le dos, les traits comme épurés par la tension extrême de la tête renversée hors des coussins, elle rêve, bouche encore entrouverte cuisses déliées, le cul à peine visible sous la toison où bâillent les lèvres tuméfiées comme les roses après l’orage. Quel dieu, toi aussi, attends-tu donc encore, orné du double membre qu’exigea ta femellité ? Heure du dégoût, ta beauté nous boxe pourtant, de l’attache porcelaine des chevilles au fard putain des paupières retombées. Hanches maternelles, seins communiante, quel simulacre de veillée funèbre commençons-nous à la pâleur lunaire d’un visage rêvant sans nous notre acte sous les bandeaux corbeau de la chevelure à peine défaite ?

Il m’offre une cigarette et nous fumons.

Nous aurions pu tomber plus mal.

Scotch ou framboise ? lui dis-je. »

De même que cigarette et whisky n’ajoutent là qu’une bien légère touche de profanation cynique – ha ! les deux aimables voyous ! – de même le mot « cul », d’ailleurs concédé « à peine visible », ne parvient guère à avilir le sublime : cette beauté violentée des « roses après l’orage ». Faut-il au reste s’interroger sur le vrai sens, pour l’auteur, de l’irruption répétée de certains mots à la crudité agressive, dont ce dernier n’est après tout que le moindre ? Guy Chambelland en attendait-il un « surcroît d’authenticité », comme Pierre Perrin en esquisse l’hypothèse ?[[Pierre Perrin, L’Amour à Mort, in revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8, premier trimestre 2000, p. 56.]] Il est bien difficile d’en décider. Mais on peut au moins mesurer l’effet « objectif » d’une telle dissémination de termes tirés parfois du plus bas registre. Rien à voir avec la révolution romantique : quand Hugo – audace qui aujourd’hui prête à sourire – fait entrer en poésie un « pourceau »[[Le pourceau égorgé, cette « bête difforme, affreuse, exténuée », qui fait pencher la balance de Hugo-Jehovah en rédemption du Sultan Mourad et en rémission de ses crimes contre l’humanité… (La Légende des Siècles).]] , il en escompte et en obtient un supplément épique pour le poème, il gagne du pouvoir poétique. Chez Chambelland, le recours délibérément brutal à un lexique avant tout sexuel nous semble remplir une fonction d’une autre nature : ces mots crus éclosent à l’évidence dans les plus beaux moments de cette poésie, comme s’ils voulaient l’empêcher de verser dans le « poétisme », comme s’il fallait à tout prix, sinon punir, au moins atténuer ou prévenir l’envolée lyrique. Paradoxalement, ils seraient ainsi le signe, non de la provocation, mais, bien inattendue, d’une authentique pudeur qui sait tromper l’ennemi.

***

Dans un envoi à un dédicataire tardif (1989), Chambelland note de son livre : « ces vieux essais de mise au monde ». La grande question était donc bien : comment vivre ? Ou, plus cruellement encore : le poème pourrait-il sauver le vivre ? Offrirait-il ces quelques mots peut-être, où habiter, où exister un peu, où subtilement, et pour rien, se nuancer ? Encore fallait-il, pour cela, que la poésie ne pût se soustraire à l’exigence d’authenticité humaine :

Poème je te veux
non pas poker d’images où le plus malin triche
mais l’homme même avec ses muscles et sa tripaille

[…] cette poussée d’images à jamais viscérale, ce vieux silence humain à formuler toujours pour exister un peu…

Dans le mal vivre, dans la douloureuse vanité d’un théâtre vide,

Seul alors s’en tire le poète

Il ne le peut que par ses dieux personnels, ceux qui naissent d’un songe où le dépassement ne fait qu’avérer l’homme :

Si je ne rêve pas je ne peux exister
sans les dieux que j’invente la mort couve l’été

[…]

Impuissant à mourir et maladroit à vivre
que de grandes images encore je m’enivre

Pourtant, ce recours, cette demande de salut, n’est pas le fait d’une confiance naïve et sereine. Les pires doutes se sont emparés du poète ; ou bien il échoue à écrire le poème, ou bien la parole poétique, même aboutie, s’absente en elle-même :

Beauté Misère
chaque jour je vous vis dans un ordre contraire
je vous dis vous écris
je prends conscience
manque le poème

[…] quand nul hasard fabuleux ne fulgure plus sur tes vocabulaires, quel est ton prix, parole du poète, condamnée à dire le silence, l’absence du poème ?

Ou bien encore le poème, sitôt qu’il s’est écrit, se frappe d’annulation :

[…] au bout des mots où les choses se dissolvent
l’image exacte de ta nullité, poème.

Comme en intimité avec la mort, épouse de tous les instants, l’échec plane ainsi en permanence sur l’écriture de ce livre, alors même que sa lecture ne cesse de nous éblouir : une persévérante insatisfaction dans l’indicible et l’incommunicable, rompue de loin en loin, le temps d’une fascination de sexe ou d’une image inespérée.

Et néanmoins, à celle qui reçoit l’hommage final, revient la victoire, avec l’épée du chevalier :

une fois de plus toujours nouvelle
immémorialement neuve
je te salue poésie

©Paul Farellier

(Etude, in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

Pierrick de CHERMONT : Des Citronniers et une abeille. Postface d’Alain Breton (Librairie-Galerie Racine, Paris, 2000)

Sous le titre rusé, sous le masque sinisant de l’esthète et sans nulle velléité de prétendue révolution langagière, voici ce qui est rare : un verbe où nous sentons poindre comme un avènement dans notre poétique occidentale parfois si platement surmenée. Et d’abord, ce poème se fait libre oraison : il sait dire sa faim de Dieu, non sans une brusquerie toute claudélienne. Il est aussi parole d’amour dans la mutuelle présence/ absence, avant qu’un soleil encore nous sépare (Je ne contiens rien de toi/ mais un baiser dont tu as soif).

Au fil des pages, qui sont autant de paysages peints ou de profondes méditations (Le soir descend parfumé de sagesse/ brûlante impatiente et nue), Pierrick de Chermont nous initie à son art de haute stature où nous voyons réapparaître, et la bure du moine-soldat, et le chatoiement du vrai « dandysme » (au meilleur sens du terme, c’est-à-dire alliant aristocratie, élan esthétique, humour et profondeur) ; sous des dehors énigmatiques et précieux (mais jamais inutilement), il nous achemine sur les voies sacrées (Ah la grande fête qu’est le détachement de soi-même/ non par cette attente encore sensible au tremblement de vivre// Mais par la main fière […]).

Une très belle postface d’Alain Breton, elle encore poème et vérité, relance comme un feu de miroir sur cet ouvrage en tous points réussi : ce livre – cela non plus n’est pas si fréquent – est aussi un plaisir de lecture.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 11, 2ème semestre 2001)

ADRESSE DE LA MULTIPLICATION DES NOMS, Max de Carvalho (Obsidiane, collection Les Solitudes, Sens, 1997).

En visiteur attentif, on déambulera dans le détail orfévré de ces précieux et vastes poèmes. Certes, il faudra renoncer parfois à décrypter une parole où, à côté de vives clartés, l’auteur semble, ici ou là, jouir de l’enfermement du sens dans un labyrinthe de miroirs. Mais un univers, mille univers sont convoqués en un méthodique vertige de nomination – d’où le titre même de l’ouvrage et quelques vers comme celui-ci : Les choses qui ne meurent pas demandent leur part de noms gravés et de festin. Or, au delà des surprenants pouvoirs d’écriture de Max de Carvalho, ce qui se joue quand il désigne et ordonne, et dans toute son entreprise – qu’il qualifie lui-même d’anamnèse – nous semble être un pari de vérité sur la mémoire, dont la puissance, par exemple, parvient à restituer de l’être à cette morte évoquée :

Telle que tu fus,
telle que n’étant plus, tu es,
n’étant plus d’aucune manière que je sais,

[…]
de cette façon qui cessera de te connaître avec moi
et ne sera en aucune manière transmise,
sinon à ceux qui comme moi cesseront avec eux
— sans eux plutôt —
ton image.

Et si certains poèmes (l’invocation liminaire à la grand-mère ou le superbe morceau intitulé L’Ancien des jours, dont sont extraits les vers ci-dessus) figurent la liturgie d’une Personne, celle-ci, à son tour, irradie vers les multiples démembrements de son image et de son lieu, où se dissolvent toutes frontières, surtout celles de la mort.

On saluera l’étonnante maîtrise d’artiste dont fait preuve Max de Carvalho dans ce premier livre. On lui saura gré de ce plaisir qu’il procure – rare et vif – d’un nouvel horizon de beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

Odile CARADEC, L’Âge phosphorescent (Multiples, collection Fondamente, Longages, 1996).

Une parole fine et robuste tout à la fois, et qui se sourit en elle-même ; sourire bienfaisant pour dire l’émotion des instants, des odeurs, les joies d’un corps en plénitude ou l’amitié douce de l’animal : les grands yeux mordorés de la chienne Vanille/ m’auscultent en silence ; sourire bouleversant réverbéré sur le compagnonnage familier des morts : Sous le bracelet de ta montre/ il y a, j’en suis sûre, des pellicules de ta peau/ les morts sont souvent très tenaces. Des façons directes et franches avec le langage, comme s’il ne pouvait ni trahir ni décevoir : embrassé avec sensualité, humour, amour et musicalité. De-ci, de-là, c’est persillé d’un rien d’argot, d’un brin de « villonelle », et ça vous décoche brusquement la chiquenaude initiale/ la joie totale et nue :

Les pelouses gorgées de pluie
les étoiles, la terre
on les serre contre son cœur
c’est le plus doux manteau du monde
un manteau ruisselant
scintillant
sylphidique
Un diaphane, un fragile univers
car il peut basculer dans les ténèbres sourdes
à chaque instant

Ce genre de petit livre relègue à cent lieues bien des créations « cérébrales » de l’époque.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 2, 4ème trimestre 1997)

LA FIN DU TEMPS, Denis Clavel (Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1994 ; diffusion : Galerie Racine, Paris).

Denis Clavel est un poète habité de sa foi. Pour autant, si toute son œuvre – importante : une quinzaine de titres sur trente ans – dialogue avec Dieu, son approche du mystère néglige, comme délibérément, toute prudence, toute révérence ecclésiale, use d’un vocatif puissant, parfois téméraire :

Dieu dont la distance imprime au regard navrant
de l’artiste ou de l’idiot des airs de souffrance
promènerez-vous toujours ainsi par le monde
l’extravagant amour que nul ne mérita
……………………………………………………..
Dites-nous pourquoi le grand jour est un désastre
et ce qu’il faut de mort pour gagner votre Joie
[[Opéra sur la vitre, Guy Chambelland, Paris, 1972.]]

Ici la séparation, le manque et la douleur sont les composantes mêmes de la relation mystique :

Heureuse la créature que le maître abandonne
dans le deuil le silence est parfait
seul un dieu à la rigueur un ange lui répond
[[Porte d’âge, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1992.]]

À partir de là, et dans une fréquentation assidue de la mort par la vie (Mourir prend tout mon temps[[Paysage clandestin, Gardet, Annecy, 1976.]]) monte une affirmation qui nous rend concrète la liturgie du temps vers l’invisible :

Il n’est ici de chant ni d’oiseau parmi les ronces
ma mémoire le chemin n’existe pas cependant je m’éloigne
je marche ma vie entière dans le vide et j’appelle
d’un geste de marbre écorché l’autre qui dansait
ayant posé sa semence dans l’espace et sans désir
dieu que j’aimais ce regard seul l’invisible est désirable
[[Métier d’homme, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1990.]]

Comme il est rare en poésie, c’est, on le voit, le pari du sens que tient Denis Clavel, et plus précisément du sens de la vie. Il est à craindre que beaucoup ne le lui pardonnent pas, qui s’attardent à considérer le poème comme pur jeu de langage et travail d’une écriture sur elle-même. La qualité d’écriture, Denis Clavel pourtant n’en manque pas, dans le registre de la simplicité, de la prise directe alliant rugosité, aspérité et douceur désirante. Mais son lecteur – encore et surtout dans ce dernier livre, La fin du temps, où l’expression semble s’être apaisée – lui doit plus que la beauté naissant du verbe, plus que l’émotion surgie des manipulations du syntagme : Denis Clavel est un maître qui, sans nullement professer, enseigne l’art d’exercer la joie devant la fin des choses.

Au centre du livre, un poème de trente et un quatrains porte pour épigraphe : aux enfants de mes enfants, et pour titre : Sur la plus haute branche. Bâti, en effet, autour des leitmotive insistants de l’immémoriale chanson « À la claire fontaine », ce texte à l’expression parfaitement contenue ne laisse pourtant pas d’émouvoir en profondeur. Ici la parole poétique vibre comme au delà du temps :

J’appartiens à un ordre errant
le jour ne vient pas à moi je vais à lui
il y a longtemps qu’un chemin me désire

Un jeu véritablement « dialectique » s’instaure dans le poème entre absence et présence, chacune incertaine et « poreuse », comme eût dit Valéry. Et ce jeu se renouvelle et s’enchaîne sur différents plans :

celui de l’homme :

Quand ma mort aura vingt ans de plus que moi
qui me dira le goût des choses et qui
en échange de l’inconnu redira ma chanson
en mémoire du temps où le temps m’écoutait

celui du temps :

Ne dit-on pas d’une rencontre qu’elle a lieu
c’est un lieu vulnérable qui dépend de toi
ainsi le temps s’offre un petit présent
avant toi ni après il n’existe vraiment

celui de Dieu lui-même, dissimulé en des distances aléatoires :

Dieu ne descend pas il traverse vers nous
et s’inspire de nos caresses nos soupirs

Mais le propre d’un Dieu n’est pas d’être ému
…………………………………………………
il n’y a pas de différence entre Dieu et le vide
et pourquoi ne pas aimer le vertige entre nous

La lumière est de même nature que la joie
Dieu n’existe pas à la façon des hommes
des fruits des collines des bêtes
l’existence est affaire de mortels

On nous pardonnera – ou plutôt, sans doute, on nous saura gré – d’avoir, dans cette chronique, laissé parler le poète lui-même plutôt que son commentateur. C’est qu’il s’agit de rappeler l’attention, au delà même de ce dernier livre si convaincant, sur plusieurs ouvrages antérieurs[[Aux références précédentes, on ajoutera par exemple : Lazare, Le Pont de l’Epée, Paris, 1984, et Le Poème, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1990.]] qui déploient, au cœur du tragique, leur intense sobriété, et sur l’ensemble d’une œuvre très injustement méconnue, écrite il est vrai sans nul souci de la renommée et sans la moindre affectation « poétique » : il importait donc de faire entendre directement cette parole droite, audacieuse, son augurale simplicité.

La frileuse nuit du monde explique que parfois la vue soit troublée :

Plus je vais plus je devine et plus j’ignore
est-ce le brouillard ou mes yeux malades
je me perds en un lieu que je connais par cœur
j’ignore mon pouvoir c’est pourquoi je parle

Mais une certitude (Je sais de quoi demain sera faite la lumière) reste gagée par la splendeur :

Ouvre pour moi la lèvre de tes yeux
pose pour moi paysage dans le temps qui s’achève
et que la paix échouée en moi étende
son ivresse de frelon dans le bleu des chardons

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)