Christophe DAUPHIN : Le gant perdu de l’imaginaire, choix de poèmes 1985-2006. Préface d’Alain Breton. Editions Le Nouvel Athanor, collection Les Cahiers du Sens, 15 €.

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de la beauté / Un train déraille dans la bouteille de la nuit… » Ces deux vers, en incipit, indiquent au commun lecteur peu ou non averti de l’image ‘surréelle’, qu’il va devoir ‘s’accrocher’ s’il veut ici comprendre et seulement ‘comprendre’. Dire cela peut paraître relever du truisme, de la banalité mais n’y aurait-il pas quelque manière de dédain à l’endroit de ce lecteur lambda, auquel fait évidemment défaut une culture poétique indispensable, une initiation, et qui, entrant de plain-pied dans une certaine forme de la poésie, ne manquera pas de s’exclamer : « Ne soyons pas étonné de la désaffection du public à l’égard d’une poésie qui requiert un décodeur ou, à tout le moins, un mode d’emploi ! » Est-ce à dire que la poésie, qui se veut universelle, ne s’adresserait paradoxalement qu’à une élite ou au seul lectorat des poètes ? Bien entendu il y a quelque exagération dans mon propos mais il n’est pas tout à fait improbable que, confronté à ces vers : « Les mains du temps / aux épithètes d’insectes nus… (…) …Le ciel gris a les dents longues / L’œil de la neige est une forêt qui roule comme une pomme… (…) …Les locomotives mâchent les étoiles de tes reins dans les yeux des grenades… (…) …Le poisson-poignet décapite les œillets de l’hiver / Et le poète taille des volcans à la hache de ses émotions… », le lecteur que j’évoque demeure interdit pour ne pas dire désarçonné ; et il n’est pas certain que la fine préface d’Alain Breton, parfaitement en phase et en osmose avec la poésie de Christophe Dauphin lui apporte une clef pour pénétrer les arcanes de celui qui se veut : « … l’exécuteur des hautes œuvres de la magie, le conciliateur éphémère mais prodigue de ses contradictions, le messager qui bague les grands fonds. » C’est dit. Seulement voilà, démonstration est faite avec cette anthologie que l’on ne peut aborder la poésie de Dauphin – comme toute poésie authentique d’ailleurs – avec sa seule raison raisonnante, avec son seul intellect pour outil de compréhension mais avec la globalité de son être physique et psychique, mais avec tout son être en éveil et en jugulant cette raison qui, comme le disait Picabia ‘est une lumière qui me fait voir les choses comme elles ne sont pas’. Il n’est pas fortuit que l’auteur, en avant-dire, prenne la précaution, en quelques lignes, de nous mettre sur la voie, et de nous confier cette clef indispensable : ‘l’émotivisme’. L’émotion-active, celle qui précisément crée la rupture nécessaire avec l’habitude qui émousse notre regard et anesthésie notre sensibilité. ‘L’émotion, précise Christophe Dauphin, fait fonction d’alarme transmettant un message minimal certes, mais vital’. Et cette émotion est provoquée par l’image poétique jaillissant du contact inattendu de deux réalités situées dans des plans ordinairement éloignés. Ce rapprochement soudain et insolite crée une troisième dimension, une réalité supérieure où fulgure l’éclair d’une vérité. « La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue. » écrivait André Breton dans le Manifeste du Surréalisme. Et de ces images-choc la poésie de Christophe Dauphin foisonne. Ce haut langage qu’est la poésie portée à sa plus vive incandescence et qui embrase et embrasse l’homme dans sa totalité, Dauphin le résume ainsi : « poème : champ d’action / circuit d’énergie à la fois récepteur et émetteur / rapport intime entre la chose et le langage / vibration dépassant le mot / communication sensible avec les choses l’individu et le monde ». La poésie de Dauphin se veut déstabilisation, sollicitation de la conscience du lecteur qui ne peut l’appréhender qu’en laissant agir les images sur son subconscient, son imaginaire. En ce sens Alain Breton a raison d’écrire : « … l’image inventive y caracole… mustang aux cadences infernales. Les visions grouillent, prises aux cheveux de l’onirisme… ». Car la poésie est ici état second, rêve fécond. Le plomb de la réalité y est transmuté en ‘or du temps’, celui que cherchait Breton. Laissons quelques vers nous en persuader : « Place Venceslas / Ton rire soulève la neige des amandes / Je l’entoure de fougères / Le feu est sur tes hanches // Glaïeuls en alerte / L’été noir des luzernes // Le poème sera ton regard dans le miroir des ombres / Tendu sur moi couteau du vertige // Il pleut du sable et du coton / Ta chair je l’écrase entre deux cris / Graffiti sur l’épaule des comètes / La Vltava se referme comme une page sur ta nudité » Ou : « Dubrovnik / Ton corps est l’impasse de mes mots / Ton corps est la bouée de sauvetage de la beauté / Et je te nomme désir / Dans la nuit qui se déplie comme une paupière de solitude / Pour bâtir l’atelier du soleil…(…) … L’avenir aux muqueuses cannibales / C’est une femme engendrée par l’amour / Qui se dépose dans mon œil // Le gant du rêve dans la joue du réel / Les combats et leurs rues sans nom sont encore proches… » Ou encore : « C’est une bastide c’est un monde / où le réel ouvre toutes les fenêtres du rêve / dont le gant cherche la main perdue / qui t’habillera comme on habille l’amour / qui est ta fenêtre / qui est un tableau / trois yeux fendus par la neige / qui est la trace que tu habites / et que la bastide dévoile dans le soleil de ton pas. » Et pour conclure ce qui pourrait être un fragment de manifeste : « Creuse ta chair / Malaxe tes régions reculées / Les lieux du crime // Construis une gare dans la serrure de tes nerfs / La salle d’attente du désir insoumis / L’énergie thermo-nucléaire du sang insurgé / Tes tripes jouent au poker dans les yeux d’un chien perdu // Creuse / Creuse… / sabote tes sens / Demeure la balle qui se chauffe jusqu’au blanc »…

Il appartiendra au lecteur lambda de glisser ou non sa main dans le gant perdu de l’imaginaire qui n’est pas perdu pour tous.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Jehan DESPERT : Mythe et oblation de Marge (Editions Gerbert, 2006 – portrait de l’auteur en frontispice de l’ouvrage par Jean-Michel Dexpert)

On ne peut que demeurer confondu par la lecture du dernier livre de Jehan Despert. Il constitue sans aucun doute un apogée dans sa création. Souveraine (le mot n’est pas trop fort) est cette vaste composition qui s’offre et s’impose à nous tel un fleuve incandescent de laves verbales. Notre conscience, mise aussitôt en éveil, n’a pas même le temps d’appréhender cette succession d’images, de visions, que nous propose l’auteur, que déjà tout se déforme, se décompose, se recompose, se métamorphose pour atteindre le seuil de concrétion du poème et se figer dans le silence de la page violée.

Certes, l’usage de l’alexandrin blanc, savamment maîtrisé, où sont finement exploitées toutes les ressources de la prosodie, ajoute à la majesté et à la belle unité d’une œuvre qui ne compte pas moins de trente-huit pièces de plus de vingt vers chacune.

D’entrée, il apparaît assez dépourvu de sens que de vouloir s’attacher à une analyse qui se révèlerait vaine et quelque peu dommageable, tant ce grand texte s’y dérobe par sa polysémie, son symbolisme multiforme, ses avatars et les fulgurations d’un imaginaire où sensations, émotions, sont en perpétuel mouvement et se fondent dans un maelström d’images où chaque détail de la vie profondément vécue impose son urgence et son évidence face à sa tragique désagrégation. Les paysages traversés, contemplés par le regard attentif du poète se font alors détenteurs de son éphémère passage, fixant cette complicité silencieuse qui unit l’homme à la nature, cette autre création d’une main invisible.

Qui est Marge ? Beau symbole où chacun peut trouver son compte. Serait-elle celle qui étanche la soif d’absolu du poète ? Serait-elle une Béatrice le guidant dans sa nuit, lui, toujours en proie à ses tensions conflictuelles, entre la chair et l’esprit, à la recherche de son Saint des Saints, de son Graal personnel, tentant de réconcilier dans sa conscience déchirée, pesanteur et grâce afin d’atteindre le point oméga de son être où tout se résout dans l’Unité et bat au rythme copulatif d’un cosmos sans cesse en devenir ?

Oui, une œuvre puissante que ‘Mythe et oblation de Marge’. L’érotisme, cher à Jehan Despert, se fait ici, plus que jamais, voie de connaissance totale, incarnation et désincarnation – oblation – hissant au niveau du mythe chaque instant de chair goûté comme un fruit du péché originel indissociable de sa saveur de vie. Le poème deviendrait alors cette Marge cathartique où s’opère la transsubstantiation, où notre questionnement, empreint d’une légitime révolte, celle qu’engendre notre invalidante finitude, trouve un fugitif apaisement, dans les noces du corps et de l’âme, face à l’immense inconnaissable. Je songe ici à ce qu’écrivit Maurice Druon dans son remarquable livre La Volupté d’être : « Qu’est-ce que ce Dieu qui soi-disant nous crée à son image et garde pour lui l’éternité ? »

De ce même constat participe ce qui suit, prouvant que le poète Jehan Despert ne se prend pas à son propre jeu de re-construction et constate amèrement : « Toujours cette béance au centre de l’icône / Où le poète cherche une autre guérison. / A quel Dieu vainement imploré doit ce vide / D’être où l’Etre s’enfonce à moins que s’y noyer, / Et qui prononcera le pardon face au ciel, / Quand il s’agit de vivre avec ces larmes dures / Exigées en rançon d’un jour de délivrance ? »

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Christophe DAUPHIN : Verlaine ou les bas-fonds du sublime, 2006, 96 pages, 12 €, (éditions de Saint Mont, 58, rue de Nogent, 95290 L’Isle Adam)

En aura-t-on jamais fini avec Verlaine ? La personnalité si contrastée de l’auteur de Romances sans Paroles, attirante et repoussante tout à la fois, – où tant de clarté se mêle à tant d’ombre – est ici, une fois de plus, approchée par un poète de notre temps qui n’a pas oublié ce que tous les poètes doivent au Pauvre Lélian.

Christophe Dauphin s’attache en particulier à rétablir cette unité de l’homme et de l’œuvre – ce que trop de critiques ont négligé. Il nous restitue ainsi le poète dans sa dynamique de vie, c’est-à-dire « dans sa globalité ». Christophe Dauphin met en évidence un point capital : la liberté de tempérament de Verlaine qui lui a permis de briser les chaînes qui l’attachaient à la prosodie traditionnelle comme à la glaciale beauté du Parnasse. Il a su en effet créer son propre registre, conférant à son chant ces vibrations si particulières auxquelles ne sont pas étrangères, on le sait, les brûlantes influences des flammes rimbaldiennes. « Car – écrit Dauphin – un ton apparaît avec Verlaine. Jamais plus, après lui, la poésie ne sera ce qu’elle était avant dans la forme… »

L’auteur de cet essai a raison, en outre, d’insister sur le fait que Verlaine était peu soucieux de cette « longue patience du génie » qui hanta Mallarmé, soulignant fort judicieusement, que le créateur de L’Art Poétique « a vécu plus poétiquement qu’il ne lui parut nécessaire d’écrire de la poésie sans la vivre.»

Christophe Dauphin, avec sa fine acuité, nous donne à lire des pages émouvantes et justes sur celui – symbole du poète et de la poésie – dont le cœur ne cesse de battre dans le marbre de l’éternité.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Pierre DHAINAUT: Au-dehors, le secret (Voix d’Encre, 16 €).

S’interroger sur la poésie, sur des poètes et des peintres proches, sur les enfants, telle se présente la démarche de Pierre Dhainaut dans ce livre qui complète ce que l’on savait déjà du poète, attentif aux êtres comme aux paysages, à la réalité. Ici nulle propension à la théorie, mais un regard lucide, des réflexions qui éclairent l’œuvre poétique, qui permettent de constater qu’entre ces fragments et les poèmes existe une réciprocité sans faille. A lire ce qu’écrit ici Pierre Dhainaut sur la poésie, sur le travail qu’elle nécessite, se dévoile sa générosité, en même temps que transparaissent sa modestie, son humilité. Il suffit de glaner quelques propos pour se convaincre que la poésie est un acte exigeant, que nous lui devons tout: «Du poème espérer un miracle et ne lui attribuer aucun privilège», écrit Pierre Dhainaut. Car pour lui, le poème n’est pas l’unique moyen d’avoir prise sur le monde, il a une épaisseur physique et c’est peu à peu que l’on entre dans son univers qui l’incite à dialoguer avec le réel. Pierre Dhainaut déclare: «Un poète livre assurément le meilleur de lui-même avec le don du poème, lorsqu’il sait enfin que sur le poème le don l’emporte.» D’où cette sensation d’abandon du poème à sa légèreté, à sa liberté, à son caractère éphémère: «le poème, lui, n’est que l’empreinte d’un battement d’ailes, dans l’air, dans l’air libre», définition qu’un sage oriental n’aurait pas désavouée. A ce regard sur la poésie s’ajoute cet autre qu’il porte sur les paysages familiers du Nord sans cesse fréquentés, comme le pays des Moëres d’abord connu par le livre de Jean Laude: Les Plages de Thulé, ou le Cap Blanc avec lequel Pierre Dhainaut prend conscience du temps, sent affluer «la nostalgie».

Sur les poètes, Pierre Dhainaut fait part de ses réflexions: Kenneth White, Jean-Claude Renard et Jean Malrieu dont il fut très proche, mais aussi sur des peintres. Ainsi c’est à de Staël qu’il consacre le plus. Staël dont Pierre Dhainaut aime la lumière qui auréole ses tableaux et dont l’œuvre «n’a rien de désespéré», malgré la tragique fin de l’artiste. De même il voit dans les aquarelles de Manessier réalisées dans la baie de Somme le monde «rayonner».

Quant à ses petits-enfants, Pierre Dhainaut leur voue une infinie tendresse et il évoque leur émerveillement en face du monde, en face des mots, ces enfants qui sont pour lui une occasion de saisir l’instant lorsqu’il écrit si justement: «nous devons pour eux, avec eux, consentir au temps, saisir l’instant irremplaçable.»

Carnet de bord d’un poète, d’un homme qui ne s’affranchit jamais de la réalité, qui exprime avec émotion, sincérité son intériorité, Au-dehors, le secret dit la confiance que Pierre Dhainaut entretient dans la vision poétique du monde auquel les mots redonnent son sens, en justifient la présence.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, août-septembre 2005, n° 916-917)

Ernest Delève ou « La parole dans l’espace… »

« Kakos est mon île ma résidence mon phalanstère
chaque page de ma voix
traversée par les balles de la misère humaine ».

Christophe DAUPHIN (L’Abattoir des étoiles).

Là-haut j’aurais voulu vivre longtemps sans redescendre… Ainsi s’exprimait Ernest Delève dans le poème ‘Notre Tour’[[Recueil : La Belle Journée – Éd. Georges Houyoux ; coll. de la Tarasque – 1953.]], imprimant sa voix dans l’espace et dans le double sillage Rimbaud-Éluard. De l’auteur du ‘Bateau Ivre’ il retiendra la nécessité de la Révolte ; de celui de Capitale de la Douleur : le ciment de l’amour fraternel.

Des ‘Tours’ ou de ‘Kakos-Utopia’ on peut discourir à perte d’infini puisque la poésie est avant tout ‘parole dans l’espace’[[Allusion au prix du Club d’essai de la Radiodiffusion Française : ‘La Parole dans l’Espace’, décerné à la fin de la guerre au poète belge Ernest Delève pour son long poème en hommage à Hiéronymus Bosch – peintre prisé des surréalistes – (Parmi les membres du Jury figuraient Paul Éluard et Jean Tardieu).]] , cet espace qui a englouti Delève jusqu’à l’oubli mais nous le restitue aussi, çà et là, au détour du temps, tel un astre fugitif nimbé d’un éclat exceptionnel.

On sait bien des poètes dont les œuvres sont inversement proportionnelles en qualité, comme en quantité, aux gloses abondantes et érudites qu’elles ont générées. C’est un phénomène connu. L’explication de cette bonne fortune réside souvent dans l’opportunisme de l’auteur lui-même, dans sa constante application à se préoccuper de sa notoriété et de sa postérité, autant que dans l’engouement d’une certaine catégorie de critiques pour le moins complaisants. On peut ici affirmer sans crainte que tel n’est pas le cas d’Ernest Delève si discret, si peu soucieux (trop peu) de la publication et de la pérennité de ses écrits. Il est de ces « horribles travailleurs » de l’âme que désignait, en s’y associant, le Voyant de Charleville. Les paysages que traversa Delève – leurs échos sur sa fine sensibilité – ne sont pas sans parenté avec les lieux où vécut le météore maudit des Lettres françaises. Ainsi les maisons, celle d’Ixelles, faubourg de Bruxelles où il naquit le 13 octobre 1907, celle plus tard du quai des Briques, près de Vilvorde, ne font-elles songer aux demeures de la famille Rimbaud dont celle du quai de la Madeleine, au bord de La Meuse ?… J’habite les reflets d’un vieux canal qui tremble / Fenêtres sans rideaux faites de frissons d’eau… écrivait Delève dans son célèbre poème ‘Nocturne’ (La Belle Journée) où l’on peut également trouver des accents proches de ceux du ‘Bateau Ivre’ : On a levé le pont pour que le soleil passe / L’Horizon comme un mort laisse un monde d’encens (…) Comme un coucher de voiliers noirs au fond des eaux / La nuit n’a plus de mâts pour promener ses lampes / On tend partout des chaînes dont sonnent les anneaux… // C’est la nuit le canal rêve déjà plus haut / Des noyés de naguère atteignent la surface… // On ferme les yeux le temps d’y voir plus clair / On ouvre les yeux le monde est transformé… // Ces fleuves sont unis où l’homme en lui les mêle / Pour t’embellir ô nuit d’un pavillon rebelle.

Cependant, la ‘rébellion’ de Delève est – et restera – d’une autre nature. S’il conçoit la nécessité d’une étape initiale, celle de la tabula rasa, on sent très vite que le ton de ce texte fondateur est celui du poète altruiste… Le ‘je’ de Delève n’est pas seulement recherche de ‘l’autre soi-même’, d’un ‘moi’ idéal au fond de l’inconscient – ou sa projection, dans une conscience supérieure – mais de ‘l’autre’ tout court son semblable, son frère humain. S’il décape les mots et en fait sauter les aspérités, s’il les rapproche pour créer des images fortes (et partant, dégager des ‘idées-force’), c’est pour en faire des pierres fraternelles destinées à entrer dans l’édifice commun, c’est pour trouver le chemin le plus rapide entre les hommes. Point de démarche égocentrée chez lui mais le souci et la volonté de participer à la construction d’un monde meilleur où règnerait la concorde universelle. Au Changer la vie de Rimbaud il préfère déjà le mot d’ordre de Marx : Transformer le monde. Un plan d’architecte dont on connaît la suite… On sent très vite qu’il adopte la ligne d’Éluard, se servant du verbe non comme le ‘Voleur de feu’ mais comme un ‘rassembleur d’hommes’ en route vers La Belle Journée, celle de la Cité Radieuse annoncée par une poésie communo-messianique dont il caressera souvent l’utopie sans jamais se départir de sa trajectoire ‘idéale’ plus qu’idéologique, en ce qui le concerne. Le ‘communisme’ de Delève se nourrissait surtout d’un humanisme profond. Il prônait les valeurs essentielles de la démocratie piétinées par la trinité infernale : Hitler-Franco-Mussolini. Il se rangea immédiatement dans le camp de ceux qui dénonçaient la montée paroxystique de l’antisémitisme, des xénophobies, de cette odieuse peste brune qui va trouver son apogée dans le nazisme avec ses infamies et ses barbaries sophistiquées. Nombreux sont ceux qui, à l’époque, se sont tournés vers la Russie de l’apôtre Staline, grand marchand d’illusions s’il en fut, glacial commanditaire de crimes à faire pâlir la moustache d’Hitler !… Mais, nous reviendrons plus loin sur cet engagement ‘à hauteur d’homme’ du poète de Pura Seta.

Ernest Delève, « un des grands poètes de ce temps » a raison d’affirmer Edmond Kinds, son témpoin et compagnon des jeunes années, grâce à qui nous pouvons nous représenter aujourd’hui ce que fut la vie du poète qui, très tôt, avait écrit sur un billet retrouvé : « J’ai choisi la solitude… ». Saluons et remercions au passage le regretté Pierre Seghers d’avoir publié en 1973 le remarquable essai d’Edmond Kinds[[‘Poètes d’Aujourd’hui’ Éd. P. Seghers N° 213 : « Ernest Delève par Edmond Kinds » – septembre 1973.]], devenu désormais la référence de base. Sans cette heureuse initiative, Delève serait probablement resté dans l’oubli où l’injuste sort l’a cruellement relégué. Edmond Kinds, au cours des premières pages, nous situe le décor qui vit naître et grandir le poète en herbe dont la précocité ne tarda guère à se manifester. La grisaille est la tonalité générale de ces paysages du Nord. Villes habillées de brique et d’ardoise, coiffées de ciels fuligineux, résignées dans leur triste vareuse, comme pour ne pas faire offense au sombre labeur des hommes et des femmes enchaînés à leur le quotidien : Gris voilés comme nos vies / Comme nos ciels comme nos eaux… […] Les arbres préfèrent mourir que rester en ces lieux / Les oiseaux échappent à tire-d’aile aux fumées / Et pendant que la ville s’enfume encore et se salit / Pendant que cette pauvre femme se consume et dépérit / Je sais qu’au loin très loin peut-être naît et grandit pour lui plaire une merveille / Une femme peut-être capable par sa beauté et sa santé de résister à l’enfer… C’est là le thème, si cher aux surréalistes, qu’aborde le poète, celui de la ‘régénérescence’ par la femme – avenir d’elle-même et du monde – Delève a retenu la leçon d’Éluard, son maître. Il suffit de rapprocher certains textes pour mesurer, dans le choix des vocables et l’élaboration des images, la dette qui est celle de Delève à l’égard du poète de La Vie immédiate ou de Cours naturel. À l’époque de La Belle Journée(Éluard n’avait-il parlé lui-même de ‘bonne journée’ dans un poème à Picasso ?), Delève lâche cette salve d’espoir : …Un fléau peut-être qui détruira tout pour permettre que s’élève une cité nouvelle / Un enfant peut-être sera plus fort que nous / Un peuple peut-être en qui grandit notre salut à tous. Vision idéaliste, naïve certes, conforme au credo du moment et à l’enthousiasme juvénile de l’assoiffé de justice qu’était ce poète montant.

Delève est issu d’une modeste famille, originaire de Nethen, petite commune proche de la frontière linguistique. Du côté de sa mère, on vient de la petite agriculture. Son père exerce le métier de menuisier. Il fait montre d’un certain talent en matière de sculpture sur bois et possède une clientèle d’amateurs. Dans un poème de Anniversaire du Merveilleux, Delève se souviendra : …menuisier mon père qui aimait les beaux outils brillants les beaux bois façonnés caressés longuement au tampon enivrant dont le parfum trouvait pour se poser mes îles […] Îles du vent corail Madagascar ténèbres Malabar rouge et or de la Chine jaune et grise… Les rapports qu’entretient Ernest avec sa famille son bons. De son père, il héritera du goût de ‘la belle ouvrage’ mais hélas, aussi, d’une santé fragile qui lui vaudra plus tard d’être exempté de service. On vit chichement chez les Delève. Les aléas professionnels, les privations consécutives aux guerres, la toile de fond d’une société qui peine, lui vaudront de connaître une enfance de petit pauvre. L’étiquette de ‘fils d’ouvrier’ lui collera à la peau lorsqu’il entrera à l’Athénée, une institution d’enseignement secondaire dont Napoléon avait été le promoteur (on y était réveillé au tambour). L’intelligence de Delève fera vite de lui l’égal de ses meilleurs condisciples. Il est taciturne mais ne manque pas d’un humour de pince-sans-rire et se montre volontiers facétieux et frondeur. Il aura d’excellents formateurs qui joueront un rôle décisif dans l’éclosion de son esprit. En particulier un certain Etienne, professeur de Lettres classiques, dont Delève retiendra les brillantes explications de textes. Sa méthode consistait à faire fond sur le poème lui-même et sa richesse, sans faire appel au contingent environnant. Ernest Delève fut sélectif dans ses inclinations littéraires. Il privilégiera les Grecs dont Pindare, Eschyle, Sapho qu’il lisait dans le texte. Il se tournera aussi vers des auteurs anglais comme Shakespeare (qu’il aura plaisir plus tard à traduire – comme il traduira Dante tout aussi bien) et William Blake. Pour ce qui fut de son ouverture aux écrivains et poètes français, il a eu comme tout un chacun, selon les époques, ses engouements : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, passèrent entre ses mains au hasard des promenades et des librairies visitées en compagnie de l’ami Edmond Kinds. Il pratiquera aussi les ‘petits Romantiques’ comme Aloysius Bertrand et Pétrus Borel. Il aura sa période ‘Poètes Maudits’ et affectionnera notamment Lautréamont et, bien entendu, Rimbaud, qui lui fera comprendre toute l’importance de ‘l’alchimie du verbe’. Il se forgea ainsi un large savoir et une belle érudition. Il fréquenta un certain temps l’œuvre de Proust, en particulier : Du côté de chez Swann et Les jeunes filles en fleurs, avant d’aborder ce qui fut la révélation : les ‘Surréalistes’, peintres et poètes.

En 1926, il entre à L’Université de Bruxelles, fondée – nous précise Edmond Kinds – à l’initiative d’une loge maçonnique et de son vénérable, Théodore Verhaegen, pour la défense de la libre pensée, à une époque où seule la séculaire et prestigieuse université catholique de Louvain dispensait aux jeunes esprits le savoir en même temps que les dogmes.

Delève y croisera Achille Chavée et Fernand Dumont, les futurs fondateurs du Groupe Surréaliste du Hainaut. De cette époque, dans l’amphithéâtre, datent ses premiers élans amoureux, d’abord contemplatifs et platoniques : chevelure ô blondeur or éclairé de pierres et qui finirent, au cours d’une chaude sortie estudiantine, entre les bras d’une ombre blanche – Aphrodite des rues lépreuses – qui le déniaisa. Elle ne savait pas, comme le fait remarquer Edmond Kinds, que son image fugitive inspirera le poète de ‘l’Ave Maria’ sacrilège de Je vous salue chéries[[Je vous salue chéries – Georges Houyoux Éd. – 1961.]] : Sur la misère une rue scelle les volets du doit et de l’avoir […] Pour occulter les mots banals j’écoutais chuchoter les ombres leurs lèvres de fard commercial vantaient leur bouche nue et sombre […] C’est alors qu’apparut mon ange plus belle que celle du mur était cette vierge de fange roulant ses diamants obscurs / Où mon destin va se cacher pour dépister la grande goule ou mon chagrin va s’étancher à l’heure où naît la vénus soûle / Pour divaguer jusqu’à survivre pour humilier mon désespoir taverne ô reposoir la vierge m’a dit de la suivre…

C’est à cette même époque que Delève va s’enthousiasmer pour André Breton et, parallèlement, pour Hegel et Engels, se concoctant un composé culturel détonant à base d’esprit révolutionnaire surréaliste, de rationalisme hégélien et de dialectique marxiste. Il en découle pour lui que la poésie devient, par excellence, l’arme du langage et se met au service de la cause de l’humanité opprimée. Tout naturellement ses premières tentatives d’écriture poétique vont voir le jour : le N° 2 d’une revue estudiantinne, Le Discobole, publie son premier poème : « L’Ange blond ».

Va suivre une période de grande effervescence littéraire avec, entre autres, la création d’une nouvelle revue (fusion de L’Éphémère et du Discobole) qui s’appellera Au Large. Elle n’eut que trois numéros. Kinds fait observer à juste titre que les premiers écrits poétiques de Delève sont déjà significatifs quant au travail sur l’image. Influence surréaliste, de toute évidence. Toutefois l’expression chez le jeune poète pêche encore par une richesse métaphorique excessive qui confine parfois à la mièvrerie, noyant le meilleur. Mais Delève apprend vite. Il se dégage de la ponctuation et s’oblige ainsi à un rythme intérieur plus rigoureux ; il a retenu la leçon d’Apollinaire. C’est le temps du bouillonnement, des influences multiples et croisées. Sa sensibilité s’irrigue de tous les apports de ses nombreuses lectures. Il cherche sa propre identité, la trouve, la perd sur un chemin semé de doutes. À chaque poète sa quête du Graal. Tout cela était prometteur. Des critiques, qui mirent la main sur la revue Au Large, signalèrent l’auteur de ces poèmes dont l’originalité ne leur avait pas échappé. Mais l’aventure – celle de la publication – s’arrêta net : …plus rien… Pendant trente ans, exactement, Delève ne devait plus publier une seule ligne ! Terrible constat que fait, en ces termes, Edmond Kinds. Ce silence – si lourd de conséquence – mériterait peut-être de faire l’objet d’une analyse. Certains pourront y voir une analogie avec le magistral ‘pied-de-nez’ aux lettres de Rimbaud, d’autres une manière de punition, d’autocensure (la publication considérée comme un luxe trop narcissique à ses yeux ?) ou de manque de confiance en soi et en son talent, le refus d’un ego trop envahissant ou, tout simplement, le souci d’assumer au plus vite son autonomie matérielle et d’avoir un métier ? N’oublions pas qu’il fut contraint de gagner sa vie pour achever ses études de Droit. Je laisse aux spécialistes le soin de faire des incursions posthumes dans l’inconscient delèvien. Je note que Kinds ne se perd pas en conjectures sur le sujet. Il prend acte de la chose. Il faut dire que si Ernest Delève ne publie plus rien à partir des années trente, il continuera d’écrire et d’accumuler des manuscrits.

En 1931, son doctorat en poche, il prêta devant la première chambre de la Cour d’appel le traditionnel serment d’avocat. Durant sa brève carrière de magistrat (elle prendra fin en 1934) Maître Delève se vouera à la défense de la cause des humbles et, comme on dit : ‘de la veuve et de l’orphelin’. Bien qu’il fût sérieux dans l’accomplissement de sa mission, la part passionnée de son esprit était ailleurs. Il écrit en secret. La poésie est l’âme brûlante de sa demeure intérieure.

En 1934, il entre comme conseiller juridique et secrétaire du Conseil d’Administration à l’Industrielle Vilvorde. Son père décède. Delève continue d’habiter le quai aux Briques. La guerre d’Espagne est sur le point d’éclater. Comme tout bon communiste, le poète participera aux organisations de soutien aux camarades républicains. Kinds fait ici mention du fait qu’à retour de Russie, en 1936 (c’était le temps des procès de Moscou), il s’ouvre à son ami Delève de ses appréhensions. Celui-ci n’entend point l’avertissement. La grande question du moment était à ses yeux la guerre d’Espagne non la critique de la ligne idéologique soviétique. En cela le poète – bien qu’il n’adhérât jamais au Parti – fut assez proche des positions d’Aragon.

Et c’est de nouveau la mêlée générale : la guerre de 39/45 et son cortège d’horreurs, l’invasion, la Belgique puis la France occupées, et le black-out. Delève va résister avec les mots, faisant de sa parole poétique sa liberté dans l’espace occulté. Une belle image et je suis heureux ! confiera-t-il un soir à son ami Edmond alors que celui-ci le reconduisait à l’arrêt du tramway.

La nuit, en solitaire, Delève collait sur les réverbères des billets revêtus de messages d’espoir. Leur contenu annonçait la Libération, la Paix, la Révolution. Elle vint enfin cette Libération tant espérée : Une clarté tendit sa toile / De mort à mort et d’ombre à ombre… Seule tache pour le poète : l’Espagne était tombée sous la dictature de Franco.

Et Edmond Kinds de préciser : Delève vivait sa déception. Un jour il me remit un long poème intitulé ‘Hiéronymus’ hommage à Bosch né vers 1450. Un poème clair, clamant son amertume, son indignation. Ce poème-là, il tenait à le voir publié. Je remis le manuscrit à Jean Tardieu, alors directeur du Club d’essai de la Radiodiffusion Française… On connaît la suite. Delève, dont le nom fut mentionné sur les ondes françaises, fut heureux et sensible à cette distinction. Il avait été entendu. Il écrivit une lettre à Éluard mais ne la posta jamais. C’était bien là le caractère de Delève.

À la mort de sa mère il prit possession d’un appartement plus accueillant que la maison du quai des Briques, situé sur la grande voie Vilvorde-Malines. Encouragé par la remise de son prix ‘La Parole dans l’Espace’ il mit la main finale à La Belle Journée et proposa son manuscrit à l’éditeur Georges Houyoux qui, avec le concours d’une subvention de l’Académie et du Fonds des Lettres, publia le recueil en 1953, orné de la belle couverure de Michel Olyff, dans la collection « La Tarasque » créée par André de Rache.

Delève ne nous aurait-il laissé que La Belle Journée, il eût été assuré de figurer dignement parmi les meilleurs poètes de son temps. En effet, les thèmes majeurs de son oeuvre – toujours sous-tendus par son idéal révolutionnaire – sont développés avec un foisonnement d’images-choc à rendre jaloux bien des surréalistes. Le livre se décompose en trois parties : Notre Tour, Hiéronymus, l’Écume et la Lie. Les poèmes s’y déroulent dans l’ordre inverse, fait remarquer E. Kinds.

La guerre est le premier thème abordé par l’auteur. Hiéronymus homme amer peintre de l’homme humilié prend valeur de symbole sous la plume de Delève. Il dénonce toutes les ignominies de Cet enfer à laisser percer sous chacune de nos traces mais il y amorce aussi le deuxième thème, celui de la libération : Une force sereine l’Espérance dans son halo fragile apporte l’aromate… Cette libération est aussi à saisir au second degré. Il s’agit de libérer l’homme par l’art et la poésie dont Delève sait évaluer le pouvoir cathartique, afin de retrouver …ce reflet d’âge d’or qui nous regarde en rêve…

L’éthique révolutionnaire – cet élan individuel et collectif – charpente la création de Delève. Elle est omniprésente, elle se devine entre les mots mais, plus souvent, se déclare. Le poète est un témoin engagé qui lutte pour instaurer la justice et redonner à l’homme sa dignité : … Eviter l’éclair affreux de la discorde / Et célébrer sur la plus haute tour / L’instant sacré quand les bâtisseurs de très haut / Verront tous les hommes semblables / comme des frères / Alors plus rien ne pourra t’empêcher d’exister / O splendide palais de la réalité. On ne peut s’empêcher de songer ici à cette grande aspiration à une Société idéale telle qu’un Jean-Baptiste Godin – architecte du bonheur – l’a rêvée (son ‘Palais Social’) et a eu le courage de réaliser son Utopie sous la forme du célèbre ‘Familistère’…

Cette belle Journée est bien exaltation de la vie : J’ai assez d’amour / Pour supporter la vie, pour renaître des cendres : Vivons à grands coups d’ailes blanches / Nos morts se couvrent d’avenir ; car Delève est avant tout un bâtisseur d’avenir : Nous y trouvons le jour il naît une blancheur / Une larme filante fait trembler l’horizon // Là-bas à l’orient aux terres fortunées / La Victoire s’envole comme une graine ailée. Bien sûr, la beauté dans son rôle fusionnel y est également exaltée. Elle n’est pas pour Delève simple ornementation mais vecteur ascensionnel, aspiration et passage à une existence supérieure : l’ordre de la beauté. Il s’agit d’affiner les esprits et les cœurs, de faire passer l’homme d’un état de conscience à un autre, du plan de l’émotion brute à celui de l’esthétique (ce qu’indiquait si bien Pierre Reverdy). La Journée doit être Belle pour exercer un charme positif sur les hommes et les éloigner de tout ce qui est laid et avilissant. Est-ce à la Poésie qu’il s’adresse dans “Ode à l’Odalisque” : Quand la conscience s’accroît / S’accroît d’autant l’inconscient / C’est la sagesse de ta beauté / C’est la beauté de ta sagesse… ? C’est tout naturellement l’image, l’image-connaissance, qui s’impose à Delève et devient sa ‘force de frappe’, son outil privilégié pour faire sauter la gangue des apparences et pénétrer au cœur des choses. Si Le poète recueille l’or de la belle Journée – à l’instar de Breton qui cherchait ‘l’or du temps’ – il lui faut une batée appropriée. L’image lave la réalité de toutes les scories qui empêchent de voir les pépites de la vérité étincelante et nue. Et les images de Delève sont puissantes et nombreuses : J’ai des ombres qui lessivent / Dans les étoiles des lavoirs… ; Le soleil au balcon est heureux dans sa cage ; ou : Le lac dormant dans les yeux donne assez de lumière / Pour faire fleurir nos profondeurs / dans les coins de la chambre… ou bien : À chaque fenêtre on verra / Une épave humaine prise / Dans les rets d’un vitrail d’art… ou encore : Ô mains heureuses du potier / Qui tiennent le mouvement des hanches / Pour amoureusement façonner cette Belle Journée… et ce vers : Un oiseau chante dans le poing du silence, etc.

Le thème de la fraternité occupe une large place, comme il se doit, chez ce poète noblement engagé. Il n’oublie pas sa dette envers Éluard, son aîné, poète fraternel qui chantait : Nous parlerons ensemble un langage sensible… Delève, sur le même registre, et dans le poème ‘Les Yeux’, clame : …Bleus à notre niveau / Bleus ouverts par les femmes / Bleus à la façon humaine / Bleus joyaux du règne de l’homme… […] Noirs de mine que sonde la lampe que je cherche / Noirs d’ouvriers aveugles travaillant sans relâche / A cacher les secrets que je dois découvrir… Delève rêve d’un bonheur partagé : On se regardait dans le blanc des yeux pour se voir purs. On se saluait par ‘Bouche que veux-tu ?’ Tout le monde se faisait des châteaux partout, même en Espagne… (Cocagne). Il ne lui échappe pas, et il nous le confie dans un élan rousseauiste quelque peu naïf et touchant, que la ville peut devenir un lieu de corruption et de malédiction (car le capitalisme, pour lui, y sévit plus qu’ailleurs !). Il lui oppose donc la Nature et a le cri que nous savons : Les arbres préfèrent mourir que de rester en ces lieux…, auxquels il substitue un décor qu’il appelle de ses vœux : Bleus entre le ciel et le bleu de nos eaux […] Bleus à la façon humaine / Bleus joyaux du règne de l’homme et ajoute pour nous en convaincre : J’ai un émetteur de mirages…

Considérant ce chantre de l’amour fraternel et de l’amour tout court, nous en venons naturellement à évoquer la femme qu’il sacralise et dont la place est centrale dans son œuvre. Elle est l’amour incarné, salvateur, purificateur. Elle est la rédemptrice, la médiatrice vers ce monde à venir que le poète éluardisant incante et auquel il aspire de tous ses vœux. Il est curieux de constater que la déferlante du communisme de ces années, à la charnière du XXe siècle et à la solde de Moscou, a produit des générations de militants – matérialistes athées – devenus paradoxalement des idolâtres d’une nouvelle religion : le Stalinisme. Delève n’a pas échappé à ce mirage : Vivez à grands coups de faucille / Vivez à grands coups de marteau… et encore, dans ‘La statue qui nous reste’ : Un peuple peut-être en qui grandit notre salut à tous… Des images surgissent dans notre mémoire, issues de ces films de basse propagande, où l’on nous montrait des femmes russes moissonnant joyeusement dans les champs, nous offrant leur clair regard et, sous un foulard, leurs cheveux de blé, leur éclatant sourire, fruits d’un bonheur promis aux inconditionnels de l’internationale et du nouveau genre humain… Vision idyllique qui a bercé bien des consciences – et non des moindres – de cette époque.

Ce qui compte, en définitive, n’est pas la récupération infâme d’aspirations pures mais que l’homme garde précieusement ce rêve au cœur – celui d’une humanité meilleure et d’une concorde universelle. À l’échelle de l’âge de la Planète, le genre humain est jeune et très imparfait, Et nous tombons toujours au fond de nos abîmes, constatait Delève qui ne manquait pas de lucidité mais préférait être un ‘éclaireur d’avenir plutôt qu’un défricheur de sentiers battus’!

La femme que célèbre le poète n’est pas celle d’un cliché politique mais ‘avenir de l’homme’. Elle possède L’art d’être la faiblesse / Qui met la force au monde. Et puis… et puis, il y a l’amour sensuel, l’amour-vertige, l’amour-passion de celle entrevue, que l’on n’aura jamais et qui garde cette ‘aura’ et se confond avec la poésie, La poésie qui se fait dans un lit comme l’amour[[La Route de San Romano – André Breton, 1948.]] , sous la lampe éternelle d’un rêve d’absolu et que Delève a fixé dans ces vers :

Je n’ai pas oublié la patiente incendiaire
Celle qui le soir tout à coup se met nue
Sa fenêtre éclairée est le miroir ardent
Où s’embellit le feu qui brûlera la ville

(“Lampe” – La Belle Journée)

Quelques années plus tard Ernest Delève se montrera plus critique à l’égard de La Belle Journée, de son lyrisme généreux, de l’emploi excessif de vocables parfois grandiloquents : ‘Victoire’, ‘Justice’, avec des majuscules. Il n’en demeure pas moins que ce livre est fondateur et révèle l’originalité du génie poétique de son auteur.

Au terme de cette bien incomplète approche de sa première publication, il convient de laisser la parole au poète lui-même. Voici le propos éclairant qu’il tient dans son prière d’insérer : Si la raison établit un rapport entre deux idées pour obtenir une troisième idée que l’on appelle un jugement, vrai ou faux, l’imagination, elle, établit un rapport entre deux images pour créer une troisième image, valable ou non. Cette image ne sera valable que si elle réussit à être la synthèse de ce que les deux images primitives contenaient de progrès virtuel, de germes perfectibles, de tendances vers le mieux, vers l’excellence, vers une existence supérieure dans l’ordre de la beauté.

Ernest Delève sera peu concerné par la sortie de son recueil et négligera même le service de presse. Il vit en réalité un drame sentimental sur lequel il restera très discret. Il a une liaison avec une certaine S. mais qu’il ne pourra épouser car elle était catholique et issue d’une famille d’un rang social supérieur au sien. À cela vient s’ajouter un appel anonyme semant des doutes quant à la fidélité de cette femme. La chose, qui ne fut pas avérée, prend cependant des proportions telles que Delève se mine et en tombe malade. Désormais quelque chose s’est brisé en lui dont il va garder une profonde blessure. C’est sous ces sombres auspices que verront le jour ses deux recueils suivants : Je vous salue chéries et Pura seta, respectivement en 1959 et 1961.

Il me paraît opportun de retranscrire ici deux passages éloquents, extraits des prières d’insérer des deux ouvrages :

Pura seta : Voici des poèmes où tout est saisi au moment ‘exquis’ de la prise de conscience du conflit à surmonter pour que le beau désir ne soit pas sacrifié et réduit à ne plus être qu’une humiliation secrète, profonde. Dans ce recueil on voit le désir battre l’obstacle pour conquérir son bien : Tout ce que l’amour peut sauver.

Je vous salue chéries : …un seul miroir où apparaissent successivement les deux faces de l’amour, l’une l’avilie, engendrant l’autre, la merveilleuse. […] Il s’agit de l’amour humain qui peu à peu prend conscience de ne pouvoir se réaliser complètement que si l’amour règne sur la terre. […] Ajoutons que ce livre est aussi un hymne enivré par une BEAUTÉ NOIRE.

Ernest Delève mettra deux ans avant de sortir de son gouffre pour nous donner ces deux recueils qui portent les stigmates de son calvaire intérieur. Il a travaillé d’arrache-pied (et sur trois recueils en même temps), essayant de surmonter sa souffrance et de sublimer son éros déçu. Il recrée son amour exaltant une femme nouvelle, merveilleuse, conforme à ses aspirations : Cette femme je l’ai créée elle est à moi / Trop belle maintenant pour les régions d’en bas / Œuvre d’art qui me rend la force et la santé… Il affirmera également : L’art est le réel lancé par l’imagination dans un devenir infini. Sa parole désormais transcendée, délivrée de la pesanteur du mal qui le minait, va retrouver sa véritable perspective dans l’espace poétique qui est le sien : Et ta poitrine où la soie pure / Donne des fruit à l’avenir… peut-il enfin s’écrier, son désespoir vaincu et reconquise sa joie de vivre.

Je vous salue chéries signe à la fois l’équilibre moral retrouvé et l’aboutissement de l’art personnel de Delève, en particulier dans le poème au long cours ‘Entre toutes les femmes’ : hymne enivré par une Beauté Noire, qui est certainement un des plus beaux poèmes de l’année 1961. Un chef-d’œuvre absolu, nous dit Edmond Kinds.

Ce sera enfin pour Ernest Delève la grande reconnaissance. Il aura ce mot, d’une lucidité bien à lui, traduisant à la fois sa satisfaction et le regret d’une consécration quelque peu tardive : Mon nom grandit, grâce à des poèmes d’amour au moment où je deviens un petit vieux.

Les Lettres Françaises – son hebdomadaire favori – vont le mettre à l’honneur. René Lacôte y salue la parution de Pura seta que lui avait fait remettre Aragon. Suivront de nombreuses critiques et des éloges[[Edmond KINDS, en 1963, dans le N° 9 de la revue Le Thyrse, notera : Il y a apparemment dans sa poésie deux veines : un lyrisme personnel d’une rare pureté, et l’âpreté d’une révolte fondamentale.
En avril 1972, le N° 24 de la revue Poésie 1 : La Poésie Française de Belgique, consacre quelques pages à Ernest Delève. On y trouve des indications bibliographiques suivies d’extraits de critiques signées de M. Thiry et A. Doms. Figurent également le poème ‘Avoir’ et un fragment de Je vous salue chéries.]] signés entre autres de Franz Hellens, de Marcel Thiry, ce dernier évoquant, à propos de la pièce centrale du recueil, le Cantique des Cantiques. Quant à André Doms, dans son anthologie Bruxelles Poésie publiée par ‘ l’Arbre à paroles’, il analyse l’œuvre de Delève en des termes fort pertinents : … la splendeur salvatrice de l’amour qu’apporta au poète certaine beauté métisse dont on ne sait rien sinon l’apparition, toujours bien bretonienne et très réelle ; ce surgissement d’une ‘hostie noire’ (selon Sedar Senghor) déclenche une purification dans le temps même où la société de l’argent poursuit sa corruption ; voilà certes du rousseauisme, voire une démarche baudelairienne […] l’amour d’un couple se fond dans une manière d’unanimisme passionnel.

C’est au cœur de sa période la plus sombre – Descendre / Descendre jusqu’au fond pour ne pas s’effondrer… –, alors que vacillait sa santé (accès de fièvre, insomnies, troubles auditifs pénibles : acousmates, – crises de mélancolie), et qu’il était sans emploi et fort impécunieux, que Delève a atteint l’acmé de son œuvre. Delève-Orphée accomplit sa descente aux enfers à la recherche de son Eurydice : ‘chérie’ entre toutes les ‘chéries’ qu’il salue, Femme d’entre toutes les femmes. Elle surgira sous divers visages, se métamorphosant pour, au final, se transsubstantier dans le cœur du poème : l’hymne delèvien, sa pierre philosophale, produit d’une alchimie de l’amour sublimé – Beauté Noire, obsidienne étincelante :

Hanches battantes comme un cœur hanches montant vos
longs calvaires je vous ai suivies naguère dépareillé par
le malheur
Ma vie était décomposée par un désespoir pris au prisme arc-
en-ciel de mauvaise plaie ma fin en quelques lignes
Quelques ratures colorées sur l’écran d’un texte fatal d’une
lettre atrocement vide je n’avais plus assez d’éclat
[…]
C’est alors qu’apparut mon ange plus belle que celle du mur […]
Ô toi qui es de race noire comme la fée de la lumière que
l’éblouissement fait voir splendidement sous les paupières
Hymne du soleil excessif qui chante l’ombre et la fraîcheur
Comme l’amant chante l’amante canéphore de la saveur
[…]

Dame de vie tu m’as donné cette révélation sublime de
l’inouïe réalité
Créant en moi le culte intime où tout ce qui m’avait quitté
revient pour recevoir la grâce du mauvais rêve qui s’efface
[…]
Je vois je vis je suis d’accord le signe pur d’intelligence du
réel séduisant le rêve du hasard enlaçant la chance a
cessé pour toujours d’errer
T’aimer c’est creuser son trésor te voir le découvrir à deux
C’est même trouvaille réelle c’est même désir lumineux qui
s’embue et s’achève en perle quand on se cherche au
fond des yeux
[…]
Je n’ai pas perdu l’équilibre j’ai résisté et j’en suis ivre
ô grand air de la joie de vivre
[…]
Alors beauté tu es venue […]
Tes yeux jardins construits autour d’un sourire mieux dessiné sur le
bonheur salive effaçant le malheur lèvres nourrices des désirs
Tes lèvres commençant à dégrafer ta chair tes yeux et leur
parure nuptiale de lumière
[…]
Noces venant de loin tentation de Saba à la robe velue fendue
de haut en bas
Fleur comme celle du corail au ventre des navires
Naufrage pour forcer l’île élue à s’ouvrir cette île où est l’accès
du bonheur sans mélange
[…]
Sirène noire aux dents de sel nous voilà échoués pour mille et
une nuits sur la première page toute blanche…

Dans cet hymne aux longues amplitudes océanes où le fruit de la sensualité ‘se fond en jouissance’ de vie, où l’amour est célébré dans les plus hautes harpes de l’inspiration, Delève se révèle frère des poètes au grand souffle, comme le furent un Senghor dans Hosties noires ou un Rabemananjara dans Lamba.

Fera suite un autre écrit, Pour apaiser la faim de loup des mots nocturnes, que l’édition refusera ; peut-être à cause des allusions politiques trop marquées… Delève se montrera lui-même assez critique sur les textes de ce recueil dont il regrette le manque de fougue, de passion. Il s’en ouvrira à Kinds.

Le poète nous donnera encore un beau témoignage de son génie avec L’Anniversaire du merveilleux qui demeure inédit et contient cependant de très belles pièces.

Delève retrouvera enfin une occupation stable grâce au service des Bibliothèques Publiques du Ministère. Il s’était déjà vu attribuer en 1961 une ‘bourse de travail’ par le Service des Beaux-Arts et des Lettres du Ministère de l’Education, ce qui lui avait permis de s’adonner, la conscience en repos, à sa création et de prendre quelques vacances sur la Côte d’Azur. Son quotidien s’était adouci.

La dernière phase de sa vie fut encore consacrée à l’écriture et à la réflexion sur la poésie On en trouve trace dans les lettres qu’il adressa à son ami Edmond Kinds.

Ernest Delève s’éteindra le14 juillet 1969 succombant aux complications d’une bronchite chronique à laquelle la cigarette n’était pas étrangère. Dans un carnet qu’il a laissé, on a retrouvé cette note sous la forme d’une question : Poésie : un reste de soleil au fond d’une fenêtre ou un germe de soleil ?

Ainsi et pour toujours s’identifiait le poète aux « reflets d’un vieux canal qui tremble ».

Ernest Delève, éternel insurgé, notre frère en mal d’Amour-idéal, en mal d’une Cité Radieuse où règnerait l’harmonie suprême entre les hommes… Delève, ‘chu d’un désastre obscur’, tel le poème, lave refroidie sur la page et que consume intérieurement ce feu inextinguible, celui qui transmute le plomb du quotidien en or – lumière de ta Belle Journée – nous te saluons ici, poète et te rendons la parole, celle de ton verbe créateur d’espace.

©Jacques Taurand

(Étude parue au n° 19 de la revue Les Hommes sans épaules, premier semestre 2005)

Jean DUBACQ : Tous les absents possibles (Folle Avoine, Bédée, 2001)

Ces absents, Jean Dubacq les convoque et les réunit à l’instigation d’une émouvante épigraphe valéryenne, dont il a su non seulement goûter, mais aussi propager, magnifier et illuminer pour nous, de ses poèmes, la saveur et le sens premiers, la bienveillance un peu cruelle et l’humour mélancolique. Absents, les siens, qui sont aussi les nôtres dans la rumeur, parfois déchirante, de toutes nos mémoires rassemblées : le frère, la vie, le poème, l’ami, le temps, les amours, les morts… L’évocation se fait souvent précise, charnelle, puis la distance de temps et le mauvais automne viennent embuer le regard : Les flocons poursuivaient en vain les traces appauvries de tendres fantômes. Partout cependant, des images d’autant plus admirables de netteté et de pertinence qu’elles unissent, comme les surréalistes l’ont souhaité à bon droit, mais ici sans nul arbitraire, les réalités a priori les moins conciliables : le robinet pleure/ les petites carlingues/ des gouttes d’eau. Le poète nous offre même des esquisses d’allégories, parmi les mieux venues qui soient : Serions-nous des couturiers découpant dans le papier le plus fin des patrons de la personne humaine à pendre à quelque fil, à hauteur de souffle, pour que la moindre parole les agite d’un vent de brise ou de tempête ?

Le livre est à deux pentes : aux poèmes de toute une vie, qui composent la première montée, répondent à la fin, sous le titre Les tares héréditaires, les onze proses d’un second versant, jeu de miroirs doubles dans la mémoire et jeu d’échange entre jumeaux. Chaque souvenir personnel éveille la résonance qui lui sied vers un archétype homérique, mais aussi bien stendhalien ou proustien, et ceci – faut-il l’ajouter ? – sans la moindre révérence académique : avec naturel, les frontières s’effacent entre les mythes fondateurs et l’ample vécu de l’expérience.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)

PIERRE DHAINAUT : Paroles dans l’approche (L’Arrière-Pays, Auch – 1997)

Paroles dans l’approche : il y a derrière ce titre, simple et médité, beaucoup de la pensée du livre. La parole de Pierre Dhainaut, d’une intériorité qui n’est en rien clôture ni repliement sur soi, au contraire nous la sentons avant tout tributaire des êtres et des « choses », dont elle ne cesse de nous enseigner le chemin et, justement, l’approche :

Nous pencher sur le sable à marée basse
et ralentir et suivre pas à pas ces lignes sinueuses,
ces taches grises, entre les détritus de toutes sortes
où l’écume a séché, est-ce une limite
que montre la mer ? Ce qu’a écrit la vague imprévisible,
à nous de l’épeler.
[…]

Donc, un devoir de déchiffrage, étayé par la foi dans les pouvoirs du langage (Rien ne nous manque,/ rien ne semble étranger pour la langue attentive/ qui réunit le large à la mémoire/ et le mystère à la respiration d’une heure matinale) et surtout par cette faculté d’empathie, plutôt rare chez les poètes, par laquelle l’observation de l’autre se fait intellection profonde, devient vie en autrui. Ainsi, parfois, le regard s’est-il posé sur les vieillards (Ils n’obtiennent de paix qu’en leurs yeux clos,/ leur aube est si étroite) et, le plus souvent, sur le très jeune enfant : celle-ci, rieuse de fouler le craquement des feuilles mortes dans ce matin consacré à la lumière, ou encore sans retard à l’unisson de ce qui vient, quand elle s’apprête à découvrir l’arrivée de la neige, qu’elle ne connaît pas encore ; et ceux-ci, livrés à la nuit et à ses frayeurs, et retrouvés immobiles, debout/ à l’avant du berceau […] la peur en eux plus ferme que la nôtre,/ nous les aidons si peu/ à reprendre souffle et si peu de temps. Et ceux-là encore, d’un autrefois lointain, qu’enfante le souvenir de leur chant dans le si beau poème d’une futaie :

[…] sous les arbres
où les oiseaux commandent aux lumières,

[…]
serions-nous essoufflés une journée complète
à nous tenir à hauteur de leurs lèvres,
nous quitterons très tard la forêt parturiente.

La parole, tout au long de ce recueil, n’est pas moins attentive à tous les jeux des éléments et du paysage, au vent, aux goélands, à l’alouette, aux hirondelles quand elles partent/ comme les enfants dans leurs rondes/ aux cris infatigables. Ce livre est à lire sans faute, et à garder tout près de soi pour y revenir souvent, les richesses ne pouvant s’en découvrir que peu à peu, dans la lenteur de l’approche.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 132)

LA MAYE, Jacques Darras (1/nuit – 3 cailloux, Amiens, 1988) ; LE PETIT AFFLUENT DE LA MAYE, Jacques Darras (1 nuit – le cri, Bruxelles, 1993).

La Maye n’est qu’un modeste cours d’eau : vérification péniblement faite sur la carte Michelin 52, où elle a la malchance de couler en limite de la carte 51, elle compte peut-être une quarantaine de kilomètres de long. Comme, toutefois, grossie d’un petit affluent, elle se jette directement dans la Manche – en Baie de Somme, à l’extrémité sud du Domaine du Marquenterre –, elle peut en toute légitimité revendiquer l’appellation de fleuve côtier. Ne lui a-t-on pas, d’ailleurs, reconnu assez d’importance hydrographique pour lui faire alimenter un canal, le Canal de Maye précisément ? Voilà donc pour la géographie. Pour l’histoire, elle arrose Crécy – et cela n’est pas rien. Pour la poésie, elle appartiendra désormais à Jacques Darras qui, d’en être l’autochtone émerveillé, l’a remerciée en en faisant la coulée centrale d’un livre-« fleuve » comme de juste, d’un livre-univers (La Maye, 488 pages ; Le petit affluent de la Maye, 408 pages « seulement »).

De cette abondance de textes, il n’y a pas lieu de s’effrayer. Ce qui pourrait, à une lecture superficielle (et surtout silencieuse – lecture des yeux), passer pour de la prolixité, n’est rien d’autre qu’une entreprise consciente de restauration de la durée pour le poème, dans l’oralité et le rythme français. Où l’on retrouve, une fois de plus, la question de la forme, cette interrogation permanente de l’art en France. Toujours le renouveau du poème y advient dans la naissance d’une forme ; ce que nous dit Rimbaud, dans la lettre du Voyant, reprochant à Baudelaire, qu’il divinise par ailleurs, une forme « mesquine » (!) : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

Bien sûr, le poète, au delà même de son dessein avoué, se laisse aussi emporter par l’intensité d’un double flux : sa nature, dont on devine la robustesse et la générosité ; sa culture aussi, que l’on sait imprégnée de la littérature anglo-saxonne, ancienne et moderne, qu’il enseigne à l’Université, et que, traducteur de longue date de Whitman, Pound, Lowry et tous autres, interlocuteur plus récent de Shakespeare[[J. Darras, William Shakespeare sur la falaise de Douvres, Le Cri & J. Darras, Bruxelles, 1995.]] , il restitue dans un français ferme et savoureux. Darras reconnaît lui-même, avec une nuance de bonhomie et un rien de tendresse, cette interpénétration culturelle dont son poème ressort nullement affadi, mais tout revigoré. Ainsi dans cette correspondance du 18 décembre 1994 :

Énergie « américaine », certes, par longue fréquentation – mais l’un de vos invités me l’a qualifiée de « gasconne » et, au-delà du sourire, j’ai apprécié le compliment. Oui, le poème est pour moi un élan, ce mot unique au lexique français que les Anglais empruntent pour le « rugby ».

On pourrait détailler les procédés d’écriture plus ou moins originaux par lesquels transite le poème de Jacques Darras : par exemple, dans La Maye, le déroulement « synoptique » (pages de gauche et pages de droite, ces dernières parfois divisées en deux colonnes inégales) de plusieurs séries de textes à éclipses et réapparitions périodiques – signalées par le retour de typographies « dédiées » faisant un peu l’office d’un leitmotiv wagnérien ; par exemple encore, le passage par les états les plus divers d’une prosodie, tour à tour éclatée en vers ultra-courts et en vers très longs tirant sur le verset (non-claudélien), et de proses éblouissantes, ponctuées ou non ponctuées ; ou encore, dans l’étonnante dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, le recours à un rythme octosyllabique, très libre sur le traitement vocal de l’e muet. Mais rien de tous ces jeux ne signe vraiment la nouveauté de forme que nous évoquions.

Cette nouveauté, en revanche, nous la trouvons radicale dans l’espace créé par la durée du poème ou, plus exactement, dans l’arpentage de la parole par quoi se forme une succession de paysages à l’infini, à parcourir en très longues foulées. Et c’est ici qu’il faut bien se rendre à cette évidence : le regard n’est pas le même, dont on embrasse dans l’instant le « vélin » d’un sonnet de Mallarmé – joyau tout entier gravé sur l’âme dans le même temps qu’y peut irradier chacune des gemmes le formant – , et que l’on fait courir ou plutôt nager dans le flot de Darras. On ne peut jauger, juger ou simplement goûter le poème de Darras que sur la distance. Un « Vendée Globe » en somme, plutôt qu’une visite à Marmottan.

Sur ce millier de pages, toutes ne sauraient avoir le même poids. Il en est qui peuvent être parcourues seulement pour le sourire, souvent le calembour, pour l’agacement… ou le tam-tam – cette dernière notation dépourvue, faut-il le dire, de la moindre ironie : on pense plutôt à l’Orphée noir de Jean-Paul Sartre évoquant ces poèmes qui se nomment des tams-tams, parce qu’ils empruntent aux tambourinaires nocturnes un rythme de percussion tantôt sec et régulier, tantôt torrentueux et bondissant. L’acte poétique est alors une danse de l’âme…[[Situations III, Gallimard, Paris, 1949, p.253.]] Mais beaucoup d’autres de ces pages, pour nous, sont irremplaçables.

Au premier rang, trop subjectivement peut-être, nous élisons les poèmes de l’onde, tous ceux que traverse d’abord l’humble flot de la Maye :

maye, petite maye, petite flèche d’eau coulant dans la craie des batailles, nul arc, nulle arbalète gênoise ne t’a tendue mercenairement vers l’anglais, tu entres simplement dans la tourbe des noms, des fougères, ponctues l’angoisse du courlis d’une phrase limpide, t’envoles à heure fixe avec la mer dans la réserve des marées, petite arche voyageuse, voûte vive, petite arche errante sans autre relique qu’un reste d’eau, qu’un inépuisable reste d’eau soluble, qu’un insoluble chemin d’eau qui nous semelle l’âme.

Puis viennent ceux que la Maye, multipliée en esprit, transmue en déploiement des plus vastes flux – nombre de ces poèmes sont des fleuves whitmaniens et, comme tels, ils arrivent à la mer, à l’océan planétaire, à l’élément liquide avec lequel Darras entretient une irrépressible affinité. Mais il y a aussi l’arbre, image et symbole : arbre du fleuve, des rivières et de leurs affluents, arbre du sang dans notre corps, arbre parfois solitaire, dressé sur le ciel, mais surtout peuple innombrable et unanime (les arbres de la forêt n’ont pas d’existence singulière) auquel Darras nous initie dans un poème de haute futaie, au titre opportunément polysémique : usages de la forêt (sixième « chant » de La Maye). Et partout, des « morceaux » inoubliables : au début de La Maye, par exemple (p.12), une très héroï-comique, paléonto-humoristique et néanmoins émouvante page inspirée par la figure puissante de l’Abbé Breuil ; ainsi encore (p.153, position du poème), une fine satire, sans méchanceté, de la création poétique. Puis, ce testament à la Villon, ce roman plié en huit (l’octosyllabe !) : la dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, où l’auteur trouve en lui-même, dans son propre corps, dans ses os et, bien sûr, avec les nôtres, les chemins mystérieux d’une évolution darwinienne ; il s’y donne tout loisir de contracter nos lointains paléontologiques et notre passé immédiatement historique, notre présent prosaïque, notre devenir onirique… Ce ne sont là qu’échantillons que nous croyons représentatifs, tirés de cette œuvre protéiforme, grande parlerie d’un baroquisme parfois outrageant, le plus souvent fascinant, où le modernisme de l’apparence ne fait pas oublier la « villonelle » dont fréquemment pointe la source, ni la rhétorique rabelaisienne ni les réflexes rimbaldiens, ducassiens, – peut-être même surréalistes, en dépit des dénégations probables de l’auteur.

En tout cas, cette modernité-là, malgré certains tics ou affectations d’époque qui parsèment l’œuvre, s’oppose, nous semble-t-il, à celle de la déconstruction et du nihil : nous la sentons profondément restructurante ; et l’on pourrait appliquer à Jacques Darras, en en transposant les termes dans l’ordre poétique, un jugement semblable à celui qu’exprimait Strawinsky en 1931, après l’audition d’une nouvelle cantate de Hindemith : Cette composition d’une grande envergure offre, non seulement par ses dimensions, mais aussi par sa substance et le caractère varié de ses parties, une excellente occasion d’approcher la personnalité de son auteur, d’admirer son généreux talent et sa brillante maîtrise. L’apparition de Hindemith dans la vie musicale de nos jours est un événement heureux, car il représente un principe sain et lumineux parmi tant d’obscurité.[[Chroniques de ma vie, Denoël et Steele, Paris, 1935, tome 2, p. 174-175.]]

Aux lecteurs que n’effrayent pas les explorations au long cours, nous prédisons avec confiance l’heureuse traversée.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)