Pierre GABRIEL, L’Oiseau de nulle part, illustrations de Marie Legrand, (L’Idée bleue, coll. Le farfadet bleu, 2005, 48 p., 9 €)

Poèmes pour l’enfance : c’est là un genre bien redoutable, une marchandise finalement assez suspecte ; à côté de quelques indéniables réussites, combien de ratages où l’ambition de retrouver ce qu’il est sottement convenu d’appeler « une âme d’enfant » a fait manquer le coche, soit par pure niaiserie, soit – pire encore – par le calcul rusé des fausses naïvetés.

Mais ici, on est bien loin de ces sortes de tromperie. Les poèmes que nous a laissés Pierre Gabriel, à la suite de ceux du Cheval de craie publiés de son vivant dans la même collection, sont de l’or pur : on n’a pas cherché à « se mettre à la portée de… » ; on a seulement senti que descendait là une parole commune, dont tout l’humain reste une enfance. Et c’est donc à bon droit que figure en quatrième de couverture, cette mention non déceptive : Pour lecteurs à partir de 5 ans et jusqu’à plus que centenaires.

Prenons au hasard un seul exemple. Voici, page 13, sous l’intitulé Le brouillard, le début d’un poème qui s’adresse à un « toi », mais sans la moindre sollicitude paternaliste. Le poète ne se penche pas vers son lecteur, il ne lui fait pas la leçon, il partage de pair à compagnon :

Soudain, tu n’es plus de nulle part,
La terre a perdu ses couleurs.
En vain tu ouvres grands tes yeux,
Le monde a cessé d’exister.
Et te voici errant comme un fantôme
Entre ces murs de brume qui t’enserrent.

[…]

Faut-il faire grief à cette poésie de tenter, par les thèmes et par le fond lexical où elle puise (village, hirondelle, grenier, margelle, épouvantail, feu de la Saint-Jean…) de perpétuer l’empreinte désuète d’une tradition paysanne dans l’imaginaire d’une enfance irrémédiablement urbanisée ? Nous ne le croyons pas, et nous pensons au contraire qu’on sacrifie bien assez, par ailleurs, aux « monstres froids » de l’actualité.

C’est donc un petit livre à offrir sans hésiter, d’autant qu’il est admirablement illustré pour le plaisir et l’intelligence des yeux.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Pierre Gabriel: Entre le feu et la cendre

Pierre Gabriel fut un poète discret qui, né à Bordeaux en 1926, vécut dans le Gers à Condom où il exerçait la profession de distillateur. Il ne fréquenta pas les cénacles, se rendit rarement à Paris, mais, fidèle à un esprit artisanal, publia des années durant une revue de poésie qu’il imprimait sur sa presse à bras: Haut Pays. Il mourut en juillet 1994: il n’eut pas le plaisir d’aller recevoir le Grand Prix du Mont Saint-Michel qui lui avait été attribué pour l’ensemble de son œuvre. Auparavant quelques prix avaient récompensé son talent: le prix Voronca (1958) pour Les Voix perdues ( Subervie ), le prix Artaud (1967) pour Seule mémoire (Rougerie) et le prix Apollinaire (1983) pour La Seconde porte (Rougerie).

L’œuvre de Pierre Gabriel, dont il faut bien s’accorder à dire qu’elle sonne humainement juste, est jalonnée de recueils aux accents singuliers mais que l’on peut scinder, pour la commodité, en deux parties. La première comporte des poèmes de facture classique qui disent l’enfance perdue, le passé encore proche, la solitude, ainsi que l’amour, enfin, à partir de 1972, avec La Main de bronze, se construit une philosophie de la destinée. A cette époque, s’élabore également une écriture qui manie l’antithèse, la dualité dans les termes et qui révèle un homme tourmenté mais refusant le pathétique, adoptant une attitude stoïque en face de notre condition. Cet homme sans Dieu, mais qui, souvent, se réfère à des dieux anciens, livre sa pensée, dit l’ambiguïté de notre destin partagé entre l’absurde d’une mort envisagée sans crainte et le désir que nous avons de maintenir au plus près la vie, une vie qui aspire à l’ éternité. Ce désir d’être au monde, Christian Hubin, dans l’étude qu’il a consacrée à Pierre Gabriel et parue aux éditions Subervie, le souligne par ces mots: Chacun des poèmes de Pierre Gabriel tente de préserver une lueur que déjà la nuit guette, une flamme qui, à peine allumée, vacille sous un souffle noir, mais s’obstine et s’acharne à survivre. Dès lors, comment ne pas suivre l’itinéraire de Pierre Gabriel au long des recueils qu’il a patiemment confectionnés.

Dans Les Voix perdues sont contenus les thèmes à partir desquels Pierre Gabriel développera plus tard ce que l’on peut appeler sa philosophie existentielle. Par ces poèmes est traduite sa nostalgie pour une enfance vers laquelle il voudrait revenir:

De tous les sentiers que la neige efface,
Sauras-tu trouver, au bord du matin,
Le seul où tes pas laisseront leur trace,
Le sentier secret parmi les jardins
Où l’enfant perdu te prendra la main ?

De même transparaît le goût pour rappeler les privilèges de la mémoire, alors que l’on note, déjà, la présence de la mort çà et là évoquée, un thème qui hantera son œuvre et, avec elle, la fuite inexorable du temps: J’interroge le temps perdu, écrit Pierre Gabriel et cette interrogation n’aura de cesse.

Avec Seule mémoire, une voix plus assurée s’élève et une quête commence. Dans ce recueil, la mémoire apparaît comme le facteur qui permet de mettre en lumière des pans d’une existence qui n’appartient plus à l’homme. Avec les rappels parfois dramatiques de la mémoire, Pierre Gabriel s’efforce de nommer ce qui l’entoure, comme pour ne pas disparaître de sa vue, pour ne pas que la nuit l’enferme définitivement. Pourtant c’est bien la mémoire qui conduit le poète vers l’aube et repousse les ténèbres. Instant quasi miraculeux que celui où le présent, qui est la parole dans son immédiateté, et la mémoire se rencontrent. A partir de ce moment, la vie toujours possible, l’amour à venir, sont à la portée du regard:

Je parle, et te parler me suffit à survivre
Si ma vie naît enfin de ta seule mémoire.

Avec la mémoire s’effectue le retour inattendu aux sources de l’enfance et, par conséquent, dans des zones que le temps n’atteint plus, à travers un pays que Pierre Gabriel n’a jamais abandonné et dont la permanence le rassure. Dans ces instants d’exception où, provisoirement, est exclue l’idée de la mort, le lyrisme de Pierre Gabriel témoigne d’une ferveur envers la vie et la terre, d’un bonheur précaire certes, mais conquis dans son éphémère durée:

Je t’offre ce pays, son poids de grappes mûres,
L’ombre d’un homme seul, ici, porte trop loin
Je te fais aujourd’hui le don joyeux du vent.

Mais de tels instants sont rares et le retour à soi fait resurgir la présence de la mort et de ses mystères, tandis que s’affirme la pensée d’un monde privé de Dieu. « …je sens je rôder la mort / Et j’appelle au secours, mais Dieu n’est pas d’ici « . Ce recueil, autant que les suivants, mettent en lumière la quête d’une parole qui nommerait tout, d’un silence qui recouvrirait tout et livrerait la clef de l’énigme en donnant naissance à cette parole. Dès lors on note de nouveau une construction duelle: parole et silence, de même que voisinent l’espoir et la douleur. Cette notion de  » double  » traverse une grande part de son œuvre, traduisant l’incertitude qu’éprouve Pierre Gabriel, le doute qui le caractérise et qu’il n’hésite pas à nommer.

Avec La Main de bronze s’impose une œuvre fondée sur l’interrogation d’un homme sur la destinée, en même temps qu’il recourt à des poèmes aux allures de fables, de récits en prose, un genre qui permet de savoir que Pierre Gabriel fut aussi l’auteur de deux romans: L’Ormeau et Une vie pour rien, ainsi que d’un livre de nouvelles: Le Serpent bleu (Prix Prométhée 1988). La Main de bronze est un des livres majeurs de Pierre Gabriel. Il y décrit le sort de l’homme pris dans un univers qu’il ne comprend pas toujours, un monde dans lequel le juste est abandonné à son sort, enfermé dans un labyrinthe qui ressemble à une prison, martyrisé, condamné à mort: Sur la vitre battue de pluie grondaient de funèbres tambours. Une porte claque. On venait le chercher. On traînerait son corps vidé de sang sur les lieux du supplice. Dès l’abord est dénoncé le sentiment de culpabilité qu’entretient chacun de nous et la révélation de notre faiblesse. Quant à la solitude qui s’affirme, elle provoque la crainte, l’incompréhension au détriment d’une force imposée en face du monde. Il y là des accents pascaliens pour exprimer une philosophie de l’absurde, alors même que Pierre Gabriel avoue que la joie doit être préservée: Taisez, par pitié, cette joie, et ce bruit déchirant du sang qui reprend vie, du monde qui bat la chamade. Au regard lucide du poète n’échappe pas l’illusion de la liberté: Encore quelques pas, et je serai sauvé. Que je parvienne au bout de ce chemin, et je me croirai libre, écrit-il. Mais, dans un dernier sursaut, il refuse de s’abandonner au désespoir et l’interrogation qui clôt le dernier poème de ce recueil en témoigne: Encore un pas. Vers quelle autre lumière ? Chacun répondra à sa convenance selon ses croyances.

Lumière natale continue d’expliciter la philosophie de son auteur et, dans l’expression de sa pensée, on note de nouveau le recours à la dualité qui traduit sa volonté de faire la même part à chacune des propositions. S’inscrivent également dans ces poèmes la manifestation de la mort et la lutte entreprise contre celle-ci, mais aussi la victoire de la vie avec l’acceptation d’une fin qui serait en quelque sorte l’attente de l’éternité:

A chaque souffle, à chaque mot
Notre sursis s’accroît
D’un même écho, d’un souffle égal
Au seuil d’un jour qui n’aura pas de fin.

Pierre Gabriel instaure un monde où il est question d’un dieu ou de dieux mais pas de Dieu, ce que l’on avait déjà noté, alors qu’il s’efforce de préserver la lumière, de savourer l’éphémère, de parier en faveur d’une renaissance pour un cycle sans fin.

Dans La Seconde porte, la méditation de Pierre Gabriel s’approfondit, tandis qu’il poursuit son interrogation sur le sens de la vie et que son écriture devient plus dense, chargée d’un mystère solidaire de sa démarche. De nouveau on note cette dualité de la pensée qui s’exprime par des antithèses: vie-mort, cécité-lumière, mots-silence… Cette dialectique se charge de plus de poids au moment où le poète essaie de concilier, dans une même unité, ces deux formes contraires, de même qu’il s’efforce à l’apprentissage du temps. Dans la fusion de l’éphémère et de l’éternité à laquelle l’homme est promis se résout le dilemme:

Le temps ne brûle que le temps,
Toute parole est sans limites,
L’éternité passe par nous.

Extrait de la nuit initiale, l’homme naît désormais au monde, ébloui par cette naissance qui passe par les mots. Cette révélation de l’unité devant laquelle le mystère demeure, conduit Pierre Gabriel à dévoiler sa vision d’un monde où s’impose l’absolu. Par une poésie ouverte, fidèle à la lumière qui le guide depuis longtemps, Pierre Gabriel situe l’homme au cœur de l’univers, dans l’attente d’une révélation au-delà des temps, certain que rien n’est jamais perdu des paroles, des questions posées.

La Route des Andes a été écrit à la suite d’un voyage au Pérou, terre d’une civilisation qui a consacré la mort des dieux. Au cours de ces errances dans des lieux où perdure encore le souvenir des Incas s’exprime une leçon de vie. Certes la mort est toujours présente, rappelée à plusieurs reprises, mais toujours en parallèle avec la vie qui la précède et lui succède:

Un seul éclair désigne ici
L’éphémère brasier
D’où renaîtra de toute éternité
L’étincelle qui porte vie.

Ce va-et-vient entre absence et présence est incessant, de même que s’affirme le désir de découvrir l’énigme d’une existence jusqu’à présent réduite à des incertitudes. Ce qu’il faut retenir aussi de ce livre, c’est l’évocation de la puissance de la nature qui entretient avec les hommes des liens d’exception. Ainsi la forêt, le fleuve affirment leur grandiose suprématie:

Une autre saison nous enclôt dans la touffeur de la forêt qui parle.
Ici, notre enfance renie ses rites, ses mirages, ses chemins s’astres fabuleux.
Entre ciel et désir, le fleuve s’ouvre à l’étrave des songes,
Son haleine embue notre regard, efface notre voix.

Au cœur de ces paysages Pierre Gabriel comprend que la vie et la mort se confondent et que pareils lieux s’ouvrent sur l’éternité, tandis que la notion de sacré s’impose avec force. Au cours de ce parcours, le poète guette avec espoir l’apparition de la lumière parce que le soleil a toujours été vénéré comme une divinité et également parce que cette lumière est aussi le véhicule de la parole. Dans les villes abandonnées, ruinées qu’il traverse, Pierre Gabriel voit la mort s’effacer au profit d’une renaissance toujours attendue. Sa marche le conduira à la découverte d’un lieu véritable chargé de mythes détenteurs de la vie. Ce sera devant la contemplation des sommets habités par les anciens dieux qu’il comprendra que s’accomplit l’incarnation du temps et de la parole:

Chaque heure naît de notre sang, chaque heure d’avant nous, d’avant même le monde.
Midi aveugle règne. En toute chair vont s’accomplir le temps précaire et sa parole.

Après une ascension à la fois physique et spirituelle, l’homme peut enfin se dépouiller du superflu, accéder à sa délivrance et parvenir à la conquête de soi:

Tu as gravi l’invisible paroi,
Mais la cime se tient au-delà, étincelante et pure à l’instant de la foudre,
Plus haute encore,
Cime plus que jamais.

Dans ces poèmes, Pierre Gabriel exprime avec ferveur l’espoir qui ne l’a jamais quitté de voir restituée à tout être humain la dimension qu’était la sienne. Entre l’homme mythique des Incas et l’homme contemporain s’accomplit une admirable fusion grâce au regard que porte le poète sur cette terre où souffle encore l’esprit de ses anciens habitants.

Le parcours poétique de Pierre Gabriel s’achève avec La Cinquième vérité, recueil posthume, qui reprend les poèmes de La Main de bronze, mais qui contient de nombreux inédits, beaucoup d’entre eux aux allures de récits, de paraboles. Dans ces derniers les symboles employés accentuent une impression d’égarement, le sentiment que tout être humain est conduit à sa perte, tandis que sont soulignées l’absurdité des coutumes, la haine à l’égard des autres: Rien n’a changé en apparence. Ma maison reste ouverte à l’accueil. Mais on m’évite désormais. Je sens peser la haine aux yeux glacés. De même la mort se confond à la vie balbutiante et sans cesse Pierre Gabriel oppose le feu à la cendre afin de suggérer le contraste entre l’illusion précaire et la réalité: Mais de quel feu s’alimente le feu quand toute soif avive notre soif, quand notre chair déjà porte le nom de cendres. Aussi, au cours de ce voyage involontaire, l’homme constate-t-il son désarroi: le monde lui demeure étranger même si les choses s’offrent à lui dans leur fraternelle connivence. Il pèse sur chacun d’entre nous des menaces insoupçonnées qui s’imposent dans leur évidente clarté. Reste la quête de la lumière, fragile espoir entretenu et exprimé sobrement:

Je ne sais rien de la lumière
Qui se cache sous la lumière.

Dès lors, la vie étant ce peu de cendres entre les paumes de la mort, quelle autre solution reste-t-il sinon l’acceptation de sa propre fin sans renoncer pour cela à l’espoir, sinon les mots auxquels le poète s’attache et se rattache avec nostalgie, manifestant une attitude digne à l’image de ce qu’il fut toujours envers l’existence ?

Tout au long de son œuvre Pierre Gabriel a su approfondir sa méditation, étendre son regard dans un double mouvement où la présence et l’absence se côtoient. Toutefois il aura fallu que lui soit révélée la destinée de l’homme pour que la vie et la mort se découvrent l’une à l’autre par le biais de la pensée et des mots. Grâce à eux, Pierre Gabriel accédait à un temps primordial. La poésie l’entraînait alors sur des chemins jusqu’à présent interdits vers lesquels il conduit le lecteur avec lucidité et courage.

©Max Alhau

(Étude parue dans Aujourd’hui Poème, n° 54 – octobre 2004)

Bibliographie sommaire:

Les Voix perdues (Subervie, 1958),
Seule mémoire (Subervie, 1965),
La Main de bronze (Chambelland, 1972),
Le Nom de la nuit (Rougerie, 1973),
Lumière natale (Rougerie, 1979),
La Seconde porte (Rougerie, 1982),
La Route des Andes (Rougerie, 1987),
La Cinquième vérité (Rougerie, 1994),
L’Amour même (Voix d’encre, 1997).

LA VIE EN GAGE, Pierre Gabriel (L’Arrière-Pays, Auch, 1994) ; LA CINQUIÈME VÉRITÉ, Pierre Gabriel (Rougerie, Mortemart, 1994).

Pierre Gabriel nous a quittés en juillet 1994, entre la parution de La vie en gage et celle de La cinquième vérité. Il nous lègue une œuvre tragique et forte qu’il faudra longtemps relire et méditer. Eric Dazzan, dans son étude au numéro 44 de la revue Friches[[Friches, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix.]] (automne 1993), puis dans le numéro 49 de la même revue (février 1995), pour son hommage au poète disparu, insistait avec raison sur l’étonnante unité de cette œuvre, toujours centrée « sur la même aire de questionnement », toujours au bord d’un secret confisqué au moment d’être révélé, d’une nuit sous la nuit, d’une lumière sous la lumière.

Dans La cinquième vérité, Rougerie a réuni, outre des inédits, plusieurs poèmes de La vie sauve (paru chez lui en 1970) et la plupart des textes de La main de bronze (Chambelland, 1972), dont les tirages sont maintenant épuisés. L’ouvrage a donc pour premier mérite de placer sous notre regard toute la perspective d’une œuvre marquée par la cohérence et la continuité exemplaires d’une interrogation longtemps angoissée, et dont on ne décidera pas si, en « récompense », une ultime et mystérieuse réponse lui fut donnée dans l’échappée finale de La vie en gage. Ce dernier livre, en effet, même si l’on sait que d’autres textes doivent encore être publiés, notamment chez Rougerie, semble un aboutissement où parfois même poindra sous les paroles une promesse toute neuve, sa lumière venue de loin, déjà bruissante de sources, de secrets.

On mesure de même le « parcours », dans l’œuvre de Gabriel, de la figure fondamentale de la Nuit, personne centrale de sa poésie ; un des textes les plus forts de La main de bronze (Mauvais sort), repris dans La cinquième vérité, débute ainsi :

Certains soirs, le monde renie sa lumière, le ciel se vide de ses astres. Et ce que nous appelions la nuit fait place à cette chose qui n’a plus de nom, hideuse au delà de l’horreur, à cette voix sans voix, nuit même de la nuit, qui hurle en nous notre propre terreur.

Cette nuit dans l’homme ouvre tous les vertiges, qui n’est pas sans rappeler même la « Seconde Mort » de certaines théologies, et Gabriel ne pouvait aller plus loin : dans toute sa poésie ultérieure, il devrait garder cette nuit/ En nous plus noire encore et qui frissonne en nous et nous/ Saisit, alors que l’aube à venir s’interroge/ Au seuil de ce qui n’a pas de nom[[Lumière natale, Rougerie, 1979.]] ; le poète resterait jour après jour/ Au bord de l’indicible nuit[[La nuit venue, Rougerie, 1992.]] ; enfin, dans La vie en gage, le schème d’origine (voix sans voix, nuit même de la nuit), toujours présent et parfaitement reconnaissable, irait jusqu’à se transfigurer d’horreur en bonheur :

Il vient parfois un instant de la nuit où la nuit même se tait […]

Il semble alors que le temps se retienne de sourdre et que tout, à nouveau, soit proche et frémissant dans le bonheur d’attendre.

Au delà de la nuit, de l’horrible et familière nuit, au delà de l’interrogation panique dont le symbole est cette main, ce heurtoir de bronze à la porte silencieuse (votre main ne peut plus lâcher la main coupée qui cogne à votre place, c’est votre propre main clouée vivante sur la porte), après toute une vie à piéger le silence, à ne guetter qu’une ombre, un mot sans cesse refusé, on ne peut demander que cette vérité vraie, une cinquième vérité. Le poète, en effet, semble n’avoir pu vivre que dans la recherche incessante de son arpent d’éternité. Il y avait, pour lui, ce double mouvement :

 d’abord sa conscience aiguë et douloureuse de la solitude et du transitoire d’une âme dans l’intervalle de ses deux morts ; ainsi dans l’extraordinaire poème Au bord du puits :

Vite. Quelque chose est tombé ! À la margelle, tu te penches. Un frôlement dans le puits d’ombre, une abeille d’écume aspirée par la nuit.[…]

– Non, c’est ma vie qui vient de choir ! C’est mon âme en suspens entre ses deux éternités, mon âme, justement, cette parcelle de silence par un autre silence engloutie.

 ensuite, le sentiment qu’une inépuisable lumière existe, dont notre vie n’est que le simulacre indigne (ah ! trop aveugles, consentir à plus haute lumière, nous périssons d’avoir donné le nom de jour à nos ténèbres), et quand « la lampe », « éphémère », s’éteint : Encore un pas, dit le poète. Vers quelle autre lumière ?

Les références aux Ecritures sont rares dans ces livres de Pierre Gabriel, mais comment douter que, même allusives, elles n’aient valeur de signe « épiphanique » ? Même si c’est pour constater que nous l’avons tarie en nous, il fait mention de la fontaine de Siloé ; surtout, il intitule Emmaüs le dernier poème de La cinquième vérité, même si les hypothétiques reflets d’un « corps glorieux » n’y délivrent que des lueurs fugitives dans une paix de ténèbre :

Quelqu’un marchait derrière moi.[…]

L’ombre m’avait rejoint sans bruit. Je faisais face, et la vie revenait tout bas s’inscrire entre les branches, pour le sursis d’un songe, le temps que brasille une étoile.

La prudence s’impose donc dans l’interprétation, d’autant que le poète de La vie en gage interdit lui-même d’assener les certitudes :

Celui-ci n’aura de cesse de proférer l’imprononçable vérité

Et tu feindras de lui prêter l’oreille, masquant sous cet ennui qui tremble au fond de ton regard ton impatience d’être.

Mais ce qui va se déchirer en toi t’écrasera de son silence.

Il te faudra revenir sur tes pas – vers quelle parole perdue ?

Laissant – mais entre quelles mains ? – ton espoir en caution et ta vie même en gage.

Aussi aurons-nous garde de prendre cette œuvre pour autre chose qu’une immense contrée d’espoir, une obscurité fertile, tout à coup plus urgentes que notre vie même, pour nous faire naître enfin ce chant lumineux qui n’a nul besoin de paroles.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)