Jean-Pierre LEMAIRE : Le Pays derrière les larmes, poèmes choisis, préface de J.-M. Sourdillon, col. Poésie/ Gallimard, 2016.

C’est par cette anthologie, composée à partir des sept livres publiés chez Gallimard de 1982 à 2013, que Jean-Pierre Lemaire fait son entrée dans la collection Poésie. Loin de l’addition mécanique des éléments d’une œuvre, tout contribue à faire de cette remarquable publication un livre nouveau et distinct : le choix lui-même des poèmes, sans doute ; mais aussi ce parti pris subtil, que l’on devine, de briser parfois leur flux chronologique de publication (au profit peut-être de leur ordre d’écriture ?) par de discrètes inversions du courant (par exemple, au début, les allers et retours amont-aval puis aval-amont entre les trois recueils La Pierre à voix, Visitation et L’Exode et la nuée ; ou encore, vers la fin, la même oscillation entre Figure humaine, Faire place et L’Annonciade) ; enfin, allant dans le même sens d’unification et de continuité, la suppression des « barrières » qu’auraient pu dresser les titres des livres publiés, seuls subsistant leurs intertitres, souplement reliés.

Amené à relire ainsi une grande partie de cette œuvre (où l’on regrette pourtant de ne rien recueillir des Marges du jour ni de L’Intérieur du monde, parus chez d’autres éditeurs), on peut entendre à nouveau, telle que l’avait saluée, dès 1981, Philippe Jaccottet, cette « voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. » Voix de ce poème inaugural, intitulé « Préface », placé en tête de l’anthologie, de même qu’il faisait seuil pour La Pierre à voix :

Tu as désormais la page entière devant toi
et tu réentends derrière ton épaule
les sages voix qui t’ont appris à lire
tressées avec ta propre voix pour épeler la vie […]

Tu démêles dans ta voix le fil d’or, le fil d’argent, le fil d’azur
et la veine silencieuse de la Sagesse
comme la ligne pâle des anciens cahiers :
Quand tu chantes on doit les entendre tous

La lumière de sagesse à laquelle accède ici la poésie brille d’autant plus que nul brillant n’est recherché, le poème se déployant sans artifices, ne cédant jamais à la tentation de charmer ou de séduire, fermement ancré dans « la vraie vie », « le vrai monde, le monde ordinaire » (selon l’auteur lui-même, qui s’exprimait ainsi, en 2004, dans un entretien avec Olivier Gallet). Le poème est né d’avoir été vécu : le poète n’écrit que les mots qu’il a su vivre. Ainsi peut-il déchiffrer « l’autre message », le plus précieux :

Quand il a lu le dernier mot
il cherche encore au creux de l’enveloppe
autre chose, un signe impalpable
plus fin qu’une épingle, un souffle
qui serait parvenu clandestinement
ici, loin de la mer, comme des grains de sable
recueillis au fond d’un soulier obscur

Nef de cette « vraie vie », la foi du Christ – dont on dirait que chaque mot la respire – traverse l’œuvre de part en part avec une telle vérité humaine que l’agnostique ou l’athée la reçoit à l’égal du croyant ; on a effacé les piliers du dogme pour la transparence de vitrail d’une « figure humaine » et l’évidence du divin en l’homme. Et cela se vérifie jusqu’à ces poèmes faisant référence explicite aux Écritures et qui se refusent à la paraphrase ou à l’imagerie pieuse ; ils répondent simplement dans le champ poétique de notre réel humain et présent à un signe perçu dans le Livre. Ce faisant, ils opèrent sur le texte sacré, et non sans audace, comme l’a expliqué l’auteur dans Marcher dans la neige – Un parcours en poésie (Bayard, 2008), une sorte d’« incarnation » seconde que rendent possible une profonde attention à autrui et une empathie hors norme : avec Simon de Cyrène, on sent encore sur le dos le poids de la croix ; et, dans Grains du rosaire, le ventre maternel souffre et s’éternise :

CRUCIFIXION
Je suis vidée de lui comme à sa naissance […]
Je suis vidée de lui et je recueille tout
comme une bassine au pied de la croix
[…]

Une poésie certes née d’une expérience personnelle, mais qui s’alimente aux sources de nombreuses autres existences, Lemaire ayant reçu cette grâce de savoir lire les regards entretissés et de croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière où la vie humble rencontre l’exceptionnel, où le « Je » croyant transcende l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Anne LORHO : Histoires de corps, Le Taillis Pré, 2015 – 12 €.

Un livre très curieux et plutôt dérangeant : collection de proses incisives, à égale distance de la nouvelle courte, du récit, du poème, de la fable, du conte cruel ; un texte centré sur le corps dans tous ses états et tous ses territoires, et constamment en partage entre humour et horreur, rêve et réel objectif, positivisme anatomique et fantaisie tératologique.

On est à cent lieues de l’exaltation du « corps », telle qu’elle a pu régner jusqu’à ce jour dans la littérature de plus d’un siècle. Ce qui domine, ici, c’est bien plutôt la lourdeur de l’appareil corporel, l’encombrement existentiel que produisent le corps, ses attributs et ses fonctions. La nausée sartrienne ne serait pas loin, s’il n’y avait ce cynisme de bonne humeur dont fait preuve Anne Lorho.

Beaucoup parmi ces textes s’articulent – ou plutôt se désarticulent – autour d’un signifiant tiré du vocabulaire du corps humain. À partir de ce matériau de base, naissent et prennent vigueur toutes sortes d’aventures, d’effondrements, de ruptures, de métamorphoses évoquant soit les agrégats les moins élaborés d’un art brut, soit, à l’opposé, les plus sophistiquées des compo-sitions d’un imaginaire surréaliste.

Si l’écriture d’Anne Lorho, vigoureuse, se montre rebelle à toute tentation décorative, jamais elle ne confine au dessé-chement. C’est un sourire, non pour vous charmer : seulement pour vous mettre à l’aise dans un contexte qui pourrait vous effrayer :

Je le tue, je l’écrabouille, je lui écrase le nez et les joues et les yeux et la bouche et les cheveux et je lui hurle qu’il est mort, que son corps est broyé, désarticulé, que c’est un corps sans corps. Je crie pour qu’il entende mais je constate que ses oreilles sont à ma droite et son corps à ma gauche, et qu’en conséquence, il n’a peut-être pas entendu. […]

On le voit, il y a chez cet auteur quelque chose comme une verve à la Michaux, avec tout ce que cela implique d’ironie, de maîtrise nerveuse, d’enthousiasme dans le cynisme, de précision imaginative et de perspicacité ontologique.

Un livre à lire pour la robustesse de son humour intérieur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.

Monique LABIDOIRE : L’intimité du poème, 80 pages, 15 € (Sac à mots, La Rotte des Bois, 44810 La Chevallerais ; 2014).

La poésie de Monique W. Labidoire est de celles que l’on aborde avec une certaine confiance sachant par avance qu’elle nous interpellera par son originalité et la profondeur de ses arguments. Alain Duault, le préfacier, ne s’y trompe d’ailleurs pas lorsqu’il souligne le caractère proustien des textes qui occupent la dernière partie de cet ouvrage, sous le titre de À l’ombre des aubépines. Vivante dans les mots, Monique W. Labidoire approche de l’absolu avec cette sensibilité qui n’appartient qu’aux femmes et aux artistes féminins, en tout premier lieu. Ces poèmes adoptent résolument la prose afin de mieux s’articuler autour de la poésie de cette auteure, afin de mieux cerner l’évolution qui, dans le vers rimé ou le vers libre se trouve, non pas prisonnière mais entravée par sa musicalité même. Il est malaisé de citer un exemple ou un extrait tant cette prose est compacte. Et très belle au demeurant. Monique W. Labidoire, avec plus de vingt ouvrages (dont tout récemment, Dans le jardin obscur, Le Passeur éditions, 2014 ; une libre conversation sur la poésie avec Alain Duault), s’affirme comme l’une des auteures importantes de notre petit univers poétique.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, N° 39, 1er semestre 2015.

Monique LABIDOIRE : Requiem pour les mots (104 p. 17 €. Éditinter, 2009).

Recueil après recueil, et le vingtième, Requiem pour les mots, n’échappe pas à la règle, un cri traverse la langue (Le requiem est chanté dans la fraction du temps et réunit ceux qui veillent pour que les mots sortent de l’ombre), la mémoire et ses craquelures, le paysage ; un cri qui a pris ses racines dans la terre magyare (les poignants poèmes du chapitre « D’un passage », dédiés à la mère, le rappellent), la terre natale chantée et aimée (avec quelle force, dans Mémoire du Danube, La Bartavelle, 2000), mais à jamais bafouée par ce camp de la mort où son père a disparu. L’œuvre de Monique Labidoire est traversée par un cri qui dénonce la barbarie ; Labidoire dit la douleur et la surmonte : Ce n’est pas l’absence qu’il nous faut pleurer. – Nous n’avons rien perdu. – C’est glorifier une présence au monde – Et léguer, jour après jour, une force, une bonté. Son poème, espace de vie, aéré, n’est pas replié sur lui-même. Il est ouverture au monde et aux autres (La vraie vie se pose sur des espaces d’affection et d’amour), aux beautés minuscules ou cosmiques (Un monde fait tant de mondes), à la nature (la terre bulbeuse de jacinthe, grosse de graines) ; il ne cesse d’interroger les énigmes de l’écriture et de la poésie, toujours au centre de chaque voyage : Le poème requiert lumière et rythme, mouvement, mémoire, embrasement… le poème cisèle son mystère. Chez Labidoire, poète solidaire (Le poème porte l’espérance) en recherche perpétuelle d’harmonie, le poème sauve ce qu’il reste du monde.

©Christophe Dauphin

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 28, 2nd semestre 2009.

Gérard LE GOUIC : Une heure chaque jour, Écrits des Forges, 2012.

Il n’est pas si fréquent qu’une poésie vienne offrir plaisir de lecture sans exiger en échange effort de lecture. Or, c’est bien cette rare faveur que nous réserve chacun des livres de Gérard Le Gouic – on en peut compter aujourd’hui environ trente-cinq, en se limitant aux seuls ouvrages de poésie. Et ce n’est pas que l’auteur cède jamais à la facilité ; mais il a ce don, sans doute inné, qui permet d’atteindre la cible avec spontanéité, simplicité, fraîcheur.

Avec Une heure chaque jour, Gérard Le Gouic adopte une optique rétrospective, réunissant dans une chronologie à rebours, tout d’abord des Inédits de 2009, puis, en remontant les années, des poèmes extraits de plusieurs recueils : La Belle lumière (2006), Le Guetteur sans consignes (1990), Les Bateaux en bouteille (1985), L’Ossuaire de sable (1975), enfin Poèmes de mon vivant (1973). Cette plongée du poète en soi-même – l’œuvre n’est-elle pas plus vraie personne que la personne ? – nous permet l’approche renouvelée d’une poésie qui nous parle si directement que l’on se sent gagné par un sentiment de fraternité sensible, sans qu’il s’y mêle, à aucun moment, la moindre trace de sensiblerie. Et l’on se dit aussi que l’auteur n’aura pas manqué de se sentir « instruit » lui-même par ce regard sur un pan de son ouvrage : le créateur a besoin, parfois, de reprendre contact avec ce qu’il a produit, non pour s’en inspirer – on ne tire rien d’un livre achevé pour un livre à venir – mais pour s’y assurer modestement d’une continuité de jeunesse. N’est-ce pas ce qu’expriment, avec charme d’humour, les vers suivants ?

À chaque poème je m’accorde
encore dix ans pour devenir un poète
et redonner à la monnaie des mots
sa brillance au sortir du feu,
sa gaieté dans une poche d’adolescent.
Les verbes répondront alors à ma voix
comme les merles en hiver
aux graines sur le rebord des fenêtres.

À des moments, le poème laisse poindre plus que de la jeunesse ; c’est l’enfance qui jaillit – et l’on comprendra qu’un lecteur puisse être d’âge et de tel destin à y retrouver la sienne propre :

Dans le Paris de mon enfance
apparaissent des boulangères
aux bras chauds et roux comme le pain,
des vitriers qui portent
le monde à l’envers sur l’épaule.
[…]
Dans ce Paris sans pleurs
[…]
on coud la liberté dans les doublures
et des étoiles de détresse
sur les blouses vides, sur les vestes.

Entre cette enfance et la vieillesse, le passage est bref – même si tout aussi long que le monde. La mort s’apprivoise dès les premiers livres de notre poète qui l’aura nommée « l’âge de l’avenir ». Il y sera comme

un arbre plus vieux que tout,
abattu sans raison apparente
sinon qu’une hulotte en trop
sur une branche se sera posée.

Un jour vous me ramasserez
tel un oiseau mort dans une gouttière,
un oiseau qui a perdu l’air
comme on perd pied dans l’eau.

Dans ce recueil discrètement anthologique, la profondeur voile sa vraie présence dans le sourire, et le sourire, familier, s’en trouve à son tour voilé.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

François LEPERLIER : Attraction, planches graphiques de Jean-Pierre Hamon, Trace(s) – Passage d’encres, 68 p. – 15 €.

L’œuvre de François Leperlier pour éclectique qu’elle soit, obéit, me semble-t-il aux assauts brûlants d’un Surréalisme omniprésent dans lequel il détient les rênes de l’action et, en même temps, subit les vibrations du vivant qui l’entoure.

On sait qu’il s’intéressa à Magloire Saint-Aude ainsi qu’à Claude Cahun, deux personnages proches de Breton sur lesquels il apporta de précieuses informations. Cela pourrait n’être qu’une « attraction » foraine mais cela ressemble fort à une « attraction » qui implique le poète au plus intime de sa sensibilité.

« Et de vider à proportion de ce désir, pourquoi pas, un monde bien plein, tout de long, d’un coup, hourra, avec son idée dedans. »

L’idée »)

Avec « Attraction », François Leperlier fait appel au graphisme de Jean-Pierre Hamon, un graphisme étrange qui rappelle les relevés géométriques et en même temps les précieux manuscrits conçus afin d’exprimer ce que la créativité emmagasine avant de se répandre en œuvre d’art.

« Chacun a eu son mot sous la porte et l’a pris pour une tâche… chacun a vu son sang sous la porte. »

La tâche »)

« Attraction » est un livre que l’on sent maîtrisé, porteur de rigoureuses images que l’on partage dans la complicité littéraire et l’amour de l’étrange.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

GILLES LADES AU TEMPS DÉSUNI – par Paul Farellier

Avant tout, une terre.

Terre rompue de soleil, hérissée de rocailles. Causse dont l’intense dureté dans la lumière semble s’opposer avec constance au projet sensible de l’humain (La prière débouche là-haut contre les pierres[[Les Forges d Abel, La Bartavelle, 1993 (Prix Artaud 1994), p. 89.]] ). La parole y burine un chemin ardent, difficile, heurté, chemin contremont[[Le Chemin contremont, Hautécriture, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme. Ce monde contraire, le poète l’habite comme il s’en retranche – dans une acceptation stoïque :

que l’atroce soit un simple oiseau toujours vivant
criant sans fin à nid perdu
au fond de la citerne céleste
face à tout désastre de visage
le tien le mien[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 19.]]

C’est qu’il a fallu souvent s’ennoblir de souffrance : Gilles Lades a su payer le prix par la plus attentive et soigneuse ascèse. Et il paraît s’en être, pour ainsi dire, cerné philosophiquement, quand il s’impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile[[Ibidem, p. 30.]]

Comme toute œuvre authentiquement créée, la poésie de Lades traduit en effet un parcours personnel, mais en même temps le dépasse dans l’expression poétique d’une lutte universelle. Il y a, dans les cris qu’on dirait pétrifiés de ces livres, un combat souvent figé, un affrontement tellurique, une mêlée de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres.

Et d’abord, à partir du sentiment constant – et, somme toute, banal – que le monde a manqué, qu’un destin d’homme ne peut se racheter d’une cassure originelle, Gilles Lades dresse avec force et lucidité le constat poétique de la déchéance du vivre :

Il y eut
un tranchant de main entre le monde et moi
entre mon sang et moi[[Le Temps désuni, Sac à mots éditeur, 2005 (premier poème).]]

Ainsi commence l’un de ses très beaux livres – celui-ci, au titre impitoyable : Le Temps désuni, écriture attentive des jours friables où passent de déchirantes paroles :

Le temps comme une porte épaisse
a tonné dans le dos [[Ibidem, p. 10.]]
[…]
Il fallut percer l’enfance
comme un cœur trop profond[[Ibidem, p. 12.]]

« Percer l’enfance » : cette poésie, dès ses débuts, ne cesse de hanter la demeure perdue de l’enfant (La maison granuleuse/ Tenait l’enfant tout contre l’if) dans la magie d’un grenier, d’un escalier et de tout un paysage à la troublante insistance : Vieux soleils de brume les platanes/ Par lente argile diffusaient/ Novembre délicieux[[Mémoire des limbes, Gros Textes, 2004, p. 22.]] . Le temps de l’enfance ou, plus généralement, ce que le poète appelle parfois le « révolu » prend paradoxalement un caractère de fermeté, de solidité, de plénitude, qui semble en revanche faire cruellement défaut à la minute présente, dominée par le désarroi. Et c’est pourquoi, il faut au poète franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 83.]] , et se lancer à la poursuite inlassable de ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent[[Ibidem, p. 82.]]

La parole de Gilles Lades, rude, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur près de trente ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parviennent, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des Forges d’Abel, prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité. Et même une façon d’harmonie aura pu s’emparer d’une suite aussi lyrique – au meilleur sens du terme – que Solstice de décembre[[Le Nœud des Miroirs, 2003.]] , dont nous ne manquons pas de reproduire, ci-après dans notre choix de textes, le magnifique poème : Érables courbés là…

Mais l’assombrissement, l’angoisse, le deuil dominent encore des livres comme Lente lumière, où il est dit : La poésie/ est un soleil sur le cataclysme,[[Lente lumière, L’Amourier, 2002.]] ou encore De poussière et d’attente[[L’Arrière-Pays, 2002.]] – de courtes proses très denses dont le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.
Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Parvenu à ce point sommital de sa course, le poète a gagné la stature définitive qu’il opposera au Temps désuni.

*

L’œuvre poétique de Gilles Lades, que les quelques considérations ci-dessus sont bien impuissantes à refléter fidèlement, comprend aussi, en marge du grand cycle auquel nous nous sommes limités, plusieurs ouvrages tout aussi pleins de poésie que l’auteur consacre à la découverte en profondeur de pays et de lieux géographiquement déterminés, à commencer tout naturellement par son cher Quercy, l’artisan premier, peut-être, de toute sa sensibilité. C’est le recueil intitulé Le Causse et la Rivière[[L’Arrière-Pays, 1994.]] qui constitue l’album quercinois de Gilles Lades (en même temps que le prototype de tous ses livres « situés »). Et ce sont des poèmes (un pour chaque canton du département du Lot !) qui ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. En dehors de tout l’usage touristique ou « culturel » qu’on puisse en faire, livre délicieux pour cheminer dans l’imaginaire d’un pays définitivement ancré dans l’âme. On peut songer à la Drôme de Jaccottet, au Gâtinais de La Tour du Pin, au Valois de Nerval… Et comme l’auteur, qui a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à des œuvres plastiques, a lui-même indiqué qu’il s’exprimait ici en peintre, comment ne pas éprouver sa parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Étude pour introduire un choix de poèmes au numéro 23-24 de la revue Les Hommes sans épaules, 2007)

Monique W. LABIDOIRE, par Serge BRINDEAU

Nous suivrons l’œuvre de Monique W. Labidoire à partir de « Saisir la fête ». Ce sont ses presque premiers poèmes nous dit-elle.

Le cri traverse le recueil. La vie, individuelle et collective, est exposée à tous les déchirements. Comment oublierions-nous l’histoire, le temps des crématoires et des charniers ? Le vent arrache tout sur son passage. Il semble y prendre plaisir. Monique W. Labidoire éprouve au plus vif le sens de la douleur. Mais elle redoute l’éloquence. Elle use volontiers du «peut-être», du «pas tellement» : « la douleur/pas tellement la douleur ».

Elle évoque avec précision les travaux de la ferme, la vie des villages, autrefois si rude. Elle se penche sur le plus humble. Si elle célèbre le chant des oiseaux, la beauté des plus simples fleurs – minuscules au regard du cosmos mais « extraordinaires » en elles-mêmes, elle voudrait donner une chance supplémentaire à ce qui, dans la nature, nous paraît le plus misérable ou le plus laid (l’ortie, l’araignée que citait Victor Hugo), ou le plus insignifiant (la fourmi).

Partagée entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre l’éphémère et l’illimité, elle s’efforce avant tout de comprendre. Nous attendons le soleil, et c’est comme si le soleil nous attendait.

En ce « court passage », où la femme, particulièrement, « devient son propre passage », Monique W. Labidoire interroge un ciel dont fut souvent rappelé le mutisme. Mais, tissant ses mots comme l’araignée tisse sa toile, ou comme les pauvres tissaient les fibres de chanvre (le langage, a écrit Guillevic, à propos de Monique W. Labidoire « est devenu tissu cellulaire »), elle attend de son travail quelque révélation. C’est sur la lumière que s’entrouvre le poème.

Arythmies (1978) peut paraître, à première lecture, d’une interprétation plus difficile. Le livre se présente comme une suite de chants, distribués en paragraphes de prose au rythme volontairement brisé, heurté. Les thèmes récurrents, sous la poussée de la sève, nous aideront à dégager le sens – comme signification et comme direction intentionnelle.

La nature, la campagne, même dans le monde du béton, restent proches. Voici les saules, les arbres fruitiers – noisetiers, poiriers, oliviers. Il y a quelque chose de pastoral dans cette écriture aux « battements » partiellement ou complètement (c’est-à-dire en quelque sorte, régulièrement) arythmiques. Monique W. Labidoire intègre à sa propre aventure poétique l’acquis de diverses traditions. L’humanité forme une chaîne d’union qui s’est constituée au cours des siècles, des millénaires. Il faudrait, avec les Phéniciens, remonter à l’invention de l’alphabet, étudier les différents systèmes graphiques, passer par l’imprimerie, s’accompagner de « musiques nouvelles ». Il importe de « préciser l’écriture », d’examiner le pouvoir des signes, aux différents degrés de leur usage, d’approfondir l’art de les interroger. Ne sommes-nous pas les héritiers de l’Egypte autant que de la Bible, de Virgile ou de Dante ? Des troupeaux passent dans la trame d’un texte dont la modernité ne doit pas nous écarter de nos permanences. Les signes sont « multiples », mais ils nouent entre eux « d’intimes relations ».

Le texte se présente effectivement comme un tissage. Monique W.Labidoire, qui aime les tapis d’Ispahan, fait aussi référence au métier à tisser de Jacquard – ce métier qui, pour elle, évoque « le tissage encré de la parole ».

*

La nature et l’art – peinture, musique – composent la chaîne et la trame du poème. Une telle « géographie des lieux », qui unit, comme autant de « mailles », les continents de l’espace et du temps, laisse progressivement découvrir un « univers intouchable » en deçà ou au-delà de l’univers que nos sens et notre intellect appréhendent dans les limites le plus souvent reconnues de leur structure. Le « scintillement » d’une « nouvelle lumière » se fait déjà « plus vif ».

Le titre « Cassures » (1983) pourrait surprendre. L’expression, avec le tempo et le discret vibrato personnels du poète, paraît plus « limpide », plus « fluide », plus « claire » – ce sont les termes de l’auteur. Mais la musique cherche encore sa « gamme », non que le style manque de maturité, mais du fait que la recherche de la parfaite harmonie n’est jamais achevée. Les mots, comme « déchiquetés », restent en quête de leur « forme ». Le poète à l’œuvre, sujet au « désarroi », sera parfois tenté de rejeter, provisoirement, les rites.
Il s’agit toujours de remettre les mots sur le métier, non pour le seul souci de parfaire un art poétique, mais afin de se tenir au plus près du canevas esquissé. Monique W. Labidoire continue de « faire chevaucher les laines » et de travailler au « remembrement des mots ».

Lentement s’accomplit la métamorphose de l’ego dans sa quête de l’être. La hantise du mal ne nous empêchera pas de nous tourner, comme l’héliotrope, vers ce qui nous éclaire. Attentive au détail de l’existence, préparée à la méditation des symboles que nous offre la nature, songeant aussi à la licorne, Monique W. Labidoire conduit sa tapisserie où s’entrelacent fleurs et branchages, empruntant aux peintres leurs couleurs, aux musiciens leurs lignes mélodiques.

L’originalité thématique de « Cassures » nous paraît résider dans l’importance attribuée au corps, ainsi qu’au pôle féminin de la connaissance. L’anima se joint à l’animus comme les corps se conjuguent dans l’amour, unissant terre et ciel.

Un « nouveau temple » se construit que le poète ornera de son langage et à l’édification duquel ce langage même, langage dit « zénithal », aura contribué. Ainsi poursuivons-nous notre marche vers l’éternité du jour qui se lève. Mais quelque doute ou quelque angoisse reste à vaincre. Nous guette encore la « cassure » de l’ombre.

Géographiques (1991) nous enseigne que « le poème requiert lumière et rythme, mouvement, mémoire, embrasement » et que, de cette façon, « le poème cisèle son mystère ».

Nous avons déjà rencontré dans Arythmies , l’expression « géographie des lieux ». C’est bien une cartographie que nous propose Géographiques et c’est « dans les dénivellations du langage » que cette cartographie se dessine.

L’interrogation sur l’Ecriture et la Poésie est au centre du voyage dont Monique W. Labidoire retrace les étapes, en elle-même comme dans l’histoire et jusque dans la préhistoire (quand elle parle de « l’auroch du trait »). Par allusion, peut-être à une des définitions que Guillevic aime donner à la poésie, Monique W. Labidoire se plaît « à sculpter les mots du silence ».

« Entremêlement », « entrelacement » des éléments (la terre, l’eau, le feu), l’alchimie des formes, des parfums, des couleurs, des sons (musique ou chants d’oiseaux), tentative de « concilier les contraires », tel est bien le sens du voyage entrepris par le poète. Ce voyage, de caractère initiatique, par la sculpture du silence, le travail sur la pierre brute des mots, conduit de l’étincelle aux imperceptibles galaxies. Le « bleu profond des temples », rejoint l’azur qui hantait Mallarmé.

*

Sous l’invocation de Saint-Jean l’intuition, autant que l’esprit de Géométrie, conduit par des « chemins de lumière », vers « ce que les yeux » – ainsi que le pressentait Rimbaud – « ne savaient voir ». Le don du poème, lieu d’oraison, est une « Eucharistie ».

Mais ce qui scintille au plus haut du ciel intelligible comme à l’horizon de notre humaine perspective, Monique W. Labidoire garde la sagesse de n’y reconnaître, en ce moment du parcours, avec la certitude de l’ambiguïté, des « ténébreuses lumières ».

Dans « Natures Illimitées » (1995), le regard s’élève sans perdre de vue son espace familier, sachant que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il va du « dehors » des « natures vives », au « dedans » des « natures mortes ». Épris des « intérieurs » (« natures rêvées »), l’esprit insatisfait des « natures désunies » d’« ici », part à la découverte, « ailleurs », des « natures unies ».

Les feuillages de l’imagination se déploient. Le « corps tout entier » participe au déchiffrement du texte. Le rythme auquel le poète a voulu s’accorder est semblable à celui des planètes, des océans. Il répond au balancier de la pendule. La tapisserie s’enrichit de significations renouvelées. Une lumière intemporelle, sans rompre les instants vécus, enrobe les objets. Dans l’intimité du silence, les plus riches partitions laissent découvrir des mélodies, des contrepoints inattendus.

De l’orient au couchant, les signes quittent l’espace restreint où quelque pénombre tentait de les maintenir. La nuit, dont nous aurons suivi les méandres, s’est accouplée avec le jour. Et le silence, témoin de notre passage, reste tout bruissant de formules, secrètes ou murmurées, qu’un poète, effaçant les frontières du profane et du sacré, voudrait transmettre avec confiance, toujours inquiet de l’essentiel.

Que l’harmonie règne entre nous.

©Serge Brindeau

Postface de GUILLEVIC à « Natures Illimitées » de Monique W. LABIDOIRE – Le Milieu du Jour – 1995

La poésie ne peut être définie, on le sait. On la vit ou ne la vit pas, et la vivre c’est communier avec les choses, avec le monde en paix ou en fureur, avec cette vibration qu’on appelle la vie. Lire de la poésie, c’est vivre intensément quelque chose qui n’a pas de nom et qui est la vie secrète de tout ce qui nous entoure. C’est l’acte d’amour avec ce que nos sens nous font deviner.

Certains arrivent à vivre et à faire vivre à d’autres cette communion. Ce sont les poètes.

Monique W. Labidoire est un poète. Elle donne cette communion avec d’innombrables choses dans leur intimité. Cela, par les moyens les plus simples. Par l’acuité de ses sens en rapport avec son univers quotidien elle parvient à se faire ouvrir l’universel. Chez elle les choses vécues ou rêvées prennent la dimension du monde et son langage à la fois plein et acéré, que depuis trente ans je vois évoluer, se concentrer sur l’essentiel, nous plonge dans une expérience et nous rend à nous-mêmes.

©Eugène Guillevic – Le Milieu du Jour

Claude LOUIS-COMBET : La Fin de l’archipel, dessins et gravures de J. G. Gwezenneg (éditions Isoète, Cherbourg-Octeville, 2007 – 13€)

Des éditeurs rares, ici Isoète éd., publient des livres qui le sont plus encore, quand bien même ils rejoignent une œuvre considérable, aujourd’hui abritée quasi toute chez José Corti : celle de Claude Louis-Combet. Les réflexions comme les récits lyriques les plus connus situent l’écrivain sur une île plus isolée et moins repérable dans l’océan littéraire actuel que l’archipel improbable d’où partit ou échoua Saint Brendan. La figure et la pérégrination du moine irlandais légendaire encadrent métaphoriquement la très belle confession réfléchie et lyrique de Claude Louis-Combet dans La Fin de l’archipel. Il s’agit là moins d’une relation autobiographique que de celle d’une aventure purement intérieure. Énoncé à la première personne, il semble que « l’homme du texte » et l’homme de chair s’y fondent (fondre : fusionner et fonder aussi) plus qu’ailleurs, dispensés ici parfaitement de tout recours à une tierce Figure (hagiographique souvent ailleurs). Car, dans toute l’œuvre, le souci de l’écrivain aura été de « rendre sensible la présence de la chair dans l’ordre des mots. » (L’homme du texte, Corti éd.). La confession personnelle ne se dépouillant jamais de l’apparat de la langue, l’écrivain parvient à les faire se conjoindre, comme en tous ses livres, sans aucun artifice, en un très juste accord.

Il y a dans ce texte très court (qu’amplifient en sa belle typographie les étranges formes ovoïdes des dessins et gravures de J. G. Gwezenneg) ce dont le reste de l’œuvre nous a faits familiers : l’aspiration vers Dieu, la cassure adulte, le péché de chair, la permanence d’une fascination
pour les figures de l’hagiographie, la lucidité face à l’avancée de l’âge, l’aveu aussi d’une masse d’écrits en attente dans cette réduction de la vie à sa peau de chagrin. Mais ce qui en fait la singularité et nous atteint plus que tout dans ce récit, c’est son cœur battant, la sève et sang qui l’irrite et le traverse tout et que nous savons, hors de tout texte, la réalité physique, concrète, charnelle de deux personnes indissociables.

Dans «le débord de la nostalgie et de la mélancolie », se dit, au plus loin comme au plus près des navigations du moine incitateur, le désir humain : celui d’une grande passion unique, consomptrice, vécue comme absolue.

©Bernadette Engel-Roux

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)