Jeanine SALESSE : Le Brûlé des choses (Tarabuste, Saint-Benoît-du-Sault, 2001)

Ce brûlé des choses, pour Jeanine Salesse et pour le lecteur qu’elle captive et entraîne, c’est la saveur du souvenir, c’est le lointain qui fleure sa présence. Dès la première suite de ces poèmes : L’enfant en capuchon, on éprouve la fidèle insistance de l’enfant dans la personne adulte : Toutes ces taches brunes racontent/ dans la mienne sa vie.

Avec la deuxième suite, Sourire arrêté, sourire intact, lutte inégale contre le temps, de très prenantes images nous étreignent (visages/ qui se vident comme chaises/ se dépaillent ou le bel été à bout de jambes lasses), des poèmes nous saisissent, ainsi celui où meurt un peuplier du jardin : Début de carnage : des passereaux giclent/ sous la scie.

La dernière suite, Pain perdu, amour à foison, se tient comme en recherche d’un équilibre entre l’irrésistible du temps (Les jours se dérobent, nous passent/ au travers, oubliant une pincée/ de neige sur les cols), l’insistance du souvenir (Venue de la mémoire une voix passe/ encore dans la tienne) et, surtout, l’attention aux plus humbles réalités : la volée de plume, l’humus, les souffles, les riens ; avec, pour contrepartie, le sentiment d’un manque dans la parole (Rien ne guérira ma voix/ de ce qu’elle n’a pu dire : ce petit bois/ d’épave, ce rien/ qui fait sourire) et comme un goût d’inachevable qui donne à ce beau livre, au delà même du charme de son écriture, sa véritable dimension poétique.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)

Roger GONNET : Parole à marée haute (Prix Froissart – Jean Dauby, Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001); Le Silence précaire (L’Amourier, Coaraze, 2001)

Il faut saluer le parcours d’extrême lucidité de Roger Gonnet : de livre en livre (Parler gris, La Bartavelle, 1999 ; La Semaison des signes, Froissart, 1999 ; L’Or de nos corps détruits, Unimuse, 1999), il nous donne à admirer la nudité aphoristique d’une parole que l’on croirait directement traduite du regard – regard porté sur les choses, mais plus encore, et sans illusion, sur l’intérieur de l’humain, ce « nous » collectif, à la fois observateur et observé.

Les deux nouveaux ouvrages s’inscrivent dans cette continuité, le référent marin de Parole à marée haute ne faisant d’ailleurs que renvoyer vers une introspection hantée par le vieillissement : La mer emporte, découvre ce que l’enfant sait d’évidence./ Ce qui fonce, pâlit après marée est parole et mémoire, cartes brouillées, atouts d’un soleil majeur, horizon que le sang cherche au fond des cellules.

Dans le livre intitulé Le Silence précaire, une dignité particulière semble s’attacher à l’instance supérieure que serait le vrai silence dans sa fragilité nocturne : Belle page neuve, temps vierge, infini du silence de la nuit totale […], alors que toute médiation poétique (on se nourrit de paroles défaites, des signes d’une langue morte) ne pourrait que manquer son but : Il n’y a pas de nuit profonde mais la nécessité de fermer les yeux sur des images qui lui servent de nom – admirable écriture du courage désenchanté !

Deux livres où, sans l’avoir recherchée, la méditation trouve l’authentique beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)

Jean DUBACQ : Tous les absents possibles (Folle Avoine, Bédée, 2001)

Ces absents, Jean Dubacq les convoque et les réunit à l’instigation d’une émouvante épigraphe valéryenne, dont il a su non seulement goûter, mais aussi propager, magnifier et illuminer pour nous, de ses poèmes, la saveur et le sens premiers, la bienveillance un peu cruelle et l’humour mélancolique. Absents, les siens, qui sont aussi les nôtres dans la rumeur, parfois déchirante, de toutes nos mémoires rassemblées : le frère, la vie, le poème, l’ami, le temps, les amours, les morts… L’évocation se fait souvent précise, charnelle, puis la distance de temps et le mauvais automne viennent embuer le regard : Les flocons poursuivaient en vain les traces appauvries de tendres fantômes. Partout cependant, des images d’autant plus admirables de netteté et de pertinence qu’elles unissent, comme les surréalistes l’ont souhaité à bon droit, mais ici sans nul arbitraire, les réalités a priori les moins conciliables : le robinet pleure/ les petites carlingues/ des gouttes d’eau. Le poète nous offre même des esquisses d’allégories, parmi les mieux venues qui soient : Serions-nous des couturiers découpant dans le papier le plus fin des patrons de la personne humaine à pendre à quelque fil, à hauteur de souffle, pour que la moindre parole les agite d’un vent de brise ou de tempête ?

Le livre est à deux pentes : aux poèmes de toute une vie, qui composent la première montée, répondent à la fin, sous le titre Les tares héréditaires, les onze proses d’un second versant, jeu de miroirs doubles dans la mémoire et jeu d’échange entre jumeaux. Chaque souvenir personnel éveille la résonance qui lui sied vers un archétype homérique, mais aussi bien stendhalien ou proustien, et ceci – faut-il l’ajouter ? – sans la moindre révérence académique : avec naturel, les frontières s’effacent entre les mythes fondateurs et l’ample vécu de l’expérience.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)

Marcel HENNART : Traversée de l’instant (Rougerie, Mortemart, 2001)

Avec Marcel Hennart, c’est toujours au plus profond que va la poésie : le pays du temps suffoque[…] au fond de nos gorges, touche aux limites mêmes d’une vie qui n’aura cessé de refuser son trébuchement, son arc-boutement épuisé/ dans le râle de son éternité. La lancinante question affleurant dans nombre de ses poèmes cristallise ici en ce fragment de houille : comment mourir l’instant où nous serons notre mort. Hantise d’un vide et d’un néant, souvent sensible chez Marcel Hennart et qui se manifeste encore dans ce recueil (regard/ douce prison des choses/ tu en es l’âme éclatée de son vide). Traversée de l’instant ou, si l’on veut, odyssée instantanée dont l’Ithaque pourrait être l’échouage en vacuité : Un instant, on sait d’avance qu’il n’est rien,/ qu’il va éclater entre nos doigts,/ sans même laisser une trace mouillée.[…] A peine un minuscule éclair au soleil pâle./ La vie scintille, c’est toute une vie./ Une éternité fond dans le néant.

Mais le poète n’en reste pas là, et ces pages de l’instant, effacé aussitôt devant l’instant qui le suit, sont aussi poème du Souffle (avec majuscule) qui habite, qui remplit de son infini et donne ainsi courage et lucidité devant la sépulture/ où tu bois enfin la vie, le bonheur d’embrasser la Terre ta mère tranquille/ en sa sourde éternité au-delà du tumulte de l’ombre.

Un beau livre qui se referme sur l’équation « Souffle = Lumière », pour que la nuit de cette chambre/ ressuscite jardin/ tout entier d’impossible été/ dans notre hiver.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 11, 2ème semestre 2001)

Pierrick de CHERMONT : Des Citronniers et une abeille. Postface d’Alain Breton (Librairie-Galerie Racine, Paris, 2000)

Sous le titre rusé, sous le masque sinisant de l’esthète et sans nulle velléité de prétendue révolution langagière, voici ce qui est rare : un verbe où nous sentons poindre comme un avènement dans notre poétique occidentale parfois si platement surmenée. Et d’abord, ce poème se fait libre oraison : il sait dire sa faim de Dieu, non sans une brusquerie toute claudélienne. Il est aussi parole d’amour dans la mutuelle présence/ absence, avant qu’un soleil encore nous sépare (Je ne contiens rien de toi/ mais un baiser dont tu as soif).

Au fil des pages, qui sont autant de paysages peints ou de profondes méditations (Le soir descend parfumé de sagesse/ brûlante impatiente et nue), Pierrick de Chermont nous initie à son art de haute stature où nous voyons réapparaître, et la bure du moine-soldat, et le chatoiement du vrai « dandysme » (au meilleur sens du terme, c’est-à-dire alliant aristocratie, élan esthétique, humour et profondeur) ; sous des dehors énigmatiques et précieux (mais jamais inutilement), il nous achemine sur les voies sacrées (Ah la grande fête qu’est le détachement de soi-même/ non par cette attente encore sensible au tremblement de vivre// Mais par la main fière […]).

Une très belle postface d’Alain Breton, elle encore poème et vérité, relance comme un feu de miroir sur cet ouvrage en tous points réussi : ce livre – cela non plus n’est pas si fréquent – est aussi un plaisir de lecture.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 11, 2ème semestre 2001)

VOIX DANS LA NUIT, Jean-Paul Hameury (Éditions Folle Avoine, Bédée, 2000).

Au départ, la double image d’un arbre/ d’un cheval/ qui tombèrent d’un coup, tronc et flanc versés/ à même la terre. Ce sont des morts. Certes, la mémoire les garde sous leur lumière vivante, mais pour poser l’ultime question : est-il un monde qui les contienne encore ? Ainsi s’ouvre l’abîme de ce livre, « abîme du monde » désigné en trois lignes d’Heidegger choisies pour épigraphe.

Pour que nul n’en ignore, la porte de la transcendance est aussitôt fermée, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles comme en miroir de celles d’Exils[[Jean-Paul Hameury, Exils, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler : « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence (cf. Requiem[[Jean-Paul Hameury, Requiem, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici.). Et c’est pourquoi ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Parvenue au bout du terrestre, la sorte de parabole qui clôt la première des quatre séquences de Voix dans la nuit doit être citée en entier, car elle dit bien, d’une manière qu’à première vue seulement on pourrait croire paradoxale en perspective immanentiste, ce qui distingue encore et sépare radicalement un au-delà d’un en deçà :

Sur la frontière on m’arracha les yeux
puis on m’enfonça d’autres yeux
dans les orbites afin de voir
ce qu’avant je ne voyais pas.
On sutura mes lèvres.

Dès lors j’allai entre soleils et neiges
par des chemins sans retour
voyant toute chose clairement
et non plus comme dans un miroir
— mais je ne pouvais plus parler.

J’attends qu’on vienne couper
les fils qui scellent ma bouche.
J’attends qu’on me rende aveugle
comme autrefois — qu’on me ramène enfin
sur le seuil de l’ancien jardin.

L’épigraphe de Heidegger s’accomplit : le poème « éprouve » et « endure » l’abîme, il y « atteint ». Nous sommes prévenus que c’est sans retour.

Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi dans la deuxième séquence, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être —? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité.

La troisième séquence, la plus désespérée peut-être, dévoile un paysage humain déchiré entre ce qu’il est/ et ce qu’il fut. Chacun des poèmes qui la composent offre un visage différent de l’inévitable, qui est aussi l’irrémédiable : triomphes mués en défaite, failles de la terre en séisme de l’âme, puanteur d’Elseneur se perpétuant au désert de l’histoire, disparition des mythes fondateurs… jusqu’au jardin — inhabitable désormais/ pour des âmes défaites. Une page surtout met impitoyablement en scène l’irruption de l’inexorable :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Dans la dernière séquence, la parole émane de celui qui a vu par-dessus le fleuve infranchissable évoqué au début du livre. La parole est celle d’un voyageur fatal (J’étais donc parvenu/ aux bords extrêmes de l’Occident./ J’avais donc vu cela : le soleil/ se coucher une fois pour toutes/ — laissant toute chose dans le silence/ laissant les hommes contre la nuit) : celui qui a tenté de dire s’il n’est rien d’autre que le rien […] de montrer l’invisible et de dire l’indicible ; celui-là est-il toujours vivant ou déjà mort ? Surtout doit-il taire ce que lui a enseigné l’expérience abyssale ? Le dernier poème habite littéralement une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles.

Même et surtout s’il fait se rebeller à sa leçon dernière d’une vérité que seule autoriserait la mort, ce livre est véritablement envoûtant, où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Il dit le prix dont on dut s’acquitter pour son savoir suprême : le prix de la vie.

Qu’il fallut sacrifier
— jusqu’aux cendres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-4, 2000)

CÉLINE VARENNE : La Couleur confisquée (Librairie-Galerie Racine, Paris, 1998)

Étrange éblouissement que celui de ce livre ! Confiscation de la couleur, soit, mais vécue – au sein du blanc secrètement habité de son spectre (porteur des rythmes septénaires) – comme épopée vers un invisible : celui du plus vaste assentiment, le oui en forme d’alliance/ […] le don d’émerveillement/ la vertu d’innocence.

Cela commence par une double allégorie : espace dialogué de la neige et du glacier, qui pourrait figurer comme un idéal d’amour à l’extrême pointe du monde :

ses doigts atteignirent
la lèvre de surplomb

[…]
des doigts aveugles
palpèrent le rebord de la vire

Une deuxième suite (Blanc sur la palette) organise, elle aussi, les fortes tensions d’un champ de dualité car c’est d’une rugueuse confrontation peinture-poème qu’elle se nourrit. Et le Peintre que de nombreuses pièces évoquent ici n’a nul besoin d’être nommé au lecteur qui, peu à peu, identifie les signes de sa présence : Paul Gauguin se devine d’abord (par la tonalité, l’invocation à l’originel, au primitif/ avec ferveur), puis s’affirme, se confirme « en clair », tout au long de ces pages de passion vigoureuse (par exemple par des citations ou reprises de titres connus : « Eh quoi tu es jalouse ? » ou encore « Christ jaune »). Mais d’autres peintres, très différents, peuvent, de loin en loin, s’entrevoir comme par des jeux de contrastes (Bosch sans doute, Ensor peut-être ?), et le poème sait aussi se pénétrer de la matière même de la peinture (encres, huile, toile…) et de tout ce qui, en même temps, fait son objet et son « écriture » : ainsi le nu est-il abondamment célébré au même diapason de beauté dans plusieurs poèmes et, entre autres, dans l’impressionnante cohorte des èves chassées de l’Eden (page 66).

La troisième partie, Blanc qui signes, porte encore plus haut l’ambition poétique, ce que reflète d’ailleurs le sous-titre : la force du verbe. (Tu m’appelles/ parole vive […] mes ailes d’ange me concèdent/ la joie pure). Le désir du poème pour la cime invisible/ par excès de lumière conjure les maléfices et les prestiges d’un monde désespéré, annonce la révélation, explicitement trinitaire, pour vivre selon l’amour/ avec tes compagnons d’éternité. L’horizon du texte, singulièrement élargi au point de se dissoudre dans une forme d’abstraction picturale, ombre du blanc/ sur le blanc, nous appelle au delà même des confins, des limites de l’homme […] dans l’être/ hors de l’être/ ciel et eau.

Le style, sans coquetterie aucune, à l’image d’une pente abrupte, demande des hardiesses de lecture. Un livre comme celui-là s’écrit par passion. Il doit se lire de même.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 138)

ISABELLE PONCET-RIMAUD : Marche en la demeure (Editinter, 2000).

Dans une langue très pure, débarrassée de « poétisme » jusqu’à un rien d’austérité, sensible surtout au début du livre, Isabelle Poncet-Rimaud nous précède sur ce chemin mystérieux où chacun, pourvu qu’il unisse désir, courage et lucidité, peut approcher sa propre vérité. L’oxymore du titre, Marche en la demeure, éclaire déjà singulièrement la portée spirituelle du parcours, comme le relève d’ailleurs le prière d’insérer dû à Katty Verny-Dugelay : La « marche » ou mouvement, ici comme une sorte d’arrêt en la « demeure », à l’intérieur de l’être, lieu de réflexion et de contemplation. Autre éclairage très vif, cette belle parole de Gilles Baudry placée par l’auteur en épigraphe à son livre : Sait-on que l’on trouve sa voie où le chemin se perd de vue ?

Nue mais riche d’origine, celle qui prend le départ de l’écriture met aussitôt le cap sur le devenir d’être soi. Elle n’est qu’à l’entame du voyage et, déjà, ne sait plus que pressentir/ le lieu lointain d’où elle revient […] Elle se sait seule/ dans l’amoureuse promesse d’être. On conçoit, dès lors, que la poésie soit ici à la fois, comme pourrait l’inspirer telle sagesse d’orient, la « voie » et le « véhicule », et aussi parade du rire des éternités ; elle place d’emblée le destin personnel dans la quête d’un sens universel unissant l’éphémère/ à l’infini/ des éphémères.

Mais bientôt s’éprouve la rudesse du parcours sur le chemin instable/ où crisse la lourdeur du pas : aucun avenir, le présent n’est que page vide de sens ou encore instant sans voix. Ce n’est que peu à peu que se feront jour les éléments d’une « méthode », d’une « règle de vie » : Être de nulle part,/ sauf de la soif/ de ses terres […] Il faut se désapproprier du visible,/ pour que se dise le secret du souffle […] Il faut taire les voix qui ordonnent/ pour que monte l’indicible […]

Seul le désir peut guider vers le lieu secret/ où demeurer. Quand se manifestent partout la main tendue des prières, […] l’humus des libertés, […] l’offre d’aimer, n’est-il pas tragique d’avoir peut-être oublié qu’entendre/ c’est s’abandonner ?

Non sans avoir aussi, et pudiquement, fait l’apprentissage du rapport à « l’autre » (Se désaltérer de l’autre./ Reposer en ses mots […] Mettre l’autre en sa liberté/ dans le lieu où se déployer. Lui tendre manne de vie/ au désert de ses faims […]), celle qui cherchait trouve soudain ; celle qui s’armait de préceptes – y compris celui de ne plus chercher – se voit brusquement libérée par la grâce inattendue où l’on reconnaît, une fois de plus, le coup d’éclat des expériences mystiques :

Elle regarde tomber la corde
qui la retenait.
Simple serpent sans plus de consistance.
S’ouvre la fenêtre sur le pays adulte,
arbre déplié dans l’air de ses désirs.
Elle tend les mains
et reçoit l’œil multicolore
des rosées qui lui teignent
les doigts des sèves à venir.

Mais, loin que la contrée rejointe soit en rien séraphique – ce qui pourra combler, c’est l’épaisseur d’aimer –, ce pays mien (invoqué comme pays engendré du plein/ dont n’émerge que le manque) attend toujours l’incarnation/ au risque de ta chair, une luminance/ aux terres réincarnées. Vers ces terres promises, c’est encore en l’aridité/ du désert qu’il faudra marcher la demeure.

Une intense prière, alors, s’élève, fruit du regard partagé :

Indique moi la confiance,
le retrait où se déprendre de soi,
l’écoute fragile où frémit ta présence.

[…]
Prête-moi l’amour
en écho confié
par toi.

Amour où il serait futile et vain de vouloir séparer le terrestre du céleste, quand s’arrondit le pas ferme des terres,/ se fend la saveur du ciel, et que le soir est annoncé (dans l’admirable page 56, poème de l’union mystique des contraires au plein du manque […], où l’endroit atteindra son envers,/ liant la mort/ à l’éternité de sa vie.)

Bien plus qu’un très beau livre, où a mûri l’ordinaire du silence, il faut le lire pour sa grande lumière.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 139)

Louis GUILLAUME dans l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle

On doit saluer la parution toute récente, dans la collection Poésie / Gallimard, du tome premier de l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle, dans la belle édition de Michel Décaudin, revue et augmentée, avec la préface de Claude Roy écrite pour la première édition de 1983.

Louis Guillaume figure dans cette anthologie, aux pages 498 à 501, pour les poèmes ; 538-539, pour la notice ; 565 dans l’index ; 569 dans la table.

Choix fort judicieux, au demeurant, que celui des cinq poèmes reproduits, même s’il se situe hors de la sélection due à l’auteur et ses proches, éditée par Rougerie en 1977, sous le titre Poèmes choisis.

Les deux premiers poèmes cités, « La vitre » et « L’oiseau », dont l’onirisme est si représentatif de la poésie de Louis Guillaume, sont extraits de La nuit parle (Subervie, 1961), livre dans lequel étaient recueillis les textes publiés antérieurement sous le titre L’Ancre de lumière (Subervie, 1958). Du premier de ces deux poèmes, « La vitre », Bertrand Degott, dans sa contribution au Colloque du 26 mai 1997 (Louis Guillaume, poète des songes vécus, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1997), parlait d’un « texte essentiel », d’un « poème qui fait de la contradiction logique son principe d’écriture ».

Viennent ensuite :

• le poème « Le jour tout neuf », extrait du livre Le Sillage seul (Barberousse, 1967), impressionnante allégorie du temps, avec, entre nuit et nuit, ce jour qui n’est qu’un sommeil, « illusoire / Autant que le cœur noir du silence est réel » ;

• « L’oiseau d’écume », extrait de Fortune de vent (Corti, 1964), trois strophes d’une éternité aérienne, trois fois son envol de sept vers de sept syllabes ;

• enfin, tiré du chef-d’œuvre, l’un des matins d’Agenda (Subervie, 1970 ; Corti, 1988 ; L’arbre à paroles, 1996), le poème 122, « Incertitude » (annoté : « Entre nuit et jour », par le poète sur un exemplaire unique de la première édition : celui de son épouse Marthoune, déposé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris avec la totalité du fonds Louis Guillaume).

©Paul Farellier

(Note de lecture in n° 25 des Carnets de l’association « Les Amis de Louis Guillaume, novembre 2000)

Jean MALRIEU : Lettres à Jean-Noël Agostini (L’Arrière-Pays, Auch, 1999)

Si vous aimez Le Nom secret, La Vallée des Rois, Vesper ; si vous remontez souvent vers Le Château cathare ; si vous êtes de ceux que Malrieu illumine au détour d’images inespérées, jetez-vous sur ces lettres à son meilleur ami. Couvrant la période 1950-1975, elles peuvent, sans doute, présenter un intérêt « historique » : on y entend, par exemple, l’homme généreux dans son engagement social et politique, ce communiste pur, trop pur (et forcément déçu) comme il y en eut tant, mais rétif à l’endoctrinement, au langage préfabriqué, et, pour tout dire, ami fidèle d’André Breton. Cependant, là n’est pas l’essentiel attrait de ces missives incomparables : parfois lourdement soucieuses ou même désespérées, ou encore empêtrées dans un quotidien mal vécu, elles laissent exploser ce merveilleux de nature et d’amour qui n’appartient qu’à Malrieu (Mais la forêt est là devant la porte, la fenêtre, jalouse, émeraude, avec ses ombres portées et des escadres de guêpes viennent rôder autour des fruits. (…) Il règne un air serein d’antichambre céleste. Le temps ne passe plus. La joie, c’est Josué qui arrête le soleil.). Libre cours est ainsi donné à son lyrisme du paysage, de la chaleur, des plantes, des rues inondées de soleil (superbes errances poétiques dans Montauban ou à Penne-de-Tarn), bref à tout ce qui faisait la « matière » des grandes Lettres à Jean Ballard (1956-63), déjà publiées aux Cahiers du Sud, puis reprises en volume aux mêmes éditions de L’Arrière-Pays en 1992. Mais ici, à la différence des lettres à Ballard, où l’apollinien règne sans partage, la parole lyrique doit d’abord s’extraire de la gangue des soucis, des combats, de la vie prosaïque et fragile, des chagrins implacables. À coup sûr, elle n’en devient que plus précieuse, élevée sur la dignité du tragique. Lisant ces lettres, on mesure enfin l’abîme d’où naissaient des poèmes qui nous faisaient si heureux et libres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 9, 3ème trimestre 2000)