LA FIN DU TEMPS, Denis Clavel (Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1994 ; diffusion : Galerie Racine, Paris).

Denis Clavel est un poète habité de sa foi. Pour autant, si toute son œuvre – importante : une quinzaine de titres sur trente ans – dialogue avec Dieu, son approche du mystère néglige, comme délibérément, toute prudence, toute révérence ecclésiale, use d’un vocatif puissant, parfois téméraire :

Dieu dont la distance imprime au regard navrant
de l’artiste ou de l’idiot des airs de souffrance
promènerez-vous toujours ainsi par le monde
l’extravagant amour que nul ne mérita
……………………………………………………..
Dites-nous pourquoi le grand jour est un désastre
et ce qu’il faut de mort pour gagner votre Joie
[[Opéra sur la vitre, Guy Chambelland, Paris, 1972.]]

Ici la séparation, le manque et la douleur sont les composantes mêmes de la relation mystique :

Heureuse la créature que le maître abandonne
dans le deuil le silence est parfait
seul un dieu à la rigueur un ange lui répond
[[Porte d’âge, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1992.]]

À partir de là, et dans une fréquentation assidue de la mort par la vie (Mourir prend tout mon temps[[Paysage clandestin, Gardet, Annecy, 1976.]]) monte une affirmation qui nous rend concrète la liturgie du temps vers l’invisible :

Il n’est ici de chant ni d’oiseau parmi les ronces
ma mémoire le chemin n’existe pas cependant je m’éloigne
je marche ma vie entière dans le vide et j’appelle
d’un geste de marbre écorché l’autre qui dansait
ayant posé sa semence dans l’espace et sans désir
dieu que j’aimais ce regard seul l’invisible est désirable
[[Métier d’homme, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1990.]]

Comme il est rare en poésie, c’est, on le voit, le pari du sens que tient Denis Clavel, et plus précisément du sens de la vie. Il est à craindre que beaucoup ne le lui pardonnent pas, qui s’attardent à considérer le poème comme pur jeu de langage et travail d’une écriture sur elle-même. La qualité d’écriture, Denis Clavel pourtant n’en manque pas, dans le registre de la simplicité, de la prise directe alliant rugosité, aspérité et douceur désirante. Mais son lecteur – encore et surtout dans ce dernier livre, La fin du temps, où l’expression semble s’être apaisée – lui doit plus que la beauté naissant du verbe, plus que l’émotion surgie des manipulations du syntagme : Denis Clavel est un maître qui, sans nullement professer, enseigne l’art d’exercer la joie devant la fin des choses.

Au centre du livre, un poème de trente et un quatrains porte pour épigraphe : aux enfants de mes enfants, et pour titre : Sur la plus haute branche. Bâti, en effet, autour des leitmotive insistants de l’immémoriale chanson « À la claire fontaine », ce texte à l’expression parfaitement contenue ne laisse pourtant pas d’émouvoir en profondeur. Ici la parole poétique vibre comme au delà du temps :

J’appartiens à un ordre errant
le jour ne vient pas à moi je vais à lui
il y a longtemps qu’un chemin me désire

Un jeu véritablement « dialectique » s’instaure dans le poème entre absence et présence, chacune incertaine et « poreuse », comme eût dit Valéry. Et ce jeu se renouvelle et s’enchaîne sur différents plans :

celui de l’homme :

Quand ma mort aura vingt ans de plus que moi
qui me dira le goût des choses et qui
en échange de l’inconnu redira ma chanson
en mémoire du temps où le temps m’écoutait

celui du temps :

Ne dit-on pas d’une rencontre qu’elle a lieu
c’est un lieu vulnérable qui dépend de toi
ainsi le temps s’offre un petit présent
avant toi ni après il n’existe vraiment

celui de Dieu lui-même, dissimulé en des distances aléatoires :

Dieu ne descend pas il traverse vers nous
et s’inspire de nos caresses nos soupirs

Mais le propre d’un Dieu n’est pas d’être ému
…………………………………………………
il n’y a pas de différence entre Dieu et le vide
et pourquoi ne pas aimer le vertige entre nous

La lumière est de même nature que la joie
Dieu n’existe pas à la façon des hommes
des fruits des collines des bêtes
l’existence est affaire de mortels

On nous pardonnera – ou plutôt, sans doute, on nous saura gré – d’avoir, dans cette chronique, laissé parler le poète lui-même plutôt que son commentateur. C’est qu’il s’agit de rappeler l’attention, au delà même de ce dernier livre si convaincant, sur plusieurs ouvrages antérieurs[[Aux références précédentes, on ajoutera par exemple : Lazare, Le Pont de l’Epée, Paris, 1984, et Le Poème, Le Pont sous l’eau, Cerisiers, 1990.]] qui déploient, au cœur du tragique, leur intense sobriété, et sur l’ensemble d’une œuvre très injustement méconnue, écrite il est vrai sans nul souci de la renommée et sans la moindre affectation « poétique » : il importait donc de faire entendre directement cette parole droite, audacieuse, son augurale simplicité.

La frileuse nuit du monde explique que parfois la vue soit troublée :

Plus je vais plus je devine et plus j’ignore
est-ce le brouillard ou mes yeux malades
je me perds en un lieu que je connais par cœur
j’ignore mon pouvoir c’est pourquoi je parle

Mais une certitude (Je sais de quoi demain sera faite la lumière) reste gagée par la splendeur :

Ouvre pour moi la lèvre de tes yeux
pose pour moi paysage dans le temps qui s’achève
et que la paix échouée en moi étende
son ivresse de frelon dans le bleu des chardons

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)