Saleh DIAB : J’ai visité ma vie, édition bilingue français-arabe, poèmes traduits de l’arabe par Annie Salager, Laurence Kucera et l’auteur, Éd. Le Taillis Pré, 2013. 288 p. 20 €.

Avec ce livre, nous avons affaire avec la vie – non pas la vie conceptuellement tirée au cordeau pour l’ornement ou l’alibi d’une pensée qui, au fond, lui demeurerait étrangère –, mais avec la vie vraie, celle qu’on a tant de mal à assumer en son mélange de plein et de vide, dans le creux de l’instant qu’on ne peut retenir.

Le poète évite de tomber dans une confession qui ferait de ses lecteurs les « voyeurs » de sa vie. Qui, de lui ou de nous, est le visiteur ? Qui, le visité ? On comprend très vite l’inhabituel partage d’humanité qui nous est proposé, et qui fait que ce livre, délibérément privé des séductions du « poétisme », captive pourtant son lecteur. Nous-même l’avons lu d’un trait, mystérieusement entraîné dans un courant que nous ne pouvions maîtriser.

L’exil, dont tout poète se réclame, redouble ici ses effets :

J’ai visité ma vie// entendu les rêves/ se ternir/ comme le col d’une chemise […] dans mes yeux/ les absences vont et viennent/ telles des barques/ sur l’eau

L’auteur ne cesse en effet d’être l’absent d’une patrie éloignée, la Syrie, comme l’absent de cet « autre jardin » que composent les pays d’adoption. Mais, de l’exil, naît aussi le paradoxe d’une alliance, celle qui se noue dans l’approche des langues, comme l’a noté Daniel Leuwers dans sa pénétrante préface, « Un clair obscur ». Une poésie bien personnelle a pu se forger par ces rapprochements de cœurs et d’esprits que procurent les traductions. Il nous est indiqué que, chez l’auteur, le style arabe s’est trouvé remué d’influences diverses, tant occidentales qu’extrême-orientales. Et voici que cet ouvrage, qui se traduit en lui-même, devient un livre miroir, fruit d’une intense confrontation de langues et de cultures, et s’offre à nous comme un bel alliage de voix poétiques.

Autant de motifs pour cette lecture, sans oublier l’émotion, notamment amoureuse, que ce livre dégage.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 37, 1er semestre 2014

Hervé DELABARRE : Les Hautes-Salles, éditions clarisse, 2012, 10 €.

Encore un livre fascinant d’Hervé Delabarre. À propos d’un précédent, Effrange le noir (Librairie-Galerie Racine, 2010), nous nous plaisions à débusquer « un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait ». De même ici, le prière d’insérer relève à bon droit une « violence persillée de tendresse », quand le poème s’essaye Détournement de mineure/ À moins que vous ne préfériez les charmes de l’inversion/ Ou les scandales de l’oxymore.

Deux parties dans ce livre où se subit une sorte de déniaisement poétique ; deux troublantes séquences d’un film onirique, entre Bergman et Buñuel, oserait-on dire :

– en premier, Elle joue à naître, quand le virginal devient proie, quand la jeune fille porte le danger au bord d’un cil, meurt peut-être, sourdement, À coups comptés, renaît (Passée la communion) où elle s’oublie, oubliée, inoubliable, où l’improbable du crime nourrit la hantise, tout comme l’incertitude des « délits » fermait le livre Effrange le noir ;

– en second temps, Les Hautes-Salles, poésie où le « vers » souvent s’allonge, la « strophe » se densifie, pour atterrir en la prose de la conclusion, « Retour à l’origine » : ici, l’épanchement de mémoire est celui d’un enfant masculin, rêve en dérive (Les vieux fantômes des dieux défunts/ Qu’une main d’enfant tient en laisse). La toile de fond : le Saint-Malo de la guerre et de sa destruction. Le fantasme y vient toujours en surimpression des lieux ruinés, cette rue des Hautes-Salles :

Au centre de la pièce
Dans un décor dont il ne reste rien
Rien qu’une vibration blanche
La femme est là
À demi nue assise
[…]

Par quels détours
De par la nuit des temps
À quel étage
Par quel couloir
A-t-on mené l’enfant
Pour l’arrêter devant elle

De retour, bien des années après, dans l’hôtel reconstruit et désert, l’homme ainsi devenu s’arrête devant une porte : nimbée du plaisir qu’elle retient, la femme est là (a-t-elle seulement jamais quitté ce lieu), prête à lui enseigner le fin mot de l’énigme : Il hésite encore à franchir le seuil et espère seulement que c’est bien ainsi que sera sa mort.

Tout au long du livre, d’admirables variations sur les vertiges du temps et du désir.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

Hervé DELABARRE : Effrange le noir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010 – 15€.

Un livre étonnant. Il faut lire ce long poème d’une seule volée à peine fragmentée pour la respiration. Ici, compacité et éloquence soigneusement évitées, avec naturel et sans effort apparent. Ici, libre cours à une parole que l’on ressent plutôt pointes colorées, légères touches à étendre l’imaginaire dans les champs de l’entrevision. La géométrie ténébreuse d’un espace démultiplié pour les sens, le sombre éblouissement de leur plaisir – que tout porte à croire entretissé de douleur – concertent la nuit d’un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait.

Comme dans la sophistication d’un collage, il est fait appel, avec le plus grand bonheur, à tout un attirail lexical tiré de la pure convention sadomasochiste ou encore du kitsch de la transgression et du sacrilège : lèvres d’une poupée, perles qui saignent, stèles brisées, croix défaites, inaccessible outrage, le fouet (bien sûr !), la déchirure des seins, épaule marquée au fer rouge…

Le décor, le costume, eux aussi, paient tribut à une tradition de perversion élégante et, pour tout dire, aristocratique et décadente : parc à l’abandon, statue d’Hécate, revers glacé d’un habit, boudoir et bibliothèque… Des Esseintes n’est pas si loin.

Des animaux – fabuleux de proximité – observent la scène :

Une main somnolente
Remonte le long des cuisses
Suivie du regard hypnotique
Du chat sous la table

Et surtout de multiples êtres emplumés (corbeau, pic épeiche, chardonneret…), acteurs ou témoins obligés, parsèment le parcours nocturne.

Nous ne voudrions pas que les éléments ci-dessus de l’analyse, sorte d’inventaire structural à l’excès, dissuadent en rien d’approcher ce très beau poème dont le charme et la puissance oniriques persistent longtemps après que le livre a été refermé. Ce fut l’aventure d’une nuit du monde (de toutes les nuits ?). Ce fut aussi l’entremêlement du réel des sens et du réel de l’esprit, ce qui érige le rêve en réalité et conduit aux espaces du surréel. Enfin, une émotion se dégage, d’autant plus forte qu’inattendue dans un texte à première vue « distancié » : les dernières pages tremblent dans l’incertitude des « délits » qu’aura couverts la nuit et sur lesquels la demeure fantomatique appose les « scellés » :

Des souvenirs peut-être

Mais le regard
La mèche de cheveux
Le sang encore humide

Est-ce bien un souvenir
Ce corps

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jean-Claude DORCHIES, INVENTAIRE DES TERRITOIRES, Éditions du Riffle, 3, allée Maurice Ravel, 59510 HEM. 12 €.

Ce recueil, ce livre, même (200 pages), se présente comme la chronique d’un itinéraire. Chaque poème sonde, évalue, la substance des lieux, des êtres, des circonstances, des rencontres, réunissant des horizons contrastés: l’Amérique, le Harrar, la Flandre natale, le Quercy.

Mais c’est le corps de la femme qui donne son sens et son rythme à cet ouvrage. Femme comme métaphore immédiate ou implicite, grâce à qui la sensualité s’élargit à la pensée, à l’art, aux civilisations disparues. Qu’elle soit évoquée dans sa force de vie:

«À la surface/ d’un corps lisse comme le Ténéré/ elle fait courir ses seins/ comme galopent les gazelles »,

ou suggérée dans cette blancheur lumineuse qui

«transmet aux femmes la grâce du paradis perdu »,

elle aimante les lignes de perspective du poème.

Car c’est elle qui, dans toute l’eurythmie de ses puissances, conjure la mémoire des guerres, répare en quelque sorte les généalogies et les familles ankylosées de conformisme.

C’est elle aussi qu’on devine à l’arrière-plan d’un bonheur franc:

«la maison bruissait des mots bleus des enfants jusqu’à produire un grand ciel outremer».

Jean-Claude Dorchies éclaire l’intrication des destinées, de leurs passions et de l’Histoire. Sur le fond de cette fresque, la terre d’âpreté du Causse, découverte dans sa minéralité, mais aussi à travers ses hommes et ses femmes, s’impose comme un appel de racines, un lieu à déchiffrer:

« les chemins, depuis longtemps, ont éclaté
dans l’effondrement des dolines pourpres ».

Si, dans cet ouvrage, le poète sculpte sa vie en s’éprouvant au monde de la femme, il s’efforce, poème après poème, de conjurer la désolation qui hante notre siècle, de Verdun à Manhattan. C’est donc contre ces gouffres-là qu’il rassemble ses forces de vie, se tournant de plus en plus vers

« l’archaïque, le patiné, l’insondable. »

©Gilles Lades

CHANTAL DANJOU: POÈTES, CHENILLES, LES CHÊNES SONT RONGÉS, éd. Tipaza, collection Métive, p.n.i.

Cet ouvrage est édité sous la forme de trois volets et de vingt-quatre pages parmi lesquelles figurent cinq reproductions de peintures de Françoise Rohmer. Cette peinture, mobile et structurée, où les verts, les jaunes, les bleus, scandés d’un rouge vif, manifestent une vie ardente et jamais en repos, s’harmonise avec l’idée d’un arrière-pays méditerranéen.

La suite des poèmes, en prose, peut se lire comme le récit de la découverte d’un chêne vert, une yeuse, qui devient à son tour un plan fixe suscitant images et intuitions.

En effet, l’arbre est d’emblée le thème de métamorphoses: fleurs, plumage de paon. L’idée de l’ocelle suggère l’entrée possible dans une plus essentielle perception. Cependant, le regard ne crée là que mirages. Il faut renoncer à ces illusions pour atteindre à travers l’arbre, « l’organe rouge », vie réelle d’où procède le « conte » authentique.

L’envers de l’illumination factice est un processus cruel qui pourrait être sans fin: « les petites chenilles de l’étoilée rongent l’un et l’autre », à savoir l’arbre et le poème. Le paysage, à l’arrière-plan, prolonge ce passage du merveilleux à la chose nue.

L’art, toutefois, revient en filigrane: l’idée d’estampe, celle du temple grec aussi, plus essentiellement, lorsque la clarté se double de fuseaux d’obscurité. Chantal Danjou, parmi ces collines et face à elles, hésite entre la transfiguration artistique et l’accueil de l’irruption métaphysique: «La mort pourrait être ce grand fuseau bleu écartant les branches ».

©Gilles Lades

Pierre DHAINAUT/ Sur le vif prodigue, dessins de Grégory Masurovsky (L’Abreuvoir/ Éditions des Vanneaux, 2008 ; 70 pages, 12 €)

Le nouveau livre de Pierre Dhainaut, bellement illustré par Grégory Masurovsky, recourt à un vers proche de la prose qui appréhende généreusement une pensée développée par le poète avec cette générosité de cœur que l’on constate chez lui, de livre en livre. Saluer le vif, c’est saluer la charpente et l’écorce, l’os et la chair. Et Pierre Dhainaut alimente le secret du « dire » avec ses formules « au plus près » d’une poésie brillante dans laquelle s’implante un quotidien chargé des multiples attraits de l’existence d’un homme ordinaire qui possède le don de transformer la réalité. Voici que surgissent les vents – de plus loin que la mer, – ils ont déchiré l’horizon, – de ride en ride ils prennent le visage – pour du sable à morte-eau. Cette poésie sied à Pierre Dhainaut. Elle fait partie d’un tout qui accorde au Nord, cher au poète, les vertus de l’existence même, ce « vif prodigue » qu’il célèbre avec grand bonheur dans cet ouvrage. Les illustrations de Grégory Masurovsky ouvrent de larges baies sur la poésie de Pierre Dhainaut et ses compositions n’accompagnent pas les poèmes mais leur offrent les terrains sablonneux sur lesquels le poète s’engage avec volupté, dans la plénitude de son art. Confiance aux mains quand les regards défaillent, – elles ont peur autant qu’elles espèrent, – elles avancent : l’espace au bout des doigts.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Olivier DESCHIZEAUX : Le soldat mort (éditions Rougerie, 2008 ; 64 pages, 11 €)

Par le biais de courts poèmes en prose, Olivier Deschizeaux nous confie les interrogations et les doutes d’un soldat, mort pour une cause dont il soupçonne à peine tenants et aboutissants, un pauvre bougre d’homme qui se décharne et se désespère d’être devenu ce cadavre dont les chairs se décomposent, dont les sucs intimes suintent des planches disjointes. C’est la mort et son cortège de processus répugnants où la peau se désolidarise des chairs, où seule une philosophie subsiste après que la chimie a joué son rôle. Le soldat mort retrace une injustice (pour quelle raison mourir à vingt ans ?) qu’Olivier Deschizeaux dénonce avec véhémence en des textes d’une rare intensité. Vides artères du sable, tentacules jetés aux sorts ineffables de l’angoisse, terne congrès et tendre palissade, j’étouffe le nom de mes prétentions moribondes, la terre, le monde se sont tournés vers la folie du vent. Le soldat mort, c’est un peu de l’enfance qui disparaît avec le jeune homme tombant sous les rafales, Le soldat mort, c’est l’horreur de l’existence confisquée à l’âge où l’on songe à l’amour, aux plaisirs de tous ordres. La guerre insinue ses ailes sous le manteau brisé du printemps, les aigles s’abreuvent aux nuages, à grands pas s’approchent les secousses de l’autel qui ouvrira son sang au mien. Un livre éprouvant et beau.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Jehan DESPERT : Roscoff, escale pour Tristan Corbière, illustrations de Louis Pors (La Lucarne ovale éditions, 2008 ; 24 pages, 6 €)

Jehan Despert, le poète et Louis Pors l’illustrateur ont réuni leurs talents autour de ce personnage énigmatique entre tous : Tristan Corbière et la ville de Roscoff qu’il hanta et qu’il hante encore aujourd’hui. On a tout dit sur Corbière et Les amours jaunes, on a tout chanté, mais le livre que l’on nous offre ce jour est de ceux que l’on feuillette la tendresse au cœur et la reconnaissance au bord des lèvres. Les textes de Jehan Despert sont de ceux que l’on souhaite pour saluer le « bossu bitord » et les dessins de Louis Pors créent le décor magique de ce destin hors du commun. La longue pipe au bec ; – les mots que tu préfères – ont ce goût de varech – traversé d’un enfer. En quelques vers, tout est dit, avec en prime, la chaleureuse connivence d’un poète à qui l’on doit une quarantaine d’ouvrages poétiques. Cette rencontre avec Tristan Corbière, sous le signe de la fraternité marine donne à Jehan Despert l’occasion de pénétrer un milieu, celui de la mer qui, pour être souvent pathétique n’en devient pas moins un potentiel vital de belle humeur que les nombreux dessins (couleur) soulignent avec un éclat particulier. Plus explicite qu’un essai, plus significatif qu’un « portrait », ce livre invite à une profonde connaissance de l’œuvre de Tristan Corbière tout en demeurant léger, fraternellement ouvert sur la création d’aujourd’hui.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Hervé DELABARRE : Le Lynx aux lèvres bleues, illustrations de l’auteur, préface de Jean-Pierre Guillon, (2007, éditions surréalistes, 122, rue des Couronnes, 75020 Paris, 12 €).

Le Lynx aux lèvres bleues est une œuvre fascinante, dont le titre, l’écriture et l’histoire, relèvent du hasard objectif. Les aventures du Lynx ont été écrites à Los Boliches (un petit village d’Andalousie), en août 1963, alors qu’Hervé Delabarre se trouvait en vacances avec Régine Laurent, Annie Le Brun et Jean-Pierre Guillon, qui relate : « C’était le plus souvent le soir que le lynx faisait son apparition. Hervé prenait alors un de ses petits cahiers d’écolier, frappés en couverture d’un énigmatique félin, pour raconter à sa façon les aventures, les rencontres ou les avatars d’un lynx qu’il avait doté de lèvres bleues… Tant d’invention à partir du premier mot qu’il s’était donné, tant de surprise dans le déroulement des phrases, cette façon purement ludique d’en user avec le langage me sidéraient et m’enchantaient au plus haut point. On aurait dit l’esprit de la langue, le vocabulaire, le goût de la narration ramenés à leur fonction poétique initiale, sans remords ni repentir, malgré les embûches du chemin. Il faut noter d’ailleurs que ces deux cahiers livrés aux flots de l’automatisme furent pratiquement bouclés sans ratures. » De retour en France, Hervé Delabarre et son petit groupe gagnent le Lot et Saint-Cirq-La-Popie, afin d’y retrouver André Breton. Subjugué par le Lynx, comme il le fut par le « Poème à Louise Lagrange » (cf. Les HSE, n° 17/18 et Danger en rive, éd. Librairie-Galerie Racine), Breton décide aussitôt d’en publier un large extrait dans la revue La Brèche ; ce qui sera effectif dans le numéro 7, de décembre 1964. Puis, le manuscrit, constitué par deux cahiers, se perd. Il faudra attendre octobre 2004 pour que Jean-Pierre Guillon le retrouve. C’est d’ailleurs ce dernier qui, témoin attentif de cette aventure, signe la préface de la présente édition, rappelant, à juste titre, que le langage du Lynx est dénué de toute utilité pratique, du moindre effet sentimental. Les phrases, les mots eux-mêmes s’y enchaînent dans un respect tout apparent de la syntaxe et des procédés narratifs traditionnels, mais c’est pour mieux les subvertir de l’intérieur. Le Lynx est très certainement l’une des œuvres les plus puissantes qui aient été produites par le biais de l’écriture automatique, qui vise, rappelons-le, à atteindre les états seconds de l’esprit, en laissant de côté les visées logiques, esthétiques ou morales qui enferment et compriment l’individu : La lune sur les yeux, un cormoran aux lèvres, je quittai les lieux, salué par une haie de moignons enduits de sucre, auxquels je ne prêtai guère d’attention, d’autant qu’un émissaire du Vatican s’était dissimulé parmi eux. Avais-je rencontré la mer ? Sur l’hippocampe en feu, à forme de comète, ma main demeurait, en visière, toujours prête.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Pierre DHAINAUT : Levées d’empreinte (Arfuyen), 90 pages – 12 €

Depuis lecture de Bulletin d’enneigement (Sud – 1974) et notre commune admiration pour Raymond Roussel, j’ai suivi, avec l’intérêt que l’on imagine, la publication de ses multiples ouvrages durant plus de 30 ans. L’œuvre de Pierre Dhainaut, fluide, étale, limpide, égale à elle-même et toujours différente, s’inscrit dans une préhension immédiate de la réalité, mais une réalité exacerbée où les mots, choisis, désignés, cernés, désirés, expriment la douleur sans jamais la célébrer. La dramaturgie qui se fait jour dans les divers recueils publiés n’est perceptible qu’au travers d’images la plupart du temps paisibles et situées dans un contexte de vastitude éclairée où le Nord occupe une place de choix.

Il faudrait parler d’élégance pour situer la poésie de Pierre Dhainaut. D’élégance et de lenteur. Il existe quelque chose de définitif, d’apaisé, d’essentiel dans les vers qu’il nous offre, et c’est chaque fois la ligne d’horizon qui limite les actes des individus. Mais il nous laisse surtout deviner le voyage au-delà du regard.

« Terre sèche, terre blanche, le ciel dévore ses oiseaux / en haut du promontoire : les mains en se crispant / ne font qu’ériger des murs insatiables. / Aucune aide autre part. Au raz de l’herbe / tous les jours, à toute heure, la tempête est chez elle… ».

Levées d’empreintes appartient à ce que Pierre Dhainaut a de plus précieux : le dialogue avec l’Autre, cet Autre qui tente de réconcilier les ennemis, d’allonger la plage, la page, de dénoncer l’intolérance.

L’œuvre de Pierre Dhainaut s’articule autour d’un vaste réseau où le poème s’inscrit en lettres de feu et où, « d’une syllabe inattendue », il sculpte le charme de la vie, le sauvage du temps jusqu’à l’apprivoisement des rives et des mots.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)