Jeanine BAUDE : Plusieurs publications récentes en revues (Phœnix, ARPA, Jointure) et un livre d’artiste : Soudain, avec des peintures de Michel Joyard, coll. Métive, éditions Tipaza.

Coup sur coup, en même temps qu’un « livre d’artiste », paraissent dans plusieurs revues des textes importants de ce poète. Cet ensemble révèle de nouveaux développements et confirme l’évolution d’une écriture poétique depuis le lapidaire ou parfois le minimal de Ouessanes [[Sud Poésie, 1989.]] et de la série des recueils parus chez Rougerie [[Notamment C’était un paysage, 1992, Prix Artaud 1993 ; Concerto pour une roche, 1995 ; Océan, 1995, Incarnat désir, 1998 ; L’Adresse à la voix, 2003.]] , ou encore du livre Île corps océan [[L’Arbre à paroles, 2001.]], jusqu’au déferlement d’un réel puissamment vécu dans le verbe et l’image des textes d’aujourd’hui. Un renouvellement qu’avait d’ailleurs annoncé, dès 2006, avec densité et richesse, Le Chant de Manhattan [[Seghers, 2006.]], véritable tournant de style et d’inspiration. L’auteur s’en explique avec parfaite justesse au cours de son entretien avec Joëlle Gardes, dans le dossier que lui consacre la revue Phœnix (n°13, mars 2014), et différents contributeurs de ce dossier s’attachent à caractériser chacune des facettes de cette œuvre en constant devenir : Michaël Bishop explore chez le poète « les rites du lieu », tout comme John Stout qui, voyant dans la poétique des lieux « l’un des axes marquants de la poésie française moderne », y assigne à Jeanine Baude son domaine propre, celui des îles et des villes, qu’il place au centre de l’œuvre en l’accompagnant toutefois des vecteurs de la musique et du corps, déterminations elles aussi dominantes et qui s’imposent aux pénétrantes analyses d’Incarnat désir par Marie-Claire Bancquart et du Chant de Manhattan par Jacqueline Michel.

Soudain des mots comme s’il en pleuvait
Soudain en écho des rivières de phrases
Soudain accélérant leurs cours les signes psalmodiés
[…]

tel se lit l’incipit des Neuvains, poème litanique composé de dix-huit neuvains, soit cent soixante-deux vers commençant tous par le mot « soudain ». Nul artifice dans ce parti pris prosodique, nul suivisme par rapport à certains aînés, les surréalistes par exemple (le Breton de L’Union libre, in Clair de terre : Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque/ Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens/ Ma femme au sexe de miroir […] ou l’Éluard de Vers minuit, in La Vie immédiate : Voici l’idiot qui recevait des lettres de l’étranger/ Voici l’anneau précieux qu’il croyait en argent/ Voici la femme bavarde aux cheveux blancs/ Voici la fille immatérielle […]). Le « soudain » de Jeanine Baude nous semble bien plutôt correspondre à deux nécessités : rythmique d’abord dans l’ordre corporel, percussif dans l’élan du « corpoème » comme eût dit Jean Sénac ; sémantique ensuite dans un spirituel, lui aussi corporellement averti mais mené vers un idéal de sens où ce qui vient « soudain » ne peut descendre que d’une dictée souveraine, pour ne pas dire supra-humaine. Ce « soudain »-là initie l’élan proprement poétique, l’élan du poïein (n’est-ce pas lui qu’entendit déjà le Claudel de la deuxième des Cinq grandes odes ? – Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,/ Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l’Esprit !) La possibilité de tels rapprochements de lecture ne nuit d’ailleurs aucunement au poème de Jeanine Baude, et cela atteste encore sa valeur. Il n’est que de cueillir, pour l’exemple, quelques-uns de ses beaux vers qui traversent les espaces embrassés de l’écriture, du corps mortel et d’un Éros universalisé :

Soudain et ce serait la nuit sa couverture incendiée
Soudain l’ampleur du risque à courir sur la page
[…]

Soudain boire au néant la vérité du songe […]

Soudain l’évidement la sangle de l’effort
Soudain sous la courroie se tendre comme un if
Soudain s’écarteler et le corps démembré hanter sa propre fin
[…]

Soudain ta pâleur d’amant sur la cuisse dansant
Soudain les forêts la clairière des lampes
Soudain éteindre tout sur la chair son boisseau
Soudain ne garder qu’elle et le fleuve et le sang
Soudain sur l’univers entier ton oui ensemencé

L’écriture – l’acte d’écrire –, voilà le cœur et le « vrai lieu » du poème que Jeanine Baude nous offre dans le faisceau de ses apparitions actuelles. Ainsi en est-il du séduisant « livre d’artiste » Soudain [[Éditions Tipaza, 2014.]] , qu’elle publie avec le peintre Michel Joyard : dès l’entame (Soudain la violence de l’écriture me traverse […] Soudain le microcosme de la phrase en feu/ Soudain en syllabes et en lettres le cri), l’écriture totalise le monde pour le sceller dans un vers ultime :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème

« Écrire et devenir » : ainsi s’intitule le poème de vingt-et-une strophes de six vers que Jeanine Baude donne à la revue Jointure (n° 97, juin 2014). À chaque strophe une entame invariable – Écrivain, ce serait… – et cela sonne comme l’invocation d’un idéal tout à la fois éthique et esthétique de la poésie : Écrivain, ce serait la politesse des anges […] une suite de notes/ sur le piano, les doigts poursuivant l’éther/ le feu, les galaxies, la ronde terrestre […] ; un flot qui vient mourir en le plus pur poète :

quand Hölderlin se prend à chanter
les flammes de Smyrne et l’éveil du Danube
sur la liberté de l’hirondelle et la Marche des Alpes
et que l’horizon froid l’appelle et l’entretient

Quant à la grande prose intitulée « Versets » que nous offre le numéro 109 d’ARPA (1er trimestre 2014), là encore le mot « soudain » vient derechef imprimer son rythme de timbalier sur l’attaque des paragraphes d’un texte lui aussi rempli d’échos et d’élans sans nombre, et d’une passion totalisante :

Soudain si l’océan se tait à ton oreille si la charrue n’entame plus le sol ouvragé de la phrase si le livre te glisse des doigts ne versant plus les psaumes de la nuit alors somnambule tu t’assèches et tu tangues sur les chemins creux les ornières dévêtue de ta peur qui perdure sans but à l’orée de ton seuil

Un ensemble impressionnant de publications venant d’un poète à la fois inspiré, attentif au monde et lucide sur son art.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 38, 2nd semestre 2014.

Denise BORIAS : Le Moment venu, Éd. du Cygne, 2013, 10 €.

Plaisir renouvelé et intact à chaque nouveau livre de Denise Borias : une écriture essentiellement aérée qui n’a cessé de dire, avec la grâce d’une simplicité jamais affectée, l’émotion du moi au spectacle du monde. D’ouvrage en ouvrage, se confirme et se précise une vision panthéiste, qu’on peut supposer confortée au contact des sagesses orientales. Mots de passe (L’Arbre à paroles, 2003) superposait déjà à son regard sur la beauté l’exploration d’une voie personnelle vers une résolution dernière dans l’être du monde.

Avec les deux séquences qui composent Le Moment venu, Denise Borias arrime cette même méditation à deux Éléments : l’eau sous sa forme maritime (« Visages de l’eau ») ; la terre qui enfante les arbres (« Les chemins de l’arbre »).

Les images de la première suite sont admirablement suggestives d’une pensée du devenir en parfaite fluidité. Ceci, par exemple, d’un scintillement tout héraclitéen : L’enfant plonge dans l’écume/ – Peut-il empêcher la vague/ de se retirer ? Ou ceci encore, pour témoigner de l’idée d’un retour au grand Tout : La Mort est peut-être/ une vague/ qui revient au corps immense/ de l’océan/ – passage infime sur l’autre rive.

La seconde suite oppose, avec la figure centrale de l’arbre, les images de l’immuable – l’enracinement – et de la mobilité (feuillages, oiseau, ruisseau, nuages…). Le premier poème parvient même à les faire coexister dans le bref déroulé de ses quatre vers : Enchaîné à la terre,/ l’olivier/ élève à hauteur d’oiseau/ la vibration légère de son feuillage. Toute la séquence oriente vers un affaiblissement progressif de ce qui semblait pouvoir attacher à la terre : Que deviennent au soir/ les montagnes impassibles ?/ Un lavis de nuages/ dans la brume, prête à se dissoudre. D’évidence, le destin personnel se mesure et se joue à cette aune : Le moment venu,/ je partirai,/ happée par le flamboiement de l’eau./ Sur la berge,/ je n’aurai fait qu’une étape.

Un livre particulièrement attachant, tout à la fois profond et diaphane.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 37, 1er semestre 2014.

Claudine BOHI : On serre les mots, Le bruit des autres, 2013, 10 €.

c’est ta parole// tu dis tes mots// ils sont dedans

Ce que montre ce livre avec la plus convaincante insistance, c’est que nos mots nous sont personnels à un degré tel que leur relation si étroite à nous-mêmes demeure le plus souvent insoupçonnable. Nos mots nous appartiendraient d’une façon quasi organique ou même physiologique, vérité logeant d’ailleurs immémoriale dans notre substantif, propre et figuré, « langue ».

c’est un bruit dans ma peau
qui insiste

qui lève
des silences

[…]

ce bruit
est mélangé de lèvres

il est aussi là
dans le ventre improbable

On voit bien pointer ici une contradiction, difficile à réduire, avec ce sentiment, répandu par l’intelligence et la culture – sans parler des pures conceptions de l’idéalisme –, de l’éminence d’un logos, de nature rationnelle ou d’essence divine. Mais ce qui s’impose en définitive, c’est une corporéité – si l’on veut bien nous pardonner ce terme d’école. La langue avec sa chair ne pouvait trouver en tout cas meilleur interprète que ce poète dionysiaque dont toute l’œuvre n’a cessé de tirer la plus vive lumière spirituelle d’une exaltation de l’énergie corporelle, sur les versants opposés de la joie et de la douleur.

le lit est liquide
la main
fait son bruit d’escale

[…]

le corps aussi
est un voyage

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 37, 1er semestre 2014.

Jean-Louis BERNARD : Côté ubac, Éd. du Petit Pavé, 2012, 10 €.

Cheminant de l’un à l’autre des regards en taille douce que fait défiler ce livre, étapes éphémères d’un imperceptible déplacement, on pourrait retirer d’abord l’impression d’errer sans but dans un monde d’abstractions (Temple de l’insu / de l’inconnaissable) dont le poète se serait fait le scribe désabusé. Mais voilà qu’on découvre, fort heureusement, qu’il n’en est rien, quand surgit, au cœur du livre, ce cri de révolte :

Maintenant il est temps d’emporter
les larmes des feuilles
dans une malle de novembre

en ce jour non inscrit
j’en appelle
aux filles désancrées qui nous servaient de phares

Un intense congé est ainsi donné par le poète à son propre verbe : saisi du vertige solaire de sa méditation, comme elle s’était, dans ses incessants replis, déroulée jusque-là, le poème se réfugie côté ubac, en un lieu qui puisse être propice à la face princière des ténèbres. Peu à peu se révèle, dans une sorte d’obstination très émouvante, le sens profond d’une recherche qui nous prend à témoin et, à vrai dire, nous concerne essentiellement. Ici, de très fortes paroles sont entendues :

Savoir
l’inachevé du monde

[…]
le cours des choses illisibles
[…]
[avoir] l’innommé pour cible
[…]
Il brûle entre les mots
le livre se rétracte

Au terme du livre, surgit le questionnement ultime :

comment nommer
la majuscule du vide

[…]
quel est le vrai nom du monde
et surtout
où est la source

Un livre très convaincant, parfaitement intégré à l’éthique de son auteur, telle qu’elle s’exprime dans le prière d’insérer.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

André BRETON persiste – Dossier collectif réunissant des textes de Jacques Kober, Pierre Schroven, Antoine Colavolpe, Pierre Grouix, Cécile Mainardi et Jean-Michel Robert. Postface de Daniel Leuwers : « Grandeur pour l’essentiel ». Avec divers documents : lettres, photos, etc. Imprimé en Belgique (revue « Remue-méninges ») 7 €.

Les rêves les plus fous assaillent les principes dans ce nouvel ouvrage (dont André Breton signe les premières lettres, adressées au jeune loup qu’était Jacques Kober dans les années cinquante).

Plusieurs lettres donnent à Kober le feu vert du Surréalisme, un Surréalisme que Breton tient à maîtriser aux yeux du futur auteur de « Jasmin tu es matelot » qui, s’il fréquente les artistes et les littérateurs de toujours, n’en demeure pas moins un homme intègre capable de remettre sur pied un vieux mas, mais également une grande sensibilité qui installe sa réputation auprès des meilleurs.

Le livre s’articule autour d’un malentendu opposant Kober à la nouvelle équipe stalinienne. On sait combien le phénomène fut courant lors de diverses rencontres nécessairement agitées. Jacques Kober bataille pour attiser « l’intraitable » qui n’a aucune ambition d’école littéraire mais celle de découvrir et de changer la vie au plus près de la vie, entouré de ses admirateurs les plus fanatiques. André Breton, dont on fêtera bientôt le quarante-cinquième anniversaire de la mort, « persiste » dans cet ouvrage conçu tout à sa gloire mais en sauvegardant une grande part de vérité.
Sur plus de 50 pages denses, Jacques Kober rassemble les témoignages où le positif et le négatif s’affrontent, se heurtent, se complètent à telle enseigne que l’auteur des « Manifestes » en ressort moins « pape » et plus humainement écrivain.
On retrouve dans cette étude les noms de Pierre Schroven, Antoine Colavolpe, Pierre Grouix, et Jean-Michel Robert.

Daniel Leuwers justifie la postface : « Grandeur pour l’essentiel ».

Dans ce « Cahier collectif » où André Breton, dépoussiéré, plus actuel que jamais, « persiste », les nouveaux « Surréalistes » « signent », et c’est une belle leçon de modestie et de poésie.

Les Surréalistes furent toujours des êtres sensibles capables de tout. Et du meilleur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Michel BAGLIN : De chair et de mots, Le Castor Astral, 114 p. – 13 €.

Tout comme beaucoup de revuistes (Michel-François Lavaur avec « Traces », Jean-Pierre Lesieur avec « Comme en poésie » ou Jacques Morin avec « Décharge »), Michel Baglin reste lié au titre « Texture », très attachante revue qui laissa derrière elle un sillage des plus créatifs. À ses côtés, à la manœuvre : Michel Baglin qui, par le biais du roman, de la nouvelle, du poème s’établit comme l’un des poètes les plus avisés d’aujourd’hui et c’est une excellente initiative que de le rassembler en une belle anthologie personnelle.
« De chair et de mots » est un tout traversé par l’inspiration d’un créateur dont le charme poétique compose avec la vie de chaque jour.

Poète de l’amitié, poète des contacts (il fut journaliste longtemps), Michel Baglin épouse pleinement la réalité qui l’entoure. Le marcheur qu’il est devenu sait faire halte devant les paysages ou les hommes qui méritent attention. Le chemin qui est le sien n’est pas une route, ni une avenue mais une impasse, un sentier à peine défriché. Seulement perceptible aux connaisseurs.

C’est dire que Michel Baglin découvre pour nous un monde qui nous glisse entre les mains, entre les yeux.

Un monde qui s’évapore dès que né, qui s’évapore pourtant gorgé de suc et de sève.

« Laisser venir au monde tout le réel qu’on porte
et qui mûrit quand on écoute
et s’accomplit si l’on consent.
»

Dans ce livre, chaque mot est un battement de cœur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd trimestre 2012.

Yves BONNEFOY : L’Heure présente, Mercure de France, Paris, 2011 (Prix Kowalski 2011) – 12 €.

Depuis La Vie errante (Mercure de France, 1993), les livres de poésie d’Yves Bonnefoy ne se présentent plus, on le sait, comme des ensembles unitaires : ils se composent de textes – vers et proses – rassemblés pour marquer des étapes significatives ; et c’est encore le cas pour ce récent jalon d’une œuvre toujours en évolution où il s’agit, comme l’indique le dernier intertitre du livre, d’aller, aller encore.

Une attention spéciale semble devoir être accordée au poème en trois parties qui donne son titre à l’ensemble du livre : L’heure présente. L’heure présente, c’est le moment que nous vivons, qui, pour le poète, est aussi notre nuit d’ici, un moment propice à l’illusion :

L’éclair, une illusion,
Même l’éclair.

Cet éclair qui envahit le ciel en tout début de poème, hésite et presque s’immobilise avant d’illuminer l’embrassement si hautement symbolique des frères que sont sommeil et mort. Chez Bonnefoy, l’éclair parfois se fige, se décompose en gestes de doute ou d’interrogation ; on songe, par exemple, à ce fragment, au début de L’Arrière-Pays (Skira, 1972) : « … grâce à la foudre un jour immobilisée dans le ciel… », par quoi pouvait s’initier une méditation sur la réalité mentale d’un pays et même d’un peuple de l’horizon. Mais ici, la méditation prend le tour d’un affrontement direct avec Dieu, tout à la fois nommé et récusé, et comme par Lui-même :

Regarde, théologien,
Ne crois-tu pas que Dieu
Se soit lassé d’être ?
[…] tu sais qu’aucun sacrifice, à ses autels,
Ni même le sacrifice de son fils,
N’éveille plus son désir.

Même présentés ainsi dans l’ordre humain du désir, l’absence de Dieu dans le monde (L’âme du monde, […] Il ne la réveillera pas.), son essentiel retrait (Il n’écoutera pas […] Le cri du désespoir. Pas même/ Le hurlement de la bête égorgée) rendent, pour le poète, la foi impossible. Que, pourtant idéalisée par l’art, la forme humaine soit mortelle suffit, ici, à fermer la porte de la transcendance et de la résurrection :

[…] Je vois, dans la pluie d’or,
Danaé, ses cheveux épars. Mon amie, est-ce voir
Quand le peintre n’a eu entre ses mains
Que des corps dont les yeux se ferment ? Je vous touche,
Épaules nues, reflets dans la pénombre,
Fûtes-vous l’or que répandait un dieu ?

La lame du couteau qui déchire la bogue, mais ne peut entamer le bois du fruit forme le symbole où s’exprime cette dure vérité conquise : Ce qui est/ À jamais se refuse. Si beaux soient-ils, les souvenirs (notés « Illusion ») de la maison que nous avons aimée (sans aucun doute l’abbaye de Valsaintes où fut écrit Dans le leurre du seuil) se réduisent vite à ces mots tranchants : « rien », « personne » :

[…] N’existent
Que roses déchirées, pas de rose en soi,
Pas de corolle à soutenir un monde.

Ce n’est que sur la lumière des mots que le poète retrouve à s’appuyer, que la chose nommée se recolore :

Les mots sont-ils porteurs de plus que nous,
En savent-ils plus que nous, cherchent-ils
Au bord d’une eau du fond de notre sommeil,
Noire autant que rapide, refusée,
Le gué d’une lumière ?

Et, plus loin :

Regardez, écoutez ! Le moindre mot
A dans sa profondeur une musique,
Le phonème est corolle, la voix, c’est l’être
Qui peut fleurir, dans même ce qui n’est pas.

À nommer les choses, le poète reprend pied dans la recherche du Sens, qui fut et demeure, sinon l’obsession, du moins l’espérance de toute son œuvre ; cap d’autant plus difficile à tenir que le secours d’une garantie divine du sens fut constamment dénié au profit de valeurs immanentistes telles que la Présence. Car le vœu le plus cher, le plus intense, est bien celui que crie, justement à l’adresse de l’heure présente, le dernier vers de ce poème-clé :

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés.

La mort habite, en effet, l’heure présente, intimement mêlée à la vie, perpétuant avec fidélité l’enseignement de sagesse exprimé déjà dans le livre L’Improbable (Mercure de France, 1959) à propos des Fleurs du Mal de Baudelaire : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. À quoi font écho ces beaux vers du livre d’aujourd’hui (première partie : Raturer outre) :

Qui veut avoir, parfois, la visite se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure,
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.

Mort omniprésente, tant sur l’embrassement d’Amour et Psyché que par l’obstiné parcours, à travers tout ce livre, d’une ombre shakespearienne et de persistantes références à Hamlet, à Ophélie. Mort tout entière défendue et attaquée de mots : des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Mort que surmonte, en toute fin de livre, l’image d’un jour naissant : Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. Au poète, dont vogue l’embarcation entre illusion et vérité, il reste, comme il s’est saisi de la barre, une confiance et un courage singuliers, un regard assez lucide pour aller, aller encore.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Gérard BOCHOLIER : Un terreau pour un ciel, par Paul Farellier

Mon nom s’évaporera
Comme la pluie des ornières
Il n’y aura plus personne
Pour l’abriter dans sa voix

Alors dans un pli de ciel
Je ferai par brins de souffle
Le seul psaume de silence
Qui convienne à l’Éternel

(Gérard Bocholier, Psaumes du bel amour, Ad solem, 2010)

Voici une œuvre parvenue maintenant aux réalisations de la maturité ; même s’il n’est pas possible – ni souhaitable – d’en deviner les développements ultimes, on en distingue la direction essentielle ; et quant à ses sources, elle les porte en elle avec tant d’évidence et de simplicité que l’analyste est presque gêné d’en souligner les contours. Car ce ne sont pas des « thèmes » que révèle le cours de cette poésie, mais, dans une remarquable continuité de livre en livre, plutôt des points d’ancrage, des forces de gravitation, des vecteurs métaphysiquement orientés.

Rivée au sol, à la « terre prochaine », et parfois étonnamment chtonienne tant elle creuse profond, depuis une enfance rurale qui ne cesse de la hanter, la poésie de Gérard Bocholier, avec les mots de tous les jours, offre en permanence le plein de la nature, non par souci de description ou d’inventaire, mais pour la vision et l’épiphanie. Avec ce correctif, toutefois, que rien d’éthéré ou de suprasensible n’est sollicité par le poète : c’est dans l’humble réel, tantôt souriant, tantôt amer, toujours mystérieux, c’est aussi à travers l’opacité et les souffrances de la chair, et dans l’étroite parenté des morts qui ne l’ont pas quitté, qu’il perçoit les signes d’une « venue », pressentie décisive. Dès le premier poème, « L’enfant unique », de Terre prochaine (Rougerie, 1992), apparaît, ombre et lumière, ce continuum enfance-terre-vide-mort :

L’enfant qui restait derrière la fenêtre
Aimait les lents panaches d’ombre
Qui s’inclinaient au mur d’en face
Jusqu’en un lac vertigineux.

Il avait posé le livre
Pour suivre de toutes ses forces
Un char de paille illuminé,
Buisson d’azur au bout des fourches.

Le vide déjà lui plaisait,
Comme un lit à faire hors du monde,
L’absence un jardin de feuilles
Où danserait un jour la mort.

Comment ne verrait-on pas, dans ce dernier quatrain, comme en maints détours de l’œuvre entière, l’horizon assigné à un destin de poésie ? Que veut ici le poème, sinon traquer la mort dans le vécu de l’instant, y décrypter le codage d’un invisible ? Et ce sont là, en effet, les ancrages dont nous parlions : force de l’instant où vie et mort se fondent dans un être unique :

Ô mains amantes, par pitié,
Fiancez la vie et la mort !

comme en expriment ainsi le vœu les Chants de Lazare (L’Arrière-Pays, 1998).

Dans la poésie de Bocholier, la mort, on l’aura compris, si intimement mêlée à la vie que toute frontière entre elles deux semble abolie, est une épouse quotidienne avec, pour conséquence obligée, le double caractère d’une origine et d’un achèvement. L’œuvre répond ici exactement au souhait qu’exprimait, voici longtemps, Bernard Noël (Le Volcan et la Plume, revue Clivages, n° 3, 1975) : « Il faudrait parler de toute chose comme si l’on venait de la mort au lieu d’y aller. » Seul Lazare, figure centrale et longtemps récurrente de la poésie de Bocholier, peut parler à partir de ce lieu originel. Et seul l’appel d’un dieu l’y autorise :

La voix de mon ami m’appelle,
Plus sûrement qu’un cri d’aurore.

En ôtant Lazare de la mort, le dieu qui s’est fait homme annule la mort de l’homme et, d’avance, sa propre mort de dieu fait homme. La résurrection est promise, car que serait Lazare sinon le signe à tout jamais de la présence, l’humain rédimé, sa condition mortelle réorientée par l’espoir du salut et placée tout entière dans l’attente de la parousie ? C’est ce que révèlent les Chants de Lazare :

J’ai bu le vin de délivrance.

et par suite :

Ne me cherchez pas chez les morts,
Je m’inquiète dans l’invisible.

La parole du poète se dérobe à tout effet orchestral. Dans la nudité urgente qui fait les morts si proches, aucune place ne peut être laissée aux séductions d’un décor : au point que le réel et l’idéal se rejoignent dans une poésie que l’auteur a lui-même expressément considérée comme exercice spirituel. Aussi l’invocation vise-t-elle non pas à l’ampleur mais à la précision de la cible mystique, aidée en cela par la matité du vers bref – de longues séquences, par exemple dans Lueurs de fin (Rougerie, 2000) et surtout dans Le Démuni (Tarabuste, 2005), cité ci-dessous, enchaînent les tétrasyllabes : une métrique pour nous saisir de son austérité haletante. Ce qui est essentiel, ce qui est divin, parole entrecoupée, nous est confié dans l’essoufflement de la course :

Trop dur à vivre
Disait sa voix
Presque sans face
Contre les grilles

Ses yeux couraient
Dévorer l’ombre

Dévorer l’autre

Exiger Dieu

Dans La Venue (Arfuyen, 2006), d’où sont tirées les citations suivantes, le poète reste aux aguets devant la mort, avec l’espérance de l’invisible pour triompher d’une peur existentielle :

La peur
Toute la peur
Gluante sous la peau

[…]

À jamais détachée
De toi
Comme un manteau

et à l’écoute d’une voix qui remonte à la source, sans bouche et privée de visage :

Si basse maintenant
La voix qu’on croyait tue

Sans même de visage
De bouche aux lèvres d’encre

[…]

Dans le dédale fraie
Passage vers la source

Et c’est encore dans le tremblement de l’approche que persévère la recherche de ce Jour au-delà (Rougerie, 2006),

… pour cerner
Ce qui toujours s’échappe

parce que c’est à la lumière inatteignable de ce jour-là que

Le rosier noir déchire
Le visage penché
Qui aspire à se perdre
Dans la vérité des morts

Toujours, chez Bocholier, le monde proche, dans sa réalité détaillée, fuyante, instantanée, participe comme innocemment des seules sérénités éternelles. La poésie, comme elle est vue dans ces livres, offre l’image d’un terreau pour la germination d’un ciel. Tels s’orientent les Psaumes du bel amour (Ad solem, 2010), admirable suite de doubles quatrains rythmés en heptasyllabes – ce vers injustement taxé de légèreté alors qu’il recèle un pouvoir d’émotion dont le poète donne ici le plus bel exemple. Un souffle proprement divin parcourt d’ailleurs, de bout en bout, cette élévation progressive, cette résorption de la terre dans le silence de l’origine. Une fois encore, le nécessaire témoin, Lazare, garantit la vérité de la vocation humaine :

La mort ne le quitte pas
Qui a délié ses mains noires

À l’appel de cette voix
Qui fait bondir les étoiles
Et glisse contre les os
La flamme du bel amour

©Paul Farellier

Étude in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011.

Michel BAGLIN : Chemins d’encre (204 pages, 13 €. Rhubarbe éd.)

Les Chemins d’encre sont ici empruntés par Michel Baglin pour affirmer son appartenance à la fratrie des écrivains, poètes et romanciers de tous ordres. Il s’agit là d’un témoignage en lequel bien des poètes se reconnaîtront. Tout est prétexte à enrichir le créateur que, peu à peu, des rencontres littéraires confortent dans sa conception de la création. C’est d’abord le livre d’Ernest Hemingway, Le Vieil homme et la mer, que l’adolescent Baglin reçoit comme un cadeau et qui s’avère être un révélateur exemplaire des aspirations du tout jeune homme qui prend conscience petit à petit de sa relation privilégiée avec les mots. D’ailleurs, ils sont tous là les porteurs de magie ! Ceux qui nous invitent à la grande aventure ! Brassens et Vian mais également Arthur Koestler, André Gide, Albert Camus, Claude Roy et tant d’autres qui jalonnent ces Chemins d’encre avec leur fougue et leur talent, qui servirent d’exemple à celui qui devint journaliste, ami de la nature et de la vérité, puis écrivain. La lecture et l’écriture, c’est ce qui ouvre les mains et les chemins… Ainsi s’achève ce magnifique ouvrage dont les chapitres (« Sous le vent des pages », « Lettre de Canfranc », « Chemins d’encre », « Le poids des mots », « Comment dire » (carnets) et « Les pas contés ») rassemblent quelques morceaux choisis de l’un des meilleurs d’entre nous. Vient également de paraître, du même auteur : La Balade de l’escargot (256 pages, 16.90 €. Pascal Galodé éd.). Pour consulter le site de Michel Baglin : http://revue-texture.fr/

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

GILLES BAUDRY: NULLE AUTRE LAMPE QUE LA VOIX, Rougerie, 13 €.

Ce livre est un journal et un guide spirituels. Et c’est parce qu’il est un journal qu’il est un guide. Pour celui qui, comme Gilles Baudry, est un contemplatif, chaque instant a à voir avec l’évidence. Et son propos est de la faire partager. Évidence spirituelle qui est aussi une évidence sensible:

« Les étoiles qui sont
les fleurs les plus lucides de la nuit. »

C’est l’oreille spirituelle qui guide: le mot déchiffre et dévoile les résonances de la transcendance dans le sensible:

« Ces chants blessés des oiseaux migrateurs
qui sont la plus belle preuve du ciel ».

Sans cesse, l’esprit obéit à la « germination de la lumière », image de l’infini renaissant et source d’un élan jamais las:

«garde la page inapaisée ».

Humble et fervent, le poète sait reconnaître les délégués de l’infini. Ainsi, la première neige:

« elle est la seule
qui sache et qui se taise ».

Gilles Baudry suscite une géopoétique spirituelle à partir des monts d’Arrée: « on vit ici/… avec l’épine dorsale des monts/ pour ligne de partage/ entre deux mondes ».

Du cœur de la mystique chrétienne, il élève son poème à la contemplation de Marie:

« Son regard de vitrail
s’éclaire du dedans
sa gravité légère l’apparente au ciel ».

Sa foi le place au nombre des pèlerins d’Emmaüs, dans les pas du Christ:

«leur battement dans notre cœur
abolissait le temps ».

©Gilles Lades