Roger GONNET : La Traversée aveugle, coll. Le Semainier, éd. du Petit Pavé, Brissac Quincé, 2010, 12 €. Un si fugitif éclat, éd. L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 2012, 10 €.

La production poétique de Roger Gonnet est abondante : une quarantaine de livres à ce jour. Qu’elle soit suivie de volume en volume ou considérée par époques successives, sa qualité ne faiblit pas. S’il y a bien des constantes dans cette œuvre – ainsi le dépouillement aphoristique d’une parole dans l’immédiateté d’un regard soustrait à toute illusion, ainsi encore, un souci éthique fidèlement maintenu –, des éléments singuliers viennent caractériser ces deux ouvrages, pris parmi les plus récents.

La Traversée aveugle : ce titre, image bouleversante de l’humaine condition, est tiré d’un poème (« Le cliché décoloré ») où il semble que tout soit dit d’un versant de l’existence :

Entre l’opaque et le transparent
la traversée aveugle

Les murs muets

Les chambres vides

Les impasses où tu te fourvoies

Bras ouverts

Et ce n’est pas pour rien que le livre se déroule « à l’écoute d’une parole détruite », à travers « les décors disparus », en chemin sous « les étoiles absentes », et que la fin du parcours est évoquée comme l’ultime élargissement d’un captif :

Avant que

Privé de paroles

Tu t’évades

Les yeux grands ouverts

Libre

Avec Un si fugitif éclat, s’il reste gravité de ton et de pensée – ce qui est gage d’authenticité –, il semble bien, cette fois, que sagesse et sérénité vont réussir à l’emporter. L’effort d’« ouvrir/ un chemin de traverse », de « relever les ruines », de « quitter/ un trop plein qui déborde », tout cela tourne en cet aboutissement

pour aborder où les mots reposent
comme peuvent reposer les morts

au profond

Le livre s’achève en éternité, à « la source/ gorgée de lumière et de larmes », là où « un nom/ pourrait s’écrire ».

Saluons ici deux des meilleurs livres de l’auteur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Jean-Paul GIRAUX : Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du « Mercredi du poète », études et entretiens, Anthologies de L’Arbre à paroles, 270 pages – 18 €.

Cette anthologie est le résultat de diverses rencontres organisées dans le cadre du « Mercredi du poète » à la brasserie du « François Coppée », à Paris, rencontres et entretiens que Jean-Paul Giraux a publiés, dans un premier temps dans diverses revues (dont « Poésie sur Seine » et « Poésie / Première ») et qu’il rassemble aujourd’hui en un volume de plus de 250 pages pour les éditions de L’Arbre à paroles.

Pour chaque invité, Jean-Paul Giraux rédige un texte (de différentes longueurs selon la personnalité de l’un et l’inspiration de l’autre) et le publie dans l’une ou l’autre de ses revues de prédilection.

Nous ne nous attarderons pas sur Aragon, Césaire et Guillevic, trois grands de la poésie francophone que tout le monde connaît. Si nous en avions le temps, nous nous pencherions plus volontiers sur les essais concernant Claude Albarède, Jean-Louis Bernard, Claudine Bohi, Jacqueline Bregeault-Tariel, Danièle Corre, Monique W. Labidoire ou bien encore Jacques Simonomis à qui l’on accorde une « postérité » de tous les instants.

Jean-Paul Giraux présente chacun des « invités » avec une très chaleureuse aisance et ce n’est pas sans émotion que nous retrouvons ici Jean Joubert, Vénus Khoury-Ghata, Lionel Ray, Nohad Salameh, Jean-Pierre Siméon et quelques autres qui nous pardonneront de ne les pas citer.

Cette anthologie « intelligente » mérite que l’on s’y arrête et que l’on fasse chemin commun avec ceux et celles qui font la poésie aujourd’hui.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Pierre GABRIEL, L’Oiseau de nulle part, illustrations de Marie Legrand, (L’Idée bleue, coll. Le farfadet bleu, 2005, 48 p., 9 €)

Poèmes pour l’enfance : c’est là un genre bien redoutable, une marchandise finalement assez suspecte ; à côté de quelques indéniables réussites, combien de ratages où l’ambition de retrouver ce qu’il est sottement convenu d’appeler « une âme d’enfant » a fait manquer le coche, soit par pure niaiserie, soit – pire encore – par le calcul rusé des fausses naïvetés.

Mais ici, on est bien loin de ces sortes de tromperie. Les poèmes que nous a laissés Pierre Gabriel, à la suite de ceux du Cheval de craie publiés de son vivant dans la même collection, sont de l’or pur : on n’a pas cherché à « se mettre à la portée de… » ; on a seulement senti que descendait là une parole commune, dont tout l’humain reste une enfance. Et c’est donc à bon droit que figure en quatrième de couverture, cette mention non déceptive : Pour lecteurs à partir de 5 ans et jusqu’à plus que centenaires.

Prenons au hasard un seul exemple. Voici, page 13, sous l’intitulé Le brouillard, le début d’un poème qui s’adresse à un « toi », mais sans la moindre sollicitude paternaliste. Le poète ne se penche pas vers son lecteur, il ne lui fait pas la leçon, il partage de pair à compagnon :

Soudain, tu n’es plus de nulle part,
La terre a perdu ses couleurs.
En vain tu ouvres grands tes yeux,
Le monde a cessé d’exister.
Et te voici errant comme un fantôme
Entre ces murs de brume qui t’enserrent.

[…]

Faut-il faire grief à cette poésie de tenter, par les thèmes et par le fond lexical où elle puise (village, hirondelle, grenier, margelle, épouvantail, feu de la Saint-Jean…) de perpétuer l’empreinte désuète d’une tradition paysanne dans l’imaginaire d’une enfance irrémédiablement urbanisée ? Nous ne le croyons pas, et nous pensons au contraire qu’on sacrifie bien assez, par ailleurs, aux « monstres froids » de l’actualité.

C’est donc un petit livre à offrir sans hésiter, d’autant qu’il est admirablement illustré pour le plaisir et l’intelligence des yeux.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Yves GASC, Soleil de minuit (Librairie-Galerie Racine)

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, « où la voix même du temps s’étiole ». Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. On devient, ou l’on redevient, protégé de la barbarie universelle, même si, pour vivre, la passion qu’on éprouve doit s’enfouir dans la nuit et se réjouir au soleil.

Attisé par le « lit de braise », toute souffrance lévitant, l’âge comme expulsé, le poète a fait une rencontre sans frontières. De cette illumination « plus forte que le réel », de « ce bonheur et ce malheur d’être deux sur terre », sont venus des poèmes, fracas surgis d’un terreau méditerranéen où la ferveur amoureuse fascine.
Car aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Ah ! l’immense trésor que son visage hissant l’élu « près de la soif », parmi les peuples de la mer…

Avec ce recueil, Yves Gasc donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière ». Ses poèmes valident la promesse de « nuées immortelles » et le miracle d’un « doux lit d’algues dans les étoiles » qu’un sortilège — celui de la distance — ne lui permet d’éprouver que durant la saison de l’été.

©Alain Breton

(Quatrième de couverture, reproduite in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Jacques GASC : OAXACA DÉSORMAIS HORS D’ATTEINTE LA PAROLE : éd. Jacques Brémond ,15 €.

Ces poèmes – fragments de prose, vers modulés à l’extrême, simples mots – sont énoncés par une parole impersonnelle soulignant « la déperdition de l’écho. »

À travers « le déroulement du discours qu’aucune pause ne distrait », l’on devine, ou croit deviner, un double paysage marin, dont l’un se trouve au Mexique (Oaxaca, le Pacifique, brefs éclats de la tequila et du tabac). Et toujours, ici et là-bas, une société finissante qui s’avive aux romans de Galsworthy et au « zèle inquiet des présages ». Les paysages sont frappés d’une rupture de charme sous « la faible connivence des regards ». De même que se déploie malgré soi « l’espace déchu de l’amour ».

Les éléments de cet ouvrage sont placés en abyme et dans une perspective de secret telle que le lecteur est appelé à attendre

« jusqu’au noir absolu où la phrase connaît sa vérité. »

Faut-il tenter de reconstituer le puzzle ? Est-ce là l’histoire d’un illusoire exil ? Le poème devait-il trouver une parole qui transcende la sourde violence des allers-retours entre l’ici et l’ailleurs ?

Lisons, et relisons, jusqu’à saisir le filigrane qui travaille « l’envers possible du poème ».

©Gilles Lades

(Note de lecture in revue Friches, n° 95)

Yannick GIROUARD : Hautes marges suivi de La danse de l’arbre (2007, éd. Librairie-Galerie Racine, 23, rue Racine – 75006 Paris, 12 €)

Auteur de six recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, Yannick Girouard, est devenu en l’espace de dix ans, l’un des meilleurs poètes édités par la Librairie-Galerie Racine. Poète chrétien, Girouard vit sa foi à la manière d’un Roland Nadaus ou d’un Jean-Luc Maxence, c’est-à-dire, sans œillères. Dieu et le sacré sont donc évidemment présents dans la thématique, dans les « Hautes-marges » de l’être, mais en filigrane et d’un point de vue cosmique, universel, et non dogmatique. La souffrance intérieure, l’angoisse, la solitude, l’amour : La Vie : un don par échange – Non : une osmose – comme entre le ciel et tes yeux, la solidarité avec les démunis et les opprimés : je n’ai plus d’ombre – que celle du monde, sont quelques-uns des thèmes forts de ce recueil comme de l’œuvre de Girouard ; une œuvre dense, fluide, exigeante, sans ornières et sans clichés.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Isabelle GUIGOU : Le parfum des pierres aveugles (2007, éditions Clarisse – 170, allée de Sainte-Claire – 76880 Martigny, 10 €)

Avec la sortie du livre d’Isabelle Guigou, « que l’on ne traverse pas sans bouleversement », annonce l’éditeur, « nous avons pris la décision de baisser le prix de vente de la collection de 12 à 10 € pour donner au plus grand nombre la possibilité de soutenir notre travail. » Et ce travail, il est vrai qu’il mérite d’être soutenu. Née en 1969, Isabelle Guigou enseigne le français dans un collège du Jura. On lui doit sept plaquettes de poèmes, publiés notamment en revue. Le parfum des pierres aveugles est certainement l’écrit le plus abouti de cet auteur, qui nous fait part de son angoisse, de sa douleur et de sa mélancolie : m’assurer que tout est encore en moi… M’assurer que rien n’est passé mais contenu – Finalement tout cela au-dedans de mon corps. Ce parfum des pierres aveugles peut-être considéré comme le carnet de bord d’une enfance défunte : Lieu tranché en pleine enfance… – On cicatrise – Cette douleur pourtant au-delà du moignon ; du temps qui passe : Caresse d’outre-tombe – D’outre-temps ; du deuil : Gravir une à une les marches vers la lumière – Sortir un à un les absents du ventre de la mort ; et de la solitude : Mes mots répondent aux silences, claudiquent dans un dialogue boiteux à travers le temps.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Vincent GUILLIER : Maurice Blanchard, L’avant-garde solitaire (2007, L’Harmattan, 5/7, rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris, 13,50 €.)

Trop méconnue, voire sous-estimée, l’œuvre de Maurice Blanchard est composée d’une quinzaine de volumes, de plaquettes, et d’un volumineux journal. Elle est de première grandeur. Il s’agit d’un diamant coupant, pur et inaltérable, lancé dans l’œil crevé de la condition humaine. Maurice Blanchard est le poète qui inaugure Riverains du feu (l’anthologie émotiviste de la poésie francophone contemporaine, que je ferai paraître, en juin 2009, au Nouvel Athanor), et ce n’est pas un hasard. Blanchard, qui a écrit : « Le poète n’est rien, c’est ce qu’il cherche qui est tout », est vraiment ce géant de la création poétique, cet aîné merveilleux et intraitable, qui n’a pas encore la place qui lui revient. Quasiment ignoré de son vivant, sauf de quelques-uns et non des moindres (René Char, Paul Eluard, Joë Bousquet, Julien Gracq, Mandiargues, Henri Michaux, Albert Ayguesparse, Marcel Béalu, Jean Rousselot…), Blanchard avait prédit qu’après sa mort, quelques jeunes redécouvriraient ses poèmes. Vincent Guillier est sans doute l’un d’entre eux. Tout comme Maurice Blanchard (Montdidier, Somme) et Marc Patin (Brenouille, Oise) les deux poètes surréalistes du cru, qui ont d’ailleurs travaillé ensemble à la SNCASO, dans l’aéronautique, Vincent Guillier (né en 1978) est d’origine picarde. Ce jeune homme, diplômé en Lettres et en Philosophie, s’est passionné pour l’œuvre comme pour la vie de Maurice Blanchard (1890-1960), et on le comprend. Il a notamment préfacé l’heureuse et attendue réédition de La Hauteur des murs (Le Dilettante, 2006), tout en concevant et en réalisant l’exposition sur l’œuvre du grand poète, en 2003, à l’université Picardie-Jules Verne. S’il ne saurait encore s’entendre comme exhaustif, l’essai de Guillier possède le grand mérite d’être véritablement le premier à défricher un terrain qui est trop longtemps resté à l’abandon, celui de l’œuvre-vie du poète-ingénieur de Montdidier. Né et mort dans cette ville de la Somme, Maurice Blanchard a connu une enfance pauvre, difficile et l’enfer du travail dès l’âge de douze ans. Il s’est engagé, en 1907, dans la marine pour intégrer l’Ecole des ingénieurs mécaniciens. Durant la Première Guerre mondiale, il sera l’un des rares rescapés de l’escadrille de Dunkerque. Dès l’armistice il intégrera définitivement le secteur de l’aéronautique, où il se distinguera comme un brillant ingénieur (s’associant avec Blériot et créant de nombreux prototypes d’hydravions et de torpilleurs). Il possèdera ainsi, dès 1924, sa propre société de constructions aéronavales et obtiendra deux records mondiaux d’altitude. 1927 sera l’année de la délivrance et de la révélation poétique. Durant l’Occupation, Blanchard intégrera le réseau de résistance « Brutus ». Parallèlement, il élaborera dans l’urgence, à vif, son œuvre poétique, et participera aux activités du groupe surréaliste de La Main à Plume, qui le reconnaîtra, et c’est une première, comme un maître. À défaut de devenir un membre à part entière du groupe surréaliste, Blanchard – franc-tireur intraitable – deviendra un compagnon de route, et se liera d’une amitié indéfectible avec Paul Eluard et René Char, qui l’admirèrent et saluèrent en lui : « Toute la vie jetée aux mots enragés, aux mots à face humaine. » C’est cet itinéraire que Guillier, tout au long de son essai (qui comprend également un cahier iconographique et un choix de poèmes), parvient à retracer, s’attachant particulièrement à faire ressentir l’importance du pays natal, des origines du poète et de son enfance-douleur, qui sera à l’origine de sa révolte et de sa colère ; enfance-plaie, dont, jamais, il ne cicatrisera. On remerciera aussi Guillier de ne pas s’être aventuré de façon hasardeuse sur le terrain glissant qu’est l’histoire de La Main à Plume durant l’Occupation, histoire que Blanchard a croisée et dont chacun sait, à présent, qu’en aucun cas, Noël Arnaud et Jean-François Chabrun n’en furent les « dirigeants », mais des membres controversés et pour cause. Le plus important demeure, c’est-à-dire, le génie et la droiture exemplaires d’un Blanchard, qui nous éloignent de la boue.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Louis Guillaume (1907-1971), Hommage au poète cristolien, Les Amis de Louis Guillaume, 114 ter avenue de Versailles, F-75016 Paris.

2007 fut l’année du centenaire de la naissance de Louis Guillaume. Divers hommages lui furent rendus grâce au travail efficace de Lazarine Bergeret et des « Amis », nombreux, de l’œuvre et du poète. À cette occasion, fut publié un ouvrage (18 x 30) de 38 pages qui retrace schématiquement les étapes d’une existence vouée à la poésie, et constitue une approche indispensable pour tous ceux qui découvrent ce poète d’importance, ainsi qu’un tremplin pour tous les curieux d’une œuvre ou l’humanisme rejoint une poésie de tous les instants.

Né à Paris le 18 décembre 1907, décédé le jour de Noël 1971, Louis Guillaume laisse à la postérité une soixantaine de livres (pour la plupart de poésie) ainsi qu’un « Journal » dont les « Amis » publient chaque année de longs extraits dans des « Cahiers » du plus grand intérêt.

Dans la présente publication, que l’on peut considérer comme une superbe « carte de visite », figure la biobibliographie de Louis Guillaume, suivie de diverses rubriques : « L’enseignant », « Louis Guillaume cristolien » (habitant de Créteil en région parisienne), les thèmes chez le poète, les amitiés, les hommages, les témoignages et enfin « Le rayonnement du poète dans le monde ».

Plus de 35 ans après sa disparition, grâce à Lazarine Bergeret et à « l’amicale », Louis Guillaume ne cesse de rassembler de nouveaux admirateurs autour d’une œuvre riche, saluée par Max Alhau, Gaston Bachelard, René-Guy Cadou, Jean Follain, Pierre Gabriel et vingt autres…

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 359, avril 2008

Pierre Gabriel: Entre le feu et la cendre

Pierre Gabriel fut un poète discret qui, né à Bordeaux en 1926, vécut dans le Gers à Condom où il exerçait la profession de distillateur. Il ne fréquenta pas les cénacles, se rendit rarement à Paris, mais, fidèle à un esprit artisanal, publia des années durant une revue de poésie qu’il imprimait sur sa presse à bras: Haut Pays. Il mourut en juillet 1994: il n’eut pas le plaisir d’aller recevoir le Grand Prix du Mont Saint-Michel qui lui avait été attribué pour l’ensemble de son œuvre. Auparavant quelques prix avaient récompensé son talent: le prix Voronca (1958) pour Les Voix perdues ( Subervie ), le prix Artaud (1967) pour Seule mémoire (Rougerie) et le prix Apollinaire (1983) pour La Seconde porte (Rougerie).

L’œuvre de Pierre Gabriel, dont il faut bien s’accorder à dire qu’elle sonne humainement juste, est jalonnée de recueils aux accents singuliers mais que l’on peut scinder, pour la commodité, en deux parties. La première comporte des poèmes de facture classique qui disent l’enfance perdue, le passé encore proche, la solitude, ainsi que l’amour, enfin, à partir de 1972, avec La Main de bronze, se construit une philosophie de la destinée. A cette époque, s’élabore également une écriture qui manie l’antithèse, la dualité dans les termes et qui révèle un homme tourmenté mais refusant le pathétique, adoptant une attitude stoïque en face de notre condition. Cet homme sans Dieu, mais qui, souvent, se réfère à des dieux anciens, livre sa pensée, dit l’ambiguïté de notre destin partagé entre l’absurde d’une mort envisagée sans crainte et le désir que nous avons de maintenir au plus près la vie, une vie qui aspire à l’ éternité. Ce désir d’être au monde, Christian Hubin, dans l’étude qu’il a consacrée à Pierre Gabriel et parue aux éditions Subervie, le souligne par ces mots: Chacun des poèmes de Pierre Gabriel tente de préserver une lueur que déjà la nuit guette, une flamme qui, à peine allumée, vacille sous un souffle noir, mais s’obstine et s’acharne à survivre. Dès lors, comment ne pas suivre l’itinéraire de Pierre Gabriel au long des recueils qu’il a patiemment confectionnés.

Dans Les Voix perdues sont contenus les thèmes à partir desquels Pierre Gabriel développera plus tard ce que l’on peut appeler sa philosophie existentielle. Par ces poèmes est traduite sa nostalgie pour une enfance vers laquelle il voudrait revenir:

De tous les sentiers que la neige efface,
Sauras-tu trouver, au bord du matin,
Le seul où tes pas laisseront leur trace,
Le sentier secret parmi les jardins
Où l’enfant perdu te prendra la main ?

De même transparaît le goût pour rappeler les privilèges de la mémoire, alors que l’on note, déjà, la présence de la mort çà et là évoquée, un thème qui hantera son œuvre et, avec elle, la fuite inexorable du temps: J’interroge le temps perdu, écrit Pierre Gabriel et cette interrogation n’aura de cesse.

Avec Seule mémoire, une voix plus assurée s’élève et une quête commence. Dans ce recueil, la mémoire apparaît comme le facteur qui permet de mettre en lumière des pans d’une existence qui n’appartient plus à l’homme. Avec les rappels parfois dramatiques de la mémoire, Pierre Gabriel s’efforce de nommer ce qui l’entoure, comme pour ne pas disparaître de sa vue, pour ne pas que la nuit l’enferme définitivement. Pourtant c’est bien la mémoire qui conduit le poète vers l’aube et repousse les ténèbres. Instant quasi miraculeux que celui où le présent, qui est la parole dans son immédiateté, et la mémoire se rencontrent. A partir de ce moment, la vie toujours possible, l’amour à venir, sont à la portée du regard:

Je parle, et te parler me suffit à survivre
Si ma vie naît enfin de ta seule mémoire.

Avec la mémoire s’effectue le retour inattendu aux sources de l’enfance et, par conséquent, dans des zones que le temps n’atteint plus, à travers un pays que Pierre Gabriel n’a jamais abandonné et dont la permanence le rassure. Dans ces instants d’exception où, provisoirement, est exclue l’idée de la mort, le lyrisme de Pierre Gabriel témoigne d’une ferveur envers la vie et la terre, d’un bonheur précaire certes, mais conquis dans son éphémère durée:

Je t’offre ce pays, son poids de grappes mûres,
L’ombre d’un homme seul, ici, porte trop loin
Je te fais aujourd’hui le don joyeux du vent.

Mais de tels instants sont rares et le retour à soi fait resurgir la présence de la mort et de ses mystères, tandis que s’affirme la pensée d’un monde privé de Dieu. « …je sens je rôder la mort / Et j’appelle au secours, mais Dieu n’est pas d’ici « . Ce recueil, autant que les suivants, mettent en lumière la quête d’une parole qui nommerait tout, d’un silence qui recouvrirait tout et livrerait la clef de l’énigme en donnant naissance à cette parole. Dès lors on note de nouveau une construction duelle: parole et silence, de même que voisinent l’espoir et la douleur. Cette notion de  » double  » traverse une grande part de son œuvre, traduisant l’incertitude qu’éprouve Pierre Gabriel, le doute qui le caractérise et qu’il n’hésite pas à nommer.

Avec La Main de bronze s’impose une œuvre fondée sur l’interrogation d’un homme sur la destinée, en même temps qu’il recourt à des poèmes aux allures de fables, de récits en prose, un genre qui permet de savoir que Pierre Gabriel fut aussi l’auteur de deux romans: L’Ormeau et Une vie pour rien, ainsi que d’un livre de nouvelles: Le Serpent bleu (Prix Prométhée 1988). La Main de bronze est un des livres majeurs de Pierre Gabriel. Il y décrit le sort de l’homme pris dans un univers qu’il ne comprend pas toujours, un monde dans lequel le juste est abandonné à son sort, enfermé dans un labyrinthe qui ressemble à une prison, martyrisé, condamné à mort: Sur la vitre battue de pluie grondaient de funèbres tambours. Une porte claque. On venait le chercher. On traînerait son corps vidé de sang sur les lieux du supplice. Dès l’abord est dénoncé le sentiment de culpabilité qu’entretient chacun de nous et la révélation de notre faiblesse. Quant à la solitude qui s’affirme, elle provoque la crainte, l’incompréhension au détriment d’une force imposée en face du monde. Il y là des accents pascaliens pour exprimer une philosophie de l’absurde, alors même que Pierre Gabriel avoue que la joie doit être préservée: Taisez, par pitié, cette joie, et ce bruit déchirant du sang qui reprend vie, du monde qui bat la chamade. Au regard lucide du poète n’échappe pas l’illusion de la liberté: Encore quelques pas, et je serai sauvé. Que je parvienne au bout de ce chemin, et je me croirai libre, écrit-il. Mais, dans un dernier sursaut, il refuse de s’abandonner au désespoir et l’interrogation qui clôt le dernier poème de ce recueil en témoigne: Encore un pas. Vers quelle autre lumière ? Chacun répondra à sa convenance selon ses croyances.

Lumière natale continue d’expliciter la philosophie de son auteur et, dans l’expression de sa pensée, on note de nouveau le recours à la dualité qui traduit sa volonté de faire la même part à chacune des propositions. S’inscrivent également dans ces poèmes la manifestation de la mort et la lutte entreprise contre celle-ci, mais aussi la victoire de la vie avec l’acceptation d’une fin qui serait en quelque sorte l’attente de l’éternité:

A chaque souffle, à chaque mot
Notre sursis s’accroît
D’un même écho, d’un souffle égal
Au seuil d’un jour qui n’aura pas de fin.

Pierre Gabriel instaure un monde où il est question d’un dieu ou de dieux mais pas de Dieu, ce que l’on avait déjà noté, alors qu’il s’efforce de préserver la lumière, de savourer l’éphémère, de parier en faveur d’une renaissance pour un cycle sans fin.

Dans La Seconde porte, la méditation de Pierre Gabriel s’approfondit, tandis qu’il poursuit son interrogation sur le sens de la vie et que son écriture devient plus dense, chargée d’un mystère solidaire de sa démarche. De nouveau on note cette dualité de la pensée qui s’exprime par des antithèses: vie-mort, cécité-lumière, mots-silence… Cette dialectique se charge de plus de poids au moment où le poète essaie de concilier, dans une même unité, ces deux formes contraires, de même qu’il s’efforce à l’apprentissage du temps. Dans la fusion de l’éphémère et de l’éternité à laquelle l’homme est promis se résout le dilemme:

Le temps ne brûle que le temps,
Toute parole est sans limites,
L’éternité passe par nous.

Extrait de la nuit initiale, l’homme naît désormais au monde, ébloui par cette naissance qui passe par les mots. Cette révélation de l’unité devant laquelle le mystère demeure, conduit Pierre Gabriel à dévoiler sa vision d’un monde où s’impose l’absolu. Par une poésie ouverte, fidèle à la lumière qui le guide depuis longtemps, Pierre Gabriel situe l’homme au cœur de l’univers, dans l’attente d’une révélation au-delà des temps, certain que rien n’est jamais perdu des paroles, des questions posées.

La Route des Andes a été écrit à la suite d’un voyage au Pérou, terre d’une civilisation qui a consacré la mort des dieux. Au cours de ces errances dans des lieux où perdure encore le souvenir des Incas s’exprime une leçon de vie. Certes la mort est toujours présente, rappelée à plusieurs reprises, mais toujours en parallèle avec la vie qui la précède et lui succède:

Un seul éclair désigne ici
L’éphémère brasier
D’où renaîtra de toute éternité
L’étincelle qui porte vie.

Ce va-et-vient entre absence et présence est incessant, de même que s’affirme le désir de découvrir l’énigme d’une existence jusqu’à présent réduite à des incertitudes. Ce qu’il faut retenir aussi de ce livre, c’est l’évocation de la puissance de la nature qui entretient avec les hommes des liens d’exception. Ainsi la forêt, le fleuve affirment leur grandiose suprématie:

Une autre saison nous enclôt dans la touffeur de la forêt qui parle.
Ici, notre enfance renie ses rites, ses mirages, ses chemins s’astres fabuleux.
Entre ciel et désir, le fleuve s’ouvre à l’étrave des songes,
Son haleine embue notre regard, efface notre voix.

Au cœur de ces paysages Pierre Gabriel comprend que la vie et la mort se confondent et que pareils lieux s’ouvrent sur l’éternité, tandis que la notion de sacré s’impose avec force. Au cours de ce parcours, le poète guette avec espoir l’apparition de la lumière parce que le soleil a toujours été vénéré comme une divinité et également parce que cette lumière est aussi le véhicule de la parole. Dans les villes abandonnées, ruinées qu’il traverse, Pierre Gabriel voit la mort s’effacer au profit d’une renaissance toujours attendue. Sa marche le conduira à la découverte d’un lieu véritable chargé de mythes détenteurs de la vie. Ce sera devant la contemplation des sommets habités par les anciens dieux qu’il comprendra que s’accomplit l’incarnation du temps et de la parole:

Chaque heure naît de notre sang, chaque heure d’avant nous, d’avant même le monde.
Midi aveugle règne. En toute chair vont s’accomplir le temps précaire et sa parole.

Après une ascension à la fois physique et spirituelle, l’homme peut enfin se dépouiller du superflu, accéder à sa délivrance et parvenir à la conquête de soi:

Tu as gravi l’invisible paroi,
Mais la cime se tient au-delà, étincelante et pure à l’instant de la foudre,
Plus haute encore,
Cime plus que jamais.

Dans ces poèmes, Pierre Gabriel exprime avec ferveur l’espoir qui ne l’a jamais quitté de voir restituée à tout être humain la dimension qu’était la sienne. Entre l’homme mythique des Incas et l’homme contemporain s’accomplit une admirable fusion grâce au regard que porte le poète sur cette terre où souffle encore l’esprit de ses anciens habitants.

Le parcours poétique de Pierre Gabriel s’achève avec La Cinquième vérité, recueil posthume, qui reprend les poèmes de La Main de bronze, mais qui contient de nombreux inédits, beaucoup d’entre eux aux allures de récits, de paraboles. Dans ces derniers les symboles employés accentuent une impression d’égarement, le sentiment que tout être humain est conduit à sa perte, tandis que sont soulignées l’absurdité des coutumes, la haine à l’égard des autres: Rien n’a changé en apparence. Ma maison reste ouverte à l’accueil. Mais on m’évite désormais. Je sens peser la haine aux yeux glacés. De même la mort se confond à la vie balbutiante et sans cesse Pierre Gabriel oppose le feu à la cendre afin de suggérer le contraste entre l’illusion précaire et la réalité: Mais de quel feu s’alimente le feu quand toute soif avive notre soif, quand notre chair déjà porte le nom de cendres. Aussi, au cours de ce voyage involontaire, l’homme constate-t-il son désarroi: le monde lui demeure étranger même si les choses s’offrent à lui dans leur fraternelle connivence. Il pèse sur chacun d’entre nous des menaces insoupçonnées qui s’imposent dans leur évidente clarté. Reste la quête de la lumière, fragile espoir entretenu et exprimé sobrement:

Je ne sais rien de la lumière
Qui se cache sous la lumière.

Dès lors, la vie étant ce peu de cendres entre les paumes de la mort, quelle autre solution reste-t-il sinon l’acceptation de sa propre fin sans renoncer pour cela à l’espoir, sinon les mots auxquels le poète s’attache et se rattache avec nostalgie, manifestant une attitude digne à l’image de ce qu’il fut toujours envers l’existence ?

Tout au long de son œuvre Pierre Gabriel a su approfondir sa méditation, étendre son regard dans un double mouvement où la présence et l’absence se côtoient. Toutefois il aura fallu que lui soit révélée la destinée de l’homme pour que la vie et la mort se découvrent l’une à l’autre par le biais de la pensée et des mots. Grâce à eux, Pierre Gabriel accédait à un temps primordial. La poésie l’entraînait alors sur des chemins jusqu’à présent interdits vers lesquels il conduit le lecteur avec lucidité et courage.

©Max Alhau

(Étude parue dans Aujourd’hui Poème, n° 54 – octobre 2004)

Bibliographie sommaire:

Les Voix perdues (Subervie, 1958),
Seule mémoire (Subervie, 1965),
La Main de bronze (Chambelland, 1972),
Le Nom de la nuit (Rougerie, 1973),
Lumière natale (Rougerie, 1979),
La Seconde porte (Rougerie, 1982),
La Route des Andes (Rougerie, 1987),
La Cinquième vérité (Rougerie, 1994),
L’Amour même (Voix d’encre, 1997).