HOMMAGE À JEAN-PAUL HAMEURY

Avoir, dans sa vie, rencontré l’œuvre de Jean-Paul Hameury, cela doit être compté comme une véritable chance. Voilà, en effet, des livres de poésie, mais aussi des récits, des nouvelles, des essais, qui emportent notre regard vers les confins ; qui nous obligent, nous, humains trop humains, plus souvent soucieux de tranquillité que de conquête, à dépasser nos habitudes mentales ou sensibles, à regarder en face notre part terrible. Un obscur a été porté au jour ; faute de la sorte de témérité que cette œuvre inspire, il aurait pu rester ignoré.

L’obscur, sans doute, mais aussi le nihil et la mort, sont ici des thèmes récurrents. S’étonnera-t-on de la prééminence ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition ? Comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury restait convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devrait surgir une lumière : « Une œuvre authentique », écrivait-il, « quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. » Du coup, reconnaissons-le, nous accédons à une vérité qui, par delà dépossession, déréliction et souffrance, impose la beauté. Plus encore, nous comprenons que c’est précisément de sa permanente confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu, que l’art de Jean-Paul Hameury a pu s’éprouver et s’authentifier. À chaque pas que nous risquons au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croyons entendre un parler venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un langage de l’autre rive.

La raison en est que la parole entendue dans tout le cours de cette œuvre émane de quelqu’un qui avait vu lui-même par-dessus ce qu’il appelait le « fleuve infranchissable » ; cette parole est celle d’un voyageur fatal qui avait su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort qu’il situait, selon ses propres termes, « au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit ». L’homme de la mort, écrivait-il, est « invisible et muet », mais il est « voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles ». Et c’est la force de ses livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on aurait juré immuables : celles de la vie et de la mort. L’écriture peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte, le poète s’étant donné pour devoir de braver le séjour infernal et, comme il l’écrivait dans son livre Derniers rivages, d’y « partager le désarroi des âmes détruites ». Pour lui, d’ailleurs, l’éternité même de la mort reste présente à notre monde, comme il l’exprimait dans Requiem : « Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. » C’est dire que c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité ; et qu’ils n’ont pas passé la porte de la transcendance.

À ce monde où nous vivons, et qui, même à ses morts, ne permet pas de lui échapper, Jean-Paul Hameury ne reconnaissait, pour autant, aucune supériorité. Pour lui, dans une approche toute philosophique, le monde est assurément ce qui doit être jugé. Et c’est justement à la faveur de ce procès du monde que s’ouvre le passage le plus évident entre l’écriture poétique d’Hameury et celle de ses récits et nouvelles. Là se manifeste vraiment la continuité de l’œuvre. Voyageur des confins, poète de l’extrême, Hameury, usant parfois d’un humour dévastateur, suscitait des personnages eux-mêmes toujours « à la limite », comme son étonnant Macchab ; il plongeait aussi dans des univers surprenants, pétris d’une logique implacable de l’étrange, et dont pourtant le faible écart avec notre réalité quotidienne nous la redessine aussitôt coupable – et mise derechef en accusation. En effet, le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails tout à fait cousins de notre vécu, c’est notre propre existence que nous apercevons. Et nous voici à voyager, comme dans son récit L’Empire, tels des Gullivers que berce une ironie désolée. Se tiennent donc les audiences d’un procès où comparaissent le monde et surtout notre époque, procès que parachèvent des textes d’essais décisifs, comme Illusions et mensonges ou encore Regards sur le temps présent.

L’essayiste rejoignait ainsi le poète qui, dans les vers intitulés Épisodes, conclusion amère du livre Derniers rivages, renouvelait en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

Après tant de pauvres errances
les lendemains sont dissipés.

©Paul Farellier

Mars 2010

Henri HEURTEBISE : D’IMAGINIE. Tiré à part du n° 98 de Poésie Présente, Rougerie éd.

Henri Heurtebise ose ici pleinement ce qui lui est naturel, originel, c’est-à-dire le lyrisme, la ruée de parole (il a certes aussi baucoup écrit de « poèmes d’une page », qui font figure de fragments relativement à ces odes-ci).

Dans « Odes à mes contemporains », par exemple, nulle composition progressive, mais la preuve par le chaos surmonté, la friction de chaos qui fait feu d’exclamations et de questions. Il y a là comme une urgence propitiatoire, qui appelle à un nouvel état de l’être à partir de l’ici et du maintenant :

« Là inventer / jaillir de terre / faire l’odeur humaine ».

Tous ses thèmes rassemblés : la femme, la ville, l’intime, le luxe des sensations, l’enfance, l’éphémère, se renforcent l’un l’autre, comme si l’un faisait apparaître la nécessité de l’autre. Mais c’est une nostalgie, peut-être, qui survit à de si fortes houles :

« O femme / couleur profonde
……….
où chante la tradition de cœur / que je cherche ?
»

Imaginie est tout le pays du poète, pays en genèse d’une « matière claire », dans « l’espace cœur » ; c’est aussi « la demeure qui ne succombe pas ». Là Cézanne, « Pan taciturne », illustre un défi fécond, tout comme Bernard Manciet, frère en lyrisme, disciple lui aussi de « la vie qui au plus près se vit ».

Pas de trève, donc, pour un poète de Garonne qui rêve d’eau limpide entre deux crues, plonge dans le halètement de l’être après la contemplation, lisse « le velours humain » comme on élève un vin fougueux, mais ne s’éloigne pas d’une voix fidèle qui le guide :

« mon cœur si jeune et si vieux
disant et dorant les choses
».

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 59, été 1997.

Jean-Paul HAMEURY, L’Empire, Éditions Folle Avoine, 2007.

À travers L’EMPIRE, nous sommes conviés à un voyage d’esprit comme saurait peut-être l’entreprendre un homme des Lumières si, transporté dans notre pauvre siècle, il se trouvait soudain lesté de la douloureuse expérience dite de la « modernité ». Mais, cette fois, la fable philosophique va plus loin que n’avait pu le faire l’élégante cruauté voltairienne. La réussite d’Hameury tient beaucoup à ceci : le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails bien cousins de notre réalité, c’est notre propre existence que nous apercevons : nous sommes donc intéressés à la partie.

Les récits et nouvelles de Jean-Paul Hameury – c’est vrai pour ce livre, L’EMPIRE, comme pour MACCHAB [[Éditions Folle Avoine, 2007.]] ou pour DES TEMPS DIFFICILES [[Éditions Folle Avoine, 2008 (parution : janvier 2009).]] – ont en effet ceci de particulier, à nos yeux, qu’ils tiennent vraiment en haleine. Et c’est là un signe qui ne saurait tromper : on court de la première à la dernière ligne avec une curiosité et un intérêt jamais affaiblis. Quelle différence avec tant de proses qui nous sont infligées et nous tombent des mains !

Le style y est sans doute pour beaucoup : l’auteur est l’un des rares à savoir puiser dans toutes les ressources de notre langue et nous conduire, comme en un discours musical, à travers les modulations de la syntaxe : rien de commun avec la platitude, voulue ou non, de tous ces textes à l’indicatif minimal et à peine véhiculaire, dont nous inonde la librairie contemporaine.

Mais il y a aussi plus que le style : la maîtrise de la parabole ; c’est elle qui éclaire notre condition dont L’EMPIRE est le symbole plus que le déguisement. Il y a comme un Gulliver à l’ironie désolée dans le voyageur de ces fictions, tangentes impitoyables de notre monde réel.

©Paul Farellier

Propos notés en ramassant des aiguilles de pin, de Gaspard Hons, Rougerie.

Avec ce titre étrange, Gaspard Hons entraîne le lecteur, pour son bonheur, sur des chemins que les anciens sages orientaux ont déjà parcourus voici plusieurs siècles. L’esprit du tao souffle sur ces poèmes en prose et la leçon, toute d’humilité, de Gaspard Hons, le poète et penseur, n’en est que plus remarquable. La sagesse domine dans ces textes, celle qui s’oppose à notre époque avide de posséder plus que d’être. L’écriture se fonde sur le concret pour avancer des idées qui constituent la philosophie du poète. Que dit-il donc dans ces textes brefs, ciselés avec patience et qui atteignent avec précision leur but ? Que le monde est illusion et que les pouvoirs de celle-ci sont illimités:  » Une tranche de pain mangée en dormant pourtant le rêveur « , déclare-t-il. Car dans cette démarche le paradoxe est de mise qui ne cesse de rappeler que la réalité n’existe pas et que ce que nous contemplons n’est que son absence:  » le principe qui la porte ne livre qu’une apparence de rose, c’est l’illusion d’une rose qui s’offre à notre regard « . Aussi faut-il miser sur cette illusion qui peut être l’imagination pour poursuivre la voie. Seule l’intériorité, la méditation permettent d’avancer, de porter un regard lucide sur nous-mêmes. Il ne faut pas s’en tenir aux paroles qui ne conduisent à rien, ne peuvent cerner l’être ni son envers: c’est cette écriture qui oscille sans cesse entre deux chemins qui est propre à Gaspard Hons et dans laquelle le lecteur s’absorbe:  » Dire ce qu’est n’être rien rejoint l’impossibilité de dire le contraire « . Le paradoxe est toujours présent puisqu’il n’est aucune vérité, aucune certitude en ce monde. Les réflexions qui fusent à chaque page comme autant de méditations sur un sujet donné permettent de considérer l’univers dans son infini, alors même que pareille perspective semble sans raison aux yeux du philosophe:  » un espace sans limites serait redoutable s’il n’y avait des dieux pour nous bercer de l’illusion de porter des chaussures inusables « . En face d’un tel constat quel jugement porter sur les choses qui nous entourent si ce n’est celui de leur fugacité, de leur immatérialité, et accepter leur disparition: c’est avec cette image:  » quand la neige fond, l’eau qui s’écoule ne garde pas la forme des cristaux  » que Gaspard Hons traduit cette fuite des choses, des êtres. La quête entreprise se poursuit avec obstination. Ce qu’il reste à accomplir par l’homme c’est de se rejoindre, de se fondre dans une unité à laquelle il aspire. Cela, Gaspard Hons le formule avec force:  » Lorsque tout aura été dit, une part infime restée dans l’ombre te permettra de trouver ta part manquante « . Dès lors le passage aura été accompli: il sera inutile de questionner et plus encore de répondre:  » Naître clôt définitivement la question du néant et celle de l’infini  » car c’est bien naître qui importe dans cette recherche.

L’écriture de Gaspard Hons, sa démarche sont celles d’un poète et d’un penseur: ces Propos incitent à méditer une pensée résolument tournée vers l’intérieur. En ces temps agités, il est bon de faire halte et de lire de telles réflexions en forme de poèmes. L’esprit s’en trouve pacifié et la poésie régénérée pour son plus grand bien.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 33, juin 2006)

BERNARD HREGLICH (1943-1996) : Un poète singulier et flamboyant

Bernard Hreglich fut un poète singulier qui, malgré la souffrance, la maladie, sut faire triompher les pouvoirs de l’écriture, de la poésie. Il fut surtout un poète discret qui ne chercha jamais à publier très tôt. C’est en 1977, alors qu’il a trente-quatre ans, que paraît Droit d’absence qui vaut à son auteur le prix Max Jacob. En 1986, il obtient le prix Jean Malrieu avec Maître visage. Déjà sa santé s’est dégradée et la sclérose en plaques dont il est atteint l’immobilise peu à peu. Toutefois l’écriture constitue pour lui son seul recours, son unique moyen de survie. Exigeant, Bernard Hreglich ne cesse de corriger ses poèmes qu’il ne tient pas à livrer à la publication. Il est gravement malade lorsqu’il adresse à Gallimard un manuscrit: Un ciel élémentaire, qui sera publié en 1994 et obtiendra le prix Mallarmé. Malgré la souffrance, il se décide à préparer un autre livre, ce sera Autant dire jamais qui sortira chez le même éditeur sans que son auteur ait eu la joie de le voir. Bernard Hreglich disparaît en août 1996. Grâce aux soins de son ami François de Boisseuil, les derniers textes écrits en juin 1996, alors qu’il est hospitalisé, seront publiés chez un éditeur-imprimeur à l’enseigne des presses du sergent Fulbert à Cléry près d’Orléans. Plus rien d’autre n’a vu le jour depuis.

Dès Droit d’absence s’affirme la maîtrise d’une écriture particulière à l’écart des courants à la mode. En partie composé de poèmes de jeunesse (il avait une vingtaine d’années), ce recueil met en place les premiers fondements de la quête intellectuelle et poétique de Bernard Hreglich. Certes, cette poésie peut déconcerter: l’écriture concrète, élégante s’affirme par le goût pour les alliances insolites, pour les métaphores parfois énigmatiques. Dans ce livre, Bernard Hreglich parle discrètement de lui et du monde, de notre monde sur lequel il n’entretient nulle illusion mais qu’il approuve sans retenue parce qu’il le sait source de poésie, lieu d’enracinement à partir duquel il s’interroge. Ce qu’il souligne, c’est sa volonté de prendre ses distances avec son passé parce que l’instant lui permet de transformer la réalité, de l’adapter au gré de son regard qui se métamorphose par le biais des mots:

Au fil des ans je ne prends plus la peine
de revoir ce vieux film criblé de taches d’encre
qui est mon histoire: toujours la même histoire.

Ce que contemple Bernard Hreglich lui permet de dresser un tableau dans lequel il souligne la cruauté d’un univers fait par l’homme et dressé contre lui. Aussi est-ce comme un désir de fuite qu’il exprime parfois, comme si dans l’éloignement il échappait à l’inhumanité d’une société dont il est toutefois un des spectateurs curieux:

J’ai un réel besoin de fuite.
Toutes ces bouches qui me rongent
et ces visages dont la couleur se fige
à la première insulte du ciel.

De même si l’écriture demeure sa seule préoccupation parce qu’elle seule lui permet de conquérir la réalité, de se l’approprier sous une forme différente, il confesse parfois son désir de s’en remettre au silence:

Je dis qu’il faut atteindre le silence
comme une halte nécessaire
à l’élaboration de toute révolte.

Mais ce livre singulier, comme le seront les suivants, affirme avant tout le plaisir que porte Bernard Hreglich au monde, à la poésie dont il devine qu’elle constitue son unique moyen d’être présent parmi les hommes, de faire voisiner réalité et imaginaire, de les confondre en un même mouvement.

Avec Maître visage est confirmée une poésie tout aussi foisonnante, peut-être aussi déconcertante, qui s’appuie sur la réalité mais ne s’en tient pas là et s’ouvre sur l’irréel, presque visionnaire, faisant alterner goût pour la précision concrète et puissance de l’imagination. Dans cette alternative on note l’attirance de Bernard Hreglich pour les paysages terrestres dont il souligne la beauté accentuée par les mots, par une écriture fluide qui ne cesse de charmer. Pourtant là n’est pas la seule préoccupation du poète qui, dans une seconde partie, célèbre la femme, lumineuse et s’intégrant dans son paysage mental et physique:

Troublante avec ta masse aérienne de larmes
comme une mémoire dont tu déchires
tous les tissus pour mieux dire aujourd’hui
des mots qui sont mes fêtes. Je n’ai jamais trouvé
en toi que bonne terre.

On ne saurait toutefois terminer cette brève analyse de Maître visage sans remarquer une unité fondamentale, propre à l’ensemble de l’œuvre: celle d’une solitude contrainte, à peine exprimée, en correspondance avec le monde dont Bernard Hreglich ne se sépare jamais et qui constitue la matière de sa poésie.

Dans Un ciel élémentaire, Bernard Hreglich livre sans doute ce qu’il a de meilleur et qui sera suivi par Autant dire jamais. L’écriture se fait plus dense, plus flamboyante dans son lyrisme, le vers ample permet à la pensée, aux images de se dilater, d’affluer à la façon d’un cours d’eau grossi par les pluies d’orage. L’aspect baroque de la poésie de Bernard Hreglich prend toute sa force déroutante et ce qui transparaissait dans ses précédents recueils s’affirme ici plus nettement. Dès les premières pages, le regard porté sur le monde se pose sur la Serbie, la Croatie, alors en guerre, et les événements qui se déroulent sont transformés par les mots, par une poésie qui conjugue fiction et réalité:

Complice désormais d’une œuvre ironique, tu frissonnes
S’il est question du maître Serbe et du valet Croate
Isolés dans leur monologue
Et des larmes de Sarajevo.

La vision d’un monde cruel qui était soulignée précédemment est confirmée ici d’une façon plus forte. La critique de notre époque, les sarcasmes qui lui sont adressés ne cessent d’abonder: la propension à la rapine, à la violence sont dénoncées avec vigueur sans que l’écriture ne perde de son élégance, de sa hauteur. Elle est l’instrument qui permet au poète de se livrer à ce travail de dénonciation:

Trop de ladres scindent le monde qui surveillent les graphiques
D’un siècle aux épisodes carnassiers dont nous savons
Qu’il désappointe les bergers, les Bochimans, les Tsiganes
Avant de donner le sein aux corporations triviales.

Néanmoins cette appréhension du monde n’empêche pas Bernard Hreglich de faire allusion à son destin personnel, d’affirmer pudiquement ses souffrances à peine voilées par une expression privilégiant l’inattendu, la singularité. La lassitude, la solitude transparaissent au hasard des poèmes qui sont comme autant d’histoires confiées au lecteur. Dès lors abondent de nombreux tableaux qui mettent en scène la femme sur laquelle le regard de Bernard Hreglich se pose, lucide et cruel. Il dénonce cette fois son insensibilité, sa perfidie:

Ai-je vu ta cruauté si peu semblable à mes éclats
Toi qui fus au précipice pour prévenir le néant
Et dont je crains le pouvoir faute d’azur sur tes lèvres ?

autant qu’il déclare son amour pour elle. Ces revendications, ces constantes reviennent régulièrement, constituant un thème obsédant. Cependant ce qui l’emporte dans ces poèmes c’est la foi entretenue dans l’écriture, puissance suprême, alors que le poète se méfie d’elle et souligne de nouveau la tentation que lui offre le silence:

On laisse dans l’écriture venir fleuves et chimères
Et bientôt des formes oblongues ne se nommant pas;
On perçoit dans la parole des sonorités arbitraires qui persécutent
Le sens, qui durcissent le régime d’une langue inaccessible
A l’espèce la plus commune qui trouble les desseins
Par corruption des cadences et glissements sémantiques
Jusqu’au jour où le plus simple est de parler avec ses mains.

Avec ce livre, Bernard Hreglich s’efforce, dans une tentative irréalisable, de saigner à blanc la réalité pour lui en substituer une autre, au moyen des mots passés au crible, sans cesse malaxés comme il en serait de couleurs broyées sur la palette. D’Un ciel élémentaire, Charles Dobzynski a dit dans Europe:  » Toute l’ambition, tout le bonheur d’écriture de Bernard Hreglich tiennent peut-être à cela: le choix, contre l’usage, d’une langue rebelle qu’il porte jusqu’au bout de son dessin, de sa combustion.  » C’est bien par la poésie que brûlait Bernard Hreglich et elle l’a porté jusqu’au terme de son existence, une poésie qui s’est poursuivie avec Autant dire jamais et d’autres textes inédits, témoignages d’une vie dévastée par la souffrance et sublimée par le regard qu’il portait sur un monde dont il ne s’était jamais retranché.

Autant dire jamais prolonge le recueil précédent en ce sens que l’on remarque la même élégance de style, un foisonnement semblable, mais le ton se fait plus poignant, la souffrance est masquée, même si l’on perçoit au travers des mots poindre la douleur. Le même regard ironique et critique est porté sur notre société à laquelle le poète ne fait pas grâce et qui avive son désir de fuite, son souhait de retrouver un passé baroque:

Face à tant de prosaïsme je voudrais me réfugier
Dans un plafond idéal, peuplé de charmes, de déesses
Selon les goûts du siècle seize

D’ailleurs cette époque si tiède n’en est pas moins cruelle et Bernard Hreglich rappelle plus fortement la présence de la guerre en Bosnie, se souvenant que ses ancêtres étaient originaires de cette partie de l’Europe:

Mes anciens furent des aventuriers, des naufrageurs, des reîtres,
D’impénitents rapaces. Des Slaves ayant franchi les Colonnes
D’Hercule sans grands soucis. Ce que chacun ignore.

Mais les rappels d’une origine étrangère ne permettent pas de ne pas prêter attention au poète, à ce qu’il évoque de lui-même. L’écriture exubérante n’occulte pas les fragments de son existence qu’il livre au lecteur, transformés par les mots, par le regard qu’il promène sur lui et tout autour de lui:

Douleur qui vient, sombres secrets, œuvres de pierres;
Avant le deuil il y avait mille collines et des enfants
Pour chasser ce vieux chagrin.

C’est alors que survient la tentation de regarder précisément autour de soi, de s’intéresser au monde de l’enfance qui, comme celui de la poésie, est source d’espoir. Car même si la solitude, la souffrance sont le lot quotidien de Bernard Hreglich, il n’en demeure pas moins qu’il ne manifestera pas la moindre amertume envers ce monde. Aussi l’émerveillement chasse-t-il la douleur, au même titre que la poésie exaltant la flamme qui l’anime avec une vigueur sans pareille. On constate ainsi dans cette œuvre un perpétuel balancement entre les forces maléfiques que véhicule notre société et les autres, plus stimulantes, celles de l’enfance, de l’espoir, de la tendresse, du langage exalté par un poète au verbe somptueux.

Dans Proses, recueil posthume, pour la première fois Bernard Hreglich recourt au poème en prose avec la même expression élégante dans sa perfection. La manifestation de la souffrance, l’approche de la mort sont traduites dans ces textes alors qu’il se fond dans l’écriture devenue pour lui un autre corps. Il n’élude plus l’absence proche et trouve pour l’exprimer des formules lapidaires percutantes:

« Je n’ai pas désigné celle qui vient, porteuse de cendre et de poudre. »

Aussi l’avenir représente-t-il pour lui ce point invisible vers lequel il se dirige, conduit par une main inconnue. Il semble alors se détacher du monde, tout en affirmant avec force son insoumission et en clamant sa confiance dans le livre, témoin des civilisations passées:

 » Je n’ai dans ma sauvagerie rien perdu de ces manières frivoles qui circulent de siècles en siècles entre les feuilles d’un volume déchiré.  »

Jusqu’au bout Bernard Hreglich se maintiendra à la hauteur de la poésie dont on peut affirmer qu’elle aura été pour lui un instrument essentiel pour interroger le monde, le découvrir dans sa beauté magnifiée par le regard et le désir toujours en éveil d’en révéler les infinies possibilités.

Cette œuvre, si mince soit-elle, aura marqué fortement la poésie française de ces dernières décennies. La critique, les lecteurs l’ont reconnu à juste titre. Il serait bon qu’on en prenne de nouveau connaissance avec un esprit de curiosité, celui qu’eut toujours Bernard Hreglich envers les autres. On découvrira, par le biais d’une écriture exigeante qui fut toujours la sienne, une poésie lyrique d’une richesse infinie. Comme tout poète authentique Bernard Hreglich eut pour projet d’appréhender le monde, de le transcrire pour lui accorder toute sa singularité. Ce poète souffrant dans son corps nous donne une leçon d’humanité, de courage, délivre un message d’espoir par le biais d’un regard toujours en attente de surprises. Ses découvertes exprimées au long de ses livres sont aussi les nôtres.

©Max Alhau

(Étude parue dans Aujourd’hui Poème, n° 52 – juin/juillet/août 2004).

Bibliographie:

Droit d’absence (Belfond, 1977), Maître visage (Sud, 1986), Un ciel élémentaire (Gallimard, 1994), Autant dire jamais (Gallimard, 1996), Proses (Presses du sergent Fulbert, 1997).

JEAN-PAUL HAMEURY ou LA MORT DU TEMPS

Une immense ambition chez ce poète : nous porter aux confins ; exprimer ce que la plupart d’entre nous, plus soucieux de tranquillité que de conquête, ne veulent à aucun prix voir ou entendre ; moins créer peut-être qu’oser regarder en face notre part terrible et mettre à jour cet obscur qui, faute de ce courage, pourrait rester ignoré. De là, la vérité d’une œuvre où dépossession, déréliction et souffrance ne cessent d’imposer la beauté. De là, un art éprouvé qu’authentifie sa confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu.

Dans l’un de ses livres (Ithaque et après, Folle Avoine, 1993), le poète a choisi l’après du voyage et la figure d’Ulysse, l’homme instruit par l’errance, pour imposer le plus long des suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Après un premier âge où l’on a cru posséder le monde dans l’éternité de l’instant, un deuxième où l’on s’est satisfait de la fuite du temps, on en est venu à l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Quant à la parole, ce pourrissoir des nefs, il y règne dépossession et absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus. […] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne dans la pensée du rien. Sa vie ? un passé définitif. Son présent ? un exil sans recours. Son génie ? une familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

En effet, c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité. Ils n’ont pas passé la porte de la transcendance, laquelle est fermée par le poète, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles tirées de Voix dans la nuit (Folle Avoine, 2000) comme en miroir de celles d’Exils (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Déjà dans Brûlant seul (La Dogana, 1982), livre écrit dans le deuil de son père, le poète donnait à entendre une voix (qu’il qualifie lui-même de « bouddhique ») récusant la permanence de la personne :

C’est votre part d’espérer les morts
habiter un autre espace.

C’est votre part de croire
qu’il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d’autres oiseaux.

C’est votre part
de ne savoir penser le rien.

Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d’une plaie.

Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler ; « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence – cf. Requiem (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. Et c’est pourquoi, œuvres de la destinée, ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Pris pour titre d’un des plus beaux livres du poète (Atelier La Feugraie, 1999), L’Obscur est sans doute, avec le nihil et la mort, le thème récurrent de toute cette œuvre. Une prééminence est ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition. Mais, comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury reste convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devra surgir une lumière : « Une œuvre authentique, quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. »

Voix dans la nuit est peut-être le livre où le poète se soumet le plus à l’épreuve de l’abîme et, nous est-il dit, sans retour. Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être — ? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité. Et surtout, nous sommes guettés par l’inexorable, dont le poète met en scène l’irruption de façon vraiment saisissante :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Éprouvé lui-même de la façon la plus cruelle par le suicide de son fils aîné, Jean-Paul Hameury accomplit aussi dans ses livres le « travail de deuil » et, sans pourtant l’y réduire, on ne peut ignorer cette dimension personnelle d’une œuvre où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Une œuvre qui dit le prix dont on dut s’acquitter pour le savoir suprême : le prix de la vie. (Qu’il fallut sacrifier/ — jusqu’aux cendres.) La parole émane donc de celui qui a vu lui-même par-dessus le fleuve infranchissable ; la parole est celle d’un voyageur fatal qui a su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles. Et c’est la force de ces livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant justement le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir.

Derniers rivages (Folle Avoine, 2004) poursuit ce chemin d’exploration douloureuse de notre condition et sonde encore plus loin peut-être l’angoisse des destins humains : périple incertain en quête du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel dans ce pari de connaître à partir de l’insu, de glaner à l’obscur un épi de sagesse. Or il n’y a presque plus rivages, mais seulement terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires. On croirait entendre des accents lointains venus d’ailleurs, la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » rendu si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini, avec pour guide le poète, figure décidément virgilienne, pour nous mener dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note introductive à une bibliographie et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Derniers rivages, Jean-Paul HAMEURY, Folle Avoine, 2004

Sur le chemin d’exploration douloureuse de notre condition qu’il parcourt d’ouvrage en ouvrage, et sondant encore plus loin peut-être, par ce nouveau livre, l’angoisse des destins humains, Jean-Paul Hameury nous conduit ici en un périple incertain à la poursuite du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel. L’enjeu : un gain de connaissance tiré de l’insu ; un épi de sagesse glané à l’obscur.

En touchant à ces Derniers rivages, peut-être faudrait-il déjà interroger ce titre. Dans l’acception commune, un « rivage » ne peut manquer de parier sur son au-delà ; c’est le bord de quelque chose d’où l’on regarde ou essaie d’entrevoir autre chose : de la terre, une mer ou bien d’autres terres ; du présent, un avenir ou encore le passé, qui est l’avenir de la mémoire ; de la vie, une divination de la mort. Mais le poète ici nous arrête :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

les lendemains sont dissipés.

De sorte que ces rivages, dits « derniers », ne le seraient pas seulement dans la chronologie d’une vie et d’une expérience : peut-être arrivent-ils aussi à figurer, par quelque perte de substance, au dernier rang d’entre les rivages, n’étant presque plus rivages, mais comme terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires.

Et c’est la force de ce livre admirable, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème est venu habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir :

Sombre royaume. Pays opaque et muet
où chacun — banni de sa propre histoire —
ne vit qu’au bord extrême de lui même.

[…]

Jetés sans paupières face à la mort
nous tâtonnons dans le plein jour
comme animaux tombés
hors du champ de l’espèce.

[…]

il nous fut permis d’oublier.
Il nous fut permis de distinguer
une étendue sans nom
sans origine ni limites.

Comme par réciprocité, le mourir s’enquiert du vivre – à moins que le lieu de mort ne soit que le calque du lieu de vie :

Dites-moi cependant si la langue
que j’ai connue jadis près de vous
permet encore d’être au monde

[…]

Ici les mots ont goût
et couleur de cendres.

À chaque pas risqué au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croirions entendre un langage venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » que ces poèmes rendent si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini.

Au demeurant, chacune des cinq étapes du livre donne une orientation propre à l’exigence de vérité. Pour Visions, l’impératif réside dans la descente au plus profond : Ne sache plus que ton ignorance./ Ne veuille plus que ta cécité. Dans Absence, où l’écriture s’est à nouveau reliée à l’expérience vécue du travail de deuil, le devoir est de braver le séjour infernal et d’y partager le désarroi des âmes détruites. Exode peint, comme une Danse des Morts, la fresque d’une humanité privée du sens même de son destin. Avec Ici-bas, un courrier nous parvient des hivers de l’âme, nous donne les nouvelles de l’autre côté. Enfin Épisode vient renouveler en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine.

Qu’on ne craigne surtout pas d’oser la lecture d’un livre comme celui-ci, où l’intelligence et la sensibilité sont exposées à l’étrange douleur de l’errance et de l’égarement. Un poète est là, figure toujours virgilienne, pour nous guider dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2004)

Claudine HELFT : L’Étranger et la Rose (Le Cherche Midi, 2003, 23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris, 110 p., 13 €)

Mais toi douce, si douce dans ta réserve de morte
morte en puissance après survie
[…]

Peut-être, en ces deux vers de son poème final, l’une des clés de ce très beau livre. Un livre que son auteur a dû porter en soi pendant de longues années ; on peut en juger par le suspens observé depuis la publication du dernier titre de sa grande trilogie, Le Monopole de Dieu (L’Âge d’Homme, 1996), dont nous avions alors essayé de rendre compte au numéro 1 de la présente série des Hommes sans épaules. Pourtant les thèmes reviennent, qui sont, comme l’annonce le poète, les plus simples, les plus éternels et les plus mystérieux de la poésie : l’amour, la mort, la vie… Une fois de plus est retrouvé l’Absent aux yeux verts, cet irrécusable aux yeux de mer à vrai dire jamais quitté, dont l’amoureuse et pérenne figure préside au dialogue des ombres. C’est lui qui n’a pas cessé d’être, c’est son intense fidélité que le poète reçoit et redonne en partage.

Et d’abord, à l’orée du livre, dans l’altitude de la prophétie, comme pour signifier l’au-delà de l’amour et de la mort, le saut définitif dans l’universel. Claudine Helft ne cesse, en effet, de prendre avec sa poésie un risque d’absolu (titre qu’elle avait donné à l’un de ses premiers ouvrages) :

Ami, ton âme est le lieu de la mienne
depuis tant de siècles, et nos poussières
ont essarté les étoiles des mêmes cieux.

Un élan se traduit ainsi : vers plus haut, vers le plus loin que recèle le proche, en rupture du temps :

la minute intérieure nous vêt
sur la brisure d’un temps fatigué.

[…]
je suis l’ailleurs de mon visage.

Et l’intime fréquentation de la mort aiguise d’autant le regard porté sur les vivants, comme aussi la mémoire laissée par ceux qui ont passé ; ainsi, dans cette évocation si émouvante :

Les roses en cerceaux atténuaient la rigueur du verdict.

Elle retiendrait la silhouette lente dans l’allée,
le blanc des cheveux, le bruit doux de la canne sur les graviers,
la gravité du visage levé vers l’arbre antique,
ce geste comme s’il voulait l’entourer ou le sculpter,
ce geste comme pour dire qu’il les aimait et qu’il s’en allait.

Il faut lire ce livre où l’absolu demeure l’ivresse de l’homme, où persiste un inaltérable espoir, branches érigées/ vers les cimes.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Marcel HENNART : Clinique, suivie de Vigile de la lumière (Rougerie, Mortemart, 2003)

Simplicité reine qui se confie : il n’est plus d’indicible, tout peut accéder au poème sans nul besoin de cri ni torture de l’image. Marcel Hennart, en communion d’amour avec l’être le plus cher, en qui soudain loge le danger, nous donne l’un de ses plus beaux textes : la mort y passe tout près, aux aguets sous l’oreiller, entre les plis des draps.

Une chronique en confidence avec, d’abord, l’irruption de l’événement, datée avec soin mais familièrement suggérée : Les groseilles égrenées avec amour à quatre mains sont restées au fond du seau./ Le feu ne les a caressées. Le temps n’a pas eu le temps d’écumer leur écume […] ; puis, vécue de l’intérieur, l’hospitalisation (Rangés dans les grands sacs, la montre au poignet, les photos tant regardées, la chemise même, précèdent le corps dans son abandon à d’autres mains […]), expérience si bien partagée qu’on ne se demande même pas qui des deux fut le malade puis le guéri – comprenant que c’étaient tous les deux ; puis encore, les moments d’angoisse, de doute et d’espoir où est guettée la résurrection : elle seule aurait pu m’entendre,/ et je ne pouvais blesser son réveil/ de ma solitude immense/ qui me brûlait/ et il n’était alors/ très longuement/ de main amie que je puisse serrer/ son corps […] ; avec enfin ce retour dans la maison de la vie : Humble conquérante aux pantoufles de plomb, tu reprends possession à pas mesurés […] Ton corps se défait lentement avec douleur de son absence.

Une suite de quelques brefs poèmes, Vigile de la lumière, vient conclure ce livre dans la fascination de l’instant, ce fragment d’éternité si fragile et si persévérant à la fois, dont le poète s’est constitué le gardien fidèle (voir Traversée de l’instant, Rougerie, 2001, et notre note au numéro 11 des Hommes sans épaules).

Marcel Hennart : un poète qu’il faut lire et relire.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)

Marcel HENNART : Traversée de l’instant (Rougerie, Mortemart, 2001)

Avec Marcel Hennart, c’est toujours au plus profond que va la poésie : le pays du temps suffoque[…] au fond de nos gorges, touche aux limites mêmes d’une vie qui n’aura cessé de refuser son trébuchement, son arc-boutement épuisé/ dans le râle de son éternité. La lancinante question affleurant dans nombre de ses poèmes cristallise ici en ce fragment de houille : comment mourir l’instant où nous serons notre mort. Hantise d’un vide et d’un néant, souvent sensible chez Marcel Hennart et qui se manifeste encore dans ce recueil (regard/ douce prison des choses/ tu en es l’âme éclatée de son vide). Traversée de l’instant ou, si l’on veut, odyssée instantanée dont l’Ithaque pourrait être l’échouage en vacuité : Un instant, on sait d’avance qu’il n’est rien,/ qu’il va éclater entre nos doigts,/ sans même laisser une trace mouillée.[…] A peine un minuscule éclair au soleil pâle./ La vie scintille, c’est toute une vie./ Une éternité fond dans le néant.

Mais le poète n’en reste pas là, et ces pages de l’instant, effacé aussitôt devant l’instant qui le suit, sont aussi poème du Souffle (avec majuscule) qui habite, qui remplit de son infini et donne ainsi courage et lucidité devant la sépulture/ où tu bois enfin la vie, le bonheur d’embrasser la Terre ta mère tranquille/ en sa sourde éternité au-delà du tumulte de l’ombre.

Un beau livre qui se referme sur l’équation « Souffle = Lumière », pour que la nuit de cette chambre/ ressuscite jardin/ tout entier d’impossible été/ dans notre hiver.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 11, 2ème semestre 2001)