Mireille FARGIER-CARUSO : Un lent dépaysage, éd. Bruno Doucey, 2015 – 13,50 €.

Ce beau livre de Mireille Fargier-Caruso : non pas un défilé d’instants, mais leur convocation pour éprouver ce que, tout compte fait, aura été la vie et pour scander, à « relire l’oubli », le vrai tempo d’une mémoire. Le poème se mesure dès l’abord à sa propre ambition :

[…] se réconcilier avec soi-même
S’habiter
Apprendre à se passer de toit

Brûler avec les oiseaux

Il s’agit, pour briser l’enfermement de l’existence tardive, de se redonner sens et dignité de solitude. Une femme, dans un été de contemplation inlassable, avec le retour des images et des visages, part à la recherche d’« un autre été un autre feu » :

Quelques violettes entre les herbes hautes
Encore encore

Leur parfum
Ce qui ne s’oublie pas

Et ce qu’elle redécouvre dans l’insondable, c’est d’abord le deuil (« Brutalement/ Le corps séparé// Cette chose posée de tout son long ») ; cela, qui demeure par le travers de toute mémoire, drame infime et immense :

L’espace dans une tranchée
Quelques atomes engloutis par le temps

Indélébiles aussi, ces images à revivre, les ressentis charnels de l’enfance :

Garder les chèvres courir
Entre les murets de pierre sèche
[…]
Et la caresse brutale du mistral sur la peau

Tout un éveil de jeune enfant pour en venir aux brûlantes découvertes qui bouleversent l’adolescente :

[…] cette chaleur qui monte
De son ventre à ses joues

Cette impatience violente en elle
À crier

et qu’un autre jour affirmera, illuminé à la renverse :

Odeur d’herbe coupée le plaisir là venu
Dans le cliquetis des feuilles de peuplier
Un brin d’éternité

Au sommet du « naître et mourir », l’avènement, l’acmé d’« amour et sang mêlés » :

Pour que vive l’enfant
Le pousser hors d’elle-même
L’éloigner à jamais

Ainsi œuvrée par un temps sans pitié, la vie peut-elle essayer autre chose que d’« amadouer/ La solitude radicale » et écouter :

Le silence
Que font les morts
Quand on y pense

peut-elle longtemps distraire de la mort ? (« La mort si loin/ Elle n’y pensait pas »). Le peut-elle par la répétition « peau de chagrin » du quotidien (« Les emplois du temps avec application »), par « l’ordinaire », qui « empaille l’avenir » ; et ce, alors que le désir ne cesse de s’illimiter (« On voudrait tant étreindre le monde ») ?

Le poème aura vécu de supposer « un sens aux souvenirs », « une direction au temps » ; il n’aura fait que « remettre l’oubli à sa place » pour trouver, « entre les blancs », « un lent dépaysage ».

Une lecture envoûtante.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Paul FARELLIER, Une odeur d’avant la neige (L’Arbre à paroles, 2010, 12 €).

Après l’état de stupeur provoqué par la perte, le souvenir des disparus, « Père et Mère, maintenant si jeunes », introduit au mystère du passage, à sa réserve d’insoupçonnable et au travail de la mémoire. Lorsque « la chair s’en va », que l’on appartient désormais à la « patrie des séparés », comment « flairer du sens à l’abîme » ? Mais le froid n’a pas encore tout recouvert et l’appel aux âmes de ceux qui furent, le déboulé de leurs visages, leur petite musique intermittente nous investissent comme d’une « odeur d’avant la neige ».

« Tout près de jamais », « Intérieur de l’ombre », « Parole en silence », « Couleurs sous la nuit », « Sans lieu ni date »… les titres des chapitres sont des fanaux. Ils constituent aussi des frontons où vibrent les paradoxes, et inaugurent des chambres d’initiation. L’auteur y mesure l’intensité du temps vécu, la chaleur des promesses (ou de la promesse) qui clignotent en s’estompant, la guerre perdue et gagnée de vivre, en délicats foulages, comme autant d’empreintes d’oiseaux sur la neige.

Pour Paul Farellier, même si l’âge avive la plaie de l’« horloge de poussière », toute vie « se tresse d’éternité » grâce au pouvoir des mots. Car, s’il est conscient de « cette folie// d’ajouter de la parole au monde », le poète n’en doute pas moins que soit sage « l’obstiné silence ». Alors, les mots, « leur pas sur le vide », pour une « soigneuse lumière », nous aident à compenser « la belle jeunesse animale », à nous faire oublier « l’instant déganté » et à tenter de capter et de dire qui parle dans notre voix.

Sans doute, les « violences d’un sang » sont-elles devenues peu à peu des objets à ranger dans notre musée intérieur, mais la grâce du poème n’est-elle pas de nous aider à entendre « le
brasier » qu’elles consumèrent, et à nous prolonger afin de nous faire « débusquer la lumière jamais traduite » ?

Le beau texte de présentation de Véronique Daine, en quatrième de couverture, résume bien la singularité de cet ouvrage émouvant et pudique, l’un des meilleurs de son auteur.

Citons ce poème :

Et si je ne vivais là / qu’en demi-solde d’un endormi, // dans le demi-rêve d’un réveil, / dans la demi-vie d’une autre mort, // malgré ceux de la maison / qui savent la date et l’heure, // infiltré dans les tentures, / entre les pages du livre, entre les lignes, // et dans l’âtre vague de l’hiver, / avec ceux qui peuplent d’étincelles // ce frottement de brindilles, / les jeunes pousses d’un feu entre les pierres ?

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Paul Farellier – L’Ombre de l’Absolu – dossier présenté par Gilles Lades

Paul Farellier ne s’est engagé dans l’aventure de la publication qu’aux abords de la cinquantaine. Mais, depuis longtemps, sa vie en Poésie coexistait avec une carrière de juriste. Son premier recueil « L’Intempérie douce » rassemble des textes issus des années 70. Témoignage initial d’une démarche où s’édifient l’homme et le poète.

L’œuvre poétique de Paul Farellier, neuf recueils à ce jour (le dernier, « Une odeur d’avant la neige », est encore inédit [[Voir, à la fin de l’article, une bibliographie mise à jour.]]) présente la forte cohérence d’un itinéraire voué au déchiffrement, à l’élucidation. Pas de franche rupture ni de pistes abandonnées. Mais l’avancée, dans la lucidité et l’étonnement, l’effort et la révélation.

Les titres des recueils ne sont pas sans enseignements. Les trois premiers conservent une valeur allusive, font référence à un moment, une part concrète, qui a orienté l’existence. Les suivants, plus inclinés à l’abstrait, dessinent les pôles d’une expérience : la lumière et la nuit, le mouvement jusqu’à la liberté et à la gratuité du souffle spirituel, la finitude, la voix. Les titres des sous-parties confirment et infléchissent cette direction. Je citerai, pour l’antithèse nuit-lumière : « En ténèbre épousée », « Où la lumière s’abrège », « Vers le val noir », « Un retrait de soleil », «Dans la nuit passante» , « Ce lieu clair de la nuit », « Ce pays mangé d’ombre », « D’un soleil éloigné », « Cercle des lumières sauves », « Eau claire du vertige », « Intérieur de l’ombre », « Couleurs sous la nuit », « Jours à l’aveugle » soit près de la moitié des titres.

La notion du temps est également centrale, de la nostalgie aux confins de l’éternité : « En ce qui reste d’été », « Où la lumière s’abrège », « Heures », « Dans la nuit passante », « En l’île va notre hiver », « En même terre que mémoire », « Jours à l’aveugle », « Sans lieu ni date ».

Le vent fait signe, vie et liberté: « Feintes d’herbe avec le vent », « À l’obscur et au vent », « Au dispersé du vent ».

Le silence se nomme dans les derniers recueils : « Dans l’âtre de silence », « Parole en silence ». Autre face du silence : le monde de l’esprit : « L’invisible grandit », « Prière pour le fin mot », « Signe en paradis ».

Mais l’identité, le corps, les repères du monde, marquent aussi ce parcours où le travail sur soi se donne au langage et dessine, dans une exemplarité sans ostentation, le carnet de bord d’une aventure intérieure.

Afin d’aller plus loin vers la singularité de cette œuvre, j’en étudierai plus particulièrement trois aspects : une célébration qui s’infléchit vers la saisie du silence, un imaginaire et un travail de l’image au service de la pensée, une œuvre orientée par l’absolu.

De la célébration à la saisie du silence

Chez Paul Farellier, la célébration ne va jamais de pair avec l’emphase. Elle évoque l’image d’un feu qui, par son intensité, permet d’accéder à une plus haute existence : « rien que l’air dans l’air qui brûle ». (Une main si simple).

Car le feu est doué d’une bonté féconde : « Je me froisse d’étincelles/ dans le brasier paisible » (L’île-cicatrice).

Il dégage des horizons de sérénité contemplative : « L’odeur de paille descend son fleuve au soleil » (L’île-cicatrice), quand il ne dévoile pas le sens secret et presque occulte du monde : « L’illuminateur/ fait fondre la flamme dans la pierre » (À l’obscur et au vent).

Ce feu figure une âme désormais capable de vibrer aux plus secrètes, aux plus intimes exaltations ; l’enfance, au premier chef, a la capacité de mobiliser l’âme et de toujours ouvrir la porte sur la plénitude.

À partir de ce temps initial, chaque année revécue par le poète sera célébrée malgré le sentiment lancinant de la précarité. Il s’agira d’atteindre « le chant sans les larmes » (Dans la nuit passante), un chant qui trouve une harmonique dans une tonalité religieuse, surtout lorsque le poète est à l’orée de son œuvre : « Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète ! » (L’intempérie douce).

Sur ce fond de ferveur, s’élève la piété du poète pour les siens : « Effacés/ qui n’ont laissé/ qu’un long regard/ dans nos yeux » (Tes rives finir).

L’image féminine y rayonne aussi, au présent de son éclat : « la jeune fleurie et la jeune éternelle » (Parlant bas sur ciel).

La célébration est tout entière associée à la résonance intérieure. Loin de prendre à témoin les hommes, elle se lie intimement au silence, mais un silence pris comme une réalité active, où la méditation chérit le monde, où les mots, les paroles se délivrent par le seul fait qu’ils accèdent au sens.

Paul Farellier développe le sens de l’impondérable, en poète à l’âme stable et donc capable de mesurer d’infimes variations. Il s’efforce de réunir une vie d’un seul tenant, et c’est le présent qui lui donne sa tension et son orientation. Dans cette quête, la patience humble a sa part. La respiration de celui qui progresse et découvre est palpable, plus particulièrement dans les poèmes des recueils les plus récents : le propos se cisèle en reprises de souffle successives, où alternent vers pairs et impairs, dans une parfaite justesse.

Le silence, parce qu’il permet une élucidation perpétuelle, éloigne la solitude et conjure le danger de se construire comme un édifice clos : « et ne finir que geôle à soi-même » (Une odeur d’avant la neige).

L’imaginaire et l’image au service de la pensée

Paul Farellier propose presque toujours une amorce concrète au poème. Sur le fond de la page, tout référent peut faire « image », c’est-à-dire qu’il représente plus que lui-même, qu’il soit été, goéland, avenue. Bien sûr, le poète use aussi explicitement de la métaphore, mais elle ne sera jamais l’objet d’un exercice gratuit, elle ira de pair avec l’idée jusqu’au point d’orgue du poème.

En un premier sens, l’image est un tableau signifiant, un espace où le sens se forme et se donne carrière. Avec, souvent, une profondeur de temps qui crée la nostalgie, ou un effet de lointain spiritualisé : « Tu me souris de l’intérieur, (…) douce et bleuissante Samarie ». (L’intempérie douce). Mais, en un autre sens, cette image est édifiante, elle renseigne sur le degré d’accomplissement atteint.

Paul Farellier a connu la médiation d’un lieu, manifestement méditerranéen, qui lui a permis d’oublier pour un temps l’anonymat de la grande ville et d’écrire : « j’habite le cri de ma fenêtre », vers où le monosyllabe se charge de toutes les connotations lumineuses et vitales.

Il est un stade où la contemplation fait image. Comme en ce texte où le poète se fascine au « silence » et à « l’écriture » des liserons. Ailleurs, un élément concret figure les résonances infinies d’une idée : « l’aube »… « nichée aux acrotères du trésor » (de Delphes) éveille les irisations et les résonances du possible et de l’espérance.

Paul Farellier se porte d’instinct aux images de lumière sur fond de nuit : l’allumette, le phare, la fenêtre. La dialectique de l’ombre et de la lumière n’y est pas frontale. Elle est sourde, implicite, « pays mangé d’ombre » (Tes rives finir). Le poète nous invite à le suivre dans les modulations qu’il imprime à son imaginaire, à ses accentuations variées. Ainsi, il suscite « la blancheur de nymphes infinies », élargissant, rajeunissant une image venue de la tradition mythologique. Ailleurs, une allégorie peut naître: « mettre en fuite ce prince maigre et noir » (Où la lumière s’abrège), alors que le vent s’impose comme figure de la gratuité et de l’universalité de l’esprit.

Dans certaines identifications, c’est le comparant qui focalise l’attention, faisant référence à un archétype : « L’œil reste le pasteur indécis ». L’ambivalence joue de sa mystérieuse amplification : la nuit est-elle le noir ou l’étoile ? Et l’équivalence de l’image et de l’idée peut être saisissante : « un reste de soleil/ la faible absence » (Une main si simple).

Pour faire saisir la réalité du silence, qui est un des points cardinaux de sa poésie, Paul Farellier peut concentrer l’effet métaphorique, dans une expression comme : « l’éblouissement du silence » (L’intempérie douce), ou sculpter la langue selon les étapes du travail sur l’image, et donner ainsi tout son relief à la méditation : « Le silence, / herbe rare,/ ne fait halte que d’éternel » (Parlant bas sur ciel), ou encore « Cette lampe à la fenêtre noire/ L’ultime passage/ De la lumière au silence » (L’île-cicatrice).

L’économie des moyens est constante chez Paul Farellier. L’on en trouve un très bel exemple dans ce vers : « Ici se fuit en ailleurs » (Une main si simple).

Et cette économie est au service d’un élargissement vers l’infini.

Le travail de l’absolu

Cet appel de l’infini est une des formes de l’absolu. Tout comme le sens de l’éternel, qui fait surface sur fond de conscience de la petitesse humaine : « j’encombre l’instant éternel » (L’intempérie douce), ou s’objective dans l’image « au vent fixe d’à jamais ».

Dès les premiers recueils, le néant occupe une place primordiale, par exemple lorsque le poète parle de « l’accueil de notre âme de cendre » (L’île-cicatrice), ou qu’il écoute « son horloge de poussière » (Une odeur d’avant la neige). Mais il sait approcher le rien sans s’y détruire, car son noyau de conviction et de pensée tient le cap sans céder au vertige. Il a été aidé en cela par des paysages minéraux, solaires, qui suscitent le désir de se refonder, comme être personnel et social ; mais cette conscience du néant n’est-elle pas à la mesure du sens de l’absolu partout présent ?

L’absolu n’est pas toujours une forme pure. Il se découvre à travers l’intériorité, cette présence de soi à soi qui ouvre sur un au-delà de soi : « faillir à toute présence// par plus de présence » (Dans la nuit passante).

Dans cette vie de l’esprit, Paul Farellier traque l’absolu à travers « de grandes vérités obscures/ en pleine vigueur encore » (Une main si simple).

Pour « le flagellé d’instants » (Tes rives finir), le tourment de vivre rejoint le tourment d’écrire. Car l’absolu est à l’œuvre dans le projet poétique, par la volonté de se situer au plus près de l’insaisissable : « Cette imprononçable patrie/ Toute en lignes de fuite » (Lîle-cicatrice).

La dimension morale participe de ce haut désir : « Nos blessures, déjà, sont notre édifice » (L’intempérie douce). Sans se désunir, le poète s’avoue lucidement ses faiblesses et ses failles. Mais, comme un sage antique, il peut en venir à vivre comme vains le contentement et l’angoisse.

Alors, en possession de lui-même, tendu entre la vie quotidienne et cet absolu qui pourrait l’abolir, le poète s’avance, selon la méthode de l’ascèse, qui est une attention maintenue et recommencée : « prolonge plutôt la dernière étoile » (Dans la nuit passante).

Le chemin est périlleux : « une naissance à l’obscur/ convoitée en tremblant ». En effet, le poète remonte vers « l’amenuisement d’un centre aveugle » (Où la lumière s’abrège). Et c’est là que surgit la force de certaines formules ambiguës : « L’effacé d’aucun lieu », cela signifie-t-il « qui n’appartient à aucun lieu » ou « qui reste présent à tous les lieux » ?

Autrement dit, l’absolu ne cesse pas d’être cette réalité postulée comme nécessaire, objective, mais inaccessible : « chose d’aucun mot, jamais puisée,// par nulle pensée » (Dans la nuit passante). Le travail du poète sera donc de démêler l’écheveau humain et de l’orienter dans cette lumière qui recèle le plus haut sens. Mais rien ne serait possible sans une instance de rigueur et d’exigence : « Et vous êtes venue,/ Ma Sévérité » (L’intempérie douce).

L’absolu apparaît comme une sorte de porte étroite : « le poème où s’écrit/ la fenêtre noire » (Tes rives finir), mais aussi comme un guide permettant d’atteindre au bonheur le plus concrètement métaphysique : « toucher les heures,/ la soigneuse lumière » (Une odeur d’avant la neige).

*

L’œuvre de Paul Farellier, tendue vers son accomplissement, trouve sa cohérence dans une conviction : la poésie est amenée à dire la limite, l’infinitude et le passage. Elle permet de répondre à la question, éthique par excellence : « Qu’offriras-tu de ta vie ? » (Dans la nuit passante). Le poème progresse de saisie en saisie et donne sens ; il rythme la respiration de la découverte.

Mais le poète ne veut être dupe ni des mots, ni d’une illusion de savoir. Le doute s’avoue, l’humour affleure, la lucidité ne lâche pas prise : « à chaque jour/son plus vrai miroir » (Parlant bas sur ciel).

Sur cette fondation assurée naissent des questions : quelle limite à la liberté intérieure ? Dans quelle mesure l’espace s’efface-t-il devant l’être ? La poésie atteint-elle sa vraie profondeur à travers l’identité : « Maintenant/ visage fixé » (Parlant bas sur ciel), ou dans le désarroi ?

Des paradoxes apparaissent aussi, qui sont des trouées vers l’essentiel : le poème révèle la densité de l’existence, mais aussi la vanité de tout un pan de notre expérience ; ce n’est pas seulement la chose dite qui est importante, c’est tout ce qui en découle ; l’essentiel est dans l’imperceptible : « une étoile sourde qu’on distingue à peine » (À l’obscur et au vent) ; l’éphémère devient presque insoutenable sur le fond de la pensée de la mort ; la nuit est la substance nourricière du poème, que trop de lumière volatiliserait.

Un fil conducteur se fait jour : « Nos terres vraies sont cachées » (À l’obscur et au vent). Au détour d’un distique fermement frappé, Paul Farellier réaffirme le sens de sa quête : « qu’il ne demeure de corps ni d’âme,/ mais la seule parole d’avoir été » (Une odeur d’avant la neige).

Ce verbe, placé dans l’azur, ne peut être conquis qu’au prix d’une science de l’attente. La prégnance de l’absolu empêche la gratuité des mots et des images : « Peu de mots ;/ cette page est lente :// un recoin du temps ».

Mais le poète est toujours en marche : « Un seuil est là/ qu’il te faut déceler » (Parlant bas sur ciel).

©Gilles Lades

(Étude in revue Lieux d’être, n° 47, « Partir », hiver 2008/2009, suivie d’un choix de poèmes).

Bibliographie mise à jour:

L’Intempérie douce, Le Pont de l’Épée, 1984.

L’Île-cicatrice, suivi de L’invisible grandit, Le Pont de l’Épée, 1987.

Une main si simple, Le Pont sous l’eau, 1989.

Où la lumière s’abrège, La Bartavelle éditeur, 1993.

À l’obscur et au vent, L’Harmattan, 1996.

Dans la nuit passante, L’Arbre à paroles, 2000.

Tes rives finir, L’Arbre à paroles, 2004.

Parlant bas sur ciel, L’Arbre à paroles, 2004.

Vintages – Rétrospective 1968-2007, Librairie-Galerie Racine, 2008 (plaquette de poèmes choisis).

Une odeur d’avant la neige, L’Arbre à paroles, 2010.

L’Entretien devant la nuit – Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans Épaules éditions, 2014 (intégrale des poèmes). Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, 2015.

PAUL FARELLIER – VINTAGES – Rétrospective 1968-2007 (Librairie-Galerie Racine, 2008)

Paul Farellier est un poète du souffle et de la distance. Ces poèmes naissent du creusement, du travail, de soins et d’attente. Ils maturent dans la grande cuve à poèmes, nous offrant des millésimes qui selon le poète lui-même peuvent varier selon la terre, le soleil, les pluies, l’attention du vendangeur. Quarante poèmes pour quarante années, le choix du poète a dû être bien difficile. Un peu de hasard a pu s’inscrire dans ce choix mais certaines années sont d’une qualité rare et c’est sans attendre que nous devons déguster ces poèmes.

Des instants, des lumières, un regard sur un vécu, l’oiseau qui s’envole, le silence toujours en recherche dans l’œuvre de Paul Farellier, tout cela impose un moment poétique dense et questionnant. « J’écosse la mémoire » écrit le poète qui tente peut-être de ne pas laisser s’égarer le moindre tremblement dans ce que nous pourrions relier à un vers précédent « Tout le métier d’aimer ». C’est que le poème de Paul Farellier ne semble pas vouloir rester dans la solitude même si les apparences sont parfois trompeuses chez ce poète assez secret. Son espace poétique s’appuie sur la réflexion philosophique et métaphysique tout autant que sur les éléments du monde et de la nature accomplissant par son poème une symbiose qui nous conduit à vivre avec lui la matière du monde comme son néant. Ainsi par l’union du paysage et de la lumière comme connaissance d’une finitude acceptée, nous pouvons lire ces très beaux vers :

«il a gelé blanc

et la lumière est prise.»

Silence, beauté, lumière, des étoiles que Paul Farellier ne doit plus chercher. Elles nous semblent véritablement atteintes dans ce recueil.

©Monique W. Labidoire

(Note de lecture in revue Poésie sur Seine, n° 68, printemps 2009)

Paul FARELLIER : DANS LA NUIT PASSANTE, L’Arbre à Paroles, collection « Traverses ».

Paul Farellier déclare d’emblée son pacte avec la nuit, pacte d’intelligence, de raison et de volonté : le salut en dépend. Comme en une joute, il s’exhorte :

« il te faudra descendre un peu plus ».

Et c’est la nuit qui définit les autres variables de l’expérience : l’absence, le silence, la lumière. Mais la lumière est « une aube qui tarde ». Car cette aube doit d’abord avoir appréhendé, sinon élucidé

« l’aorte noire / d’éternel retard ».

Ou bien le citadin se risque en la pluie, sorte de « neige de noir » et il se rétracte

« pour jamais en perte de visage ».

Entre la nuit à demi conjurée et l’aube ajournée, ce sont les étoiles qui surgissent en compromis, permettent de reconnaître « quelques traces », de vivre « les menées d’un hiver » à la rencontre d’un « carrefour d’éternités ».

Cette poésie, qui revendique pleinement sa portée morale :

« Qu’offriras tu de ta vie ? »,

se grandit d’une sorte de tact métaphysique :

« la peur / d’éveiller l’invisible ».

Cheminer ainsi, dans la nuit de diamant des cités, nous revigore d’intime courage, celui qui fait naître

« un verset
de longtemps meulé à son soleil
».

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 73, hiver 2000-2001.

Paul FARELLIER : À L’OBSCUR ET AU VENT, L’Harmattan éd.

Paul Farellier obéit, comme à un dieu modeste et secret, aux pulsations d’une mémoire inquiète, qui émerge du clair obscur, témoigne obstinément d’un « feu resté sourire ». Sa vie profonde « rajeunie à l’orage » éclaire tout autant le désir d’innocence et de renouveau que les traces cruelles de révolu (« le doute seul, de toutes parts »).

Il aime se risquer aux confins du roc, de l’obscurité, de la neige, pour mieux en éprouver « la vivante paix ». Plus fort d’avoir mesuré le vide et l’incomplétude, il espère, provoque « une levée bleue de chardons », cherche dans l’été une densité qui ne le quitterait plus.

Cet ouvrage récapitule une veille ardente et précise, qui témoigne d’un ancrage obstiné dans l’essentiel (« comme un méditant s’approfondit du sombre »), assumé par une tension spiritualiste (si ce mot suppose la conquête d’une transparence) : « il respire le bleu de son propre regard ».

Une certitude, dans cette écoute jamais relâchée de l’être : « Nos terres vraies sont cachées ».

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 57, hiver 1996-1997.

Paul FARELLIER : OÙ LA LUMIÈRE S’ABRÈGE, La Bartavelle.

Dans les trois parties de cet ouvrage : « En ténèbre épousée », « Où la lumière s’abrège », « Vers le val noir », Paul FARELLIER se met à l’épreuve, avec une rigueur impitoyable et douce.

Être est d’abord descendre en soi, avec certitude et quelque effroi mais c’est aussi en venir à ce point d’acuité qui épouse les choses défaites, jusqu’à délivrer « le flux rapide de l’éternel ».

Cette descente récolte, de terrasse en terrasse, des fruits palpables : « le regain de verbe du silence »,… « un chant du moins murmuré ».

Même dans l’allégement, lorsque semble se dévoiler l’origine du réel, Paul FARELLIER se refuse à cerner de trop près

« le chant d’une aube si bien gardée ».

C’est qu’il souhaite « être sauvé à partir de l’obscur ».

Toujours, Paul FARELLIER a un sens aigu des pouvoirs de perception : la moindre vibration libère un sens multiple, une lumière dont l’excès serait mortel.

La fin provisoire du chemin, dans la complexité indiscernable, s’émerveille des cris les plus élancés malgré la lancinante prison intérieure. Un secret, terrible, rassurant, veille :

« laissant toujours filer plus bas / plus loin dans le bas / vers un cercle enfoui / illisiblement inscrit ».

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 45, hiver 1994.

Lorsque l’univers se déploie, Élie-Charles Flamand, postface de Marc Kober, couverture d’Obéline Flamand, éd. La Mezzanine dans l’Ether, 13 rue de Cotte, F-75012 Paris.

Élie-Charles Flamand poursuit la publication d’une œuvre exigeante et racée dans laquelle la poésie instille ses pouvoirs et ses mystères en un contexte acquis dès l’abord par les pouvoirs magiques d’un surréalisme, certes omniprésent, mais étayé par de multiples apports esthétiques offrant au poème une profondeur stylistique en même temps qu’un lyrisme tonifiant.

« Derrière le mur fossile / Se tiennent les oiseaux d’écume et de quiétude / Qui estompent les peurs très ornementées / Quand les évidences commencent à s’écrouler!! C’est depuis les bords affûtés du poème / Que l’on perçoit le mieux / L’extatique déchirure temporelle »

Avant d’en être exclu, Élie-Charles Flamand participa activement au mouvement instauré par André Breton, et ses œuvres en furent naturellement dépositaires car proches de sa nature profonde. En témoigne le collage qui, en guise de frontispice, illustre la première page de cet ouvrage. La poésie d’Élie-Charles Flamand, implantée dans une réalité brûlante, prend la forme de structures ancrées dans des espaces que l’auteur apprivoise grâce à la vaste culture de l’insolite et du merveilleux qu’il attise avec amour dans des textes intemporels empruntés au plein jour d’une création privilégiant le fantastique du mot rare, le vers chargé de suc et de sève.

« Ces ajouts s’élargissent / Les traversent enfin / Transfuges effervescents / Les pétales de l’Esprit qui dirige l’août / Et ceux de l’Être nouant le grave à l’aigu »

La couverture de cet excellent ouvrage est signée Obéline Flamand. Elle annonce dès l’abord les espaces mystérieux d’une poésie en constante évolution.

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 352, septembre 2007

Jean-Daniel FABRE : Chez le pistolero de Dieu et fragments posthumes (Mai Hors Saison, Guy Benoît, 8 place de l’église – 53470 Sacé). 144 pages -15 €.

A l’enseigne de « Mai hors saison », Guy Benoît publie « Chez le pistolero de Dieu», livre de son ami Jean-Daniel Fabre, décédé le 3 octobre 2004 après une existence difficile où la provocation et la révolte accompagnèrent une œuvre forte, marquée par une poésie incisive à l’image de la folie du monde et des hommes.

On peut évoquer Antonin Artaud ou encore Céline à propos de Jean-Daniel Fabre dont les imprécations et les jugements à l’emporte-pièce habillent un esprit tourmenté dont la lucidité est rapportée ici par Guy Benoît (son exécuteur testamentaire, son éditeur et son ami) qui a organisé cette publication avec le sérieux et les compétences que l’on lui connaît.

Chaque interrogation de Jean-Daniel Fabre est une plaie qu’il maintient ouverte en affirmant dès l’abord : « J’accepte toute souffrance du moment qu’elle ne brise pas ma prière et ma vie intérieure ». Les relations qu’il entretient avec Staline, avec Freud et même avec Dieu, demeurent ambiguës. « Je suis coincé entre Staline et Lamartine, entre le mur de la dissolution et le mur des lamentations ».

Tourmenté à l’extrême, Jean-Daniel Fabre assume sa folie en la clamant haut et fort. « Les fous ne changent jamais et jamais je ne change. » Déclaration qui implique une belle lucidité pour un homme confronté par ailleurs à des préoccupations où la Foi est bousculée et les dieux interpellés.

Cruauté et humour brûlent dans cet ouvrage avec la même force et, si « la vie est une prière inoffensive », autant qu’elle anime des pulsions capables de révéler les porteurs de feu. « L’homme est un passager du rêve divin, mais le monde garde son visa ».

« Chez le pistolero de Dieu » est accompagné de divers documents (manuscrits, extraits de presse) ainsi que de plusieurs photographies sur lesquelles le regard de Jean-Daniel Fabre (oh ! le regard de Jean-Daniel Fabre !) révèle un être d’exception dont les brûlures de l’âme laissent des traces indélébiles.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006.

Sylvie FABRE G., Quelque chose, quelqu’un – avec un frontispice de Frédéric BENRATH (Éd. L’Amourier, Route du Col St Roch, 06390 Coaraze ; 60 p.)

Voici un poème des saisons parcourant le cycle entre deux solstices d’été : une nature omniprésente, sans que rien ne glisse au descriptif – pas même le lac, dont le compagnonnage assidu n’est qu’une lueur tout au long du livre. C’est, dirait-on, la substance même d’un temps zodiacal qui, en quelque chose, se vit, se respire, se parle, – et aussi en quelqu’un. Dans l’intimité d’un regard réciproque, le réel imprègne la personne, et au réel, en retour, la personne s’infuse jusqu’à sa suprême élision : là, nous semble-t-il, en dehors des qualités de son écriture, la principale réussite de ce livre. Ainsi au seuil de l’été :

Le regard indivisible unit l’ici et l’ailleurs, ramène le corps à la matière, pas d’effacement possible, au hasard des ombres, au gré de la lumière il verse la sève, irrigue les choses de part en part : pourras-tu les pénétrer ?

Le vécu d’une saison n’a jamais seulement l’épaisseur de son temps : l’été partage l’intime passion humaine, chacun revêtant les couleurs obscures de l’autre :

Tu relies et le temps et la tombe et ce lac gisant de silence. Il t’envoûte, tu prononces son nom de derrière la mort. La mémoire résonne. À l’orient la blessure souffle son bleu noir dans les branches.

Puis les splendeurs du travail automnal, où nous lisons la montée de la mort, forment le processionnal de l’embrasement, de l’ardente dissolution, et les sous-bois le périple où se figent les ombres ruisselantes. La brume prend ses quartiers dans l’âme :

De plein fouet la brume t’arrime en explosions de silence, elle t’enveloppe dans le chagrin : tu prends refuge. L’amour est fin liseré, le temps brode son alphabet – profonde croix – la forêt n’est plus que jonchée, les feuilles, ton cœur se brisent dans un bruit de pas.

Mais c’est à l’hiver qu’il appartiendra d’offrir sa floraison : la neige comme sérénité, couvaison, berceau. Quelque chose d’arrêté, un intervalle aux aguets, le désert où s’éveiller à soi-même :

Le temps oublie les bruits du monde, il offre des cristaux d’éternité à l’âme passante. Tu prends la plume de l’oie sauvage pour écrire une histoire couleur d’énigme,

pont invisible entre la rive et l’autre rive, entre quelqu’un et quelqu’un.

Et le printemps ranimera cette certitude : nous grandissons malgré l’éternité de l’ombre. Le cycle des saisons, grande métaphore de nos intermittences, se referme en ouverture lumineuse :

Tu respires, quelque chose existe. Juin bascule dans l’été. C’est le mois où le tilleul verse son grand calme. Le lac murmure la présence. Quelqu’un ?

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.