UNE MACHINE À INDIQUER L’UNIVERS, Pierre Oster Soussouev (Obsidiane, Sens, 1992)

« Opuscule » peut-être – si l’on en croit sa justification du tirage -, ce recueil : Une machine à indiquer l’univers, réunit des entretiens anciens, par endroits récrits, de Pierre Oster Soussouev, avec deux ajouts de l’auteur et une belle, sobre et pénétrante préface de Bertrand Saint-Sernin (La Beauté pas à pas). Peu de pages, il est vrai, mais combien plus chargées de sens et de poétique vertu que tant d’ouvrages volumineux. Ceux-ci pourront sans doute nous laisser moins ignorants, mais le petit livre, lui, nous aura fortifiés – j’ose à peine dire : adoubés.

C’est qu’il s’agit, dans la familiarité de conversations amicales, d’une véritable épreuve des valeurs, et à travers la modestie revendiquée pour l’entreprise poétique, d’un « pèsement des âmes ». Ces propos, suscités par la franchise d’un dialogue entre amis, se tiennent en effet dans la rigoureuse lignée de deux écrits essentiels du poète : Requêtes et Pour un art poétique [[Requêtes, version nouvelle suivie de Pour un art poétique, Le temps qu’il fait, Cognac, 1992.]] ; cette fois moins ciselés certes, plus proches de la parole vivante, quoique toujours très « rédigée », de l’auteur ; mais en tous points fidèles à l’éthique longtemps méditée qu’expriment ces deux ouvrages.

Une préoccupation centrale, décelable dans l’ensemble des entretiens présentés, se trouve plus fortement explicitée par l’échange avec Michel Orcel (Exploration de la poussière) : celle du rapport aux choses. Déjà dans Requêtes, on pouvait lire : Notre inquiétude sans discontinuer s’use aux choses, immanquablement nous y reconduit, ou encore : Croire, et comme un chrétien au Christ, en la tenace vérité des choses, ou même : Une attention émane des choses ! Ici le poète confirme que sa quête de l’esprit, de ce qu’il nomme le vent, passe nécessairement par les choses, elles-mêmes provoquées en des édifices de langage que l’auteur, armé d’une des plus inlassables patiences, élève puis détisse pour les rebâtir sans fin : un individu aura tenté de descendre avec des mots dans l’abîme matériel, image et support de la souveraine présence des choses ; il aura donc pénétré dans le royaume des détails, y rencontrant pourtant l’échec, mais cet échec même est le révélateur d’un passage de l’esprit en une suite indéterminée d’images de ce qu’il est, et déjà n’est plus… Quant au poète, par qui cette révélation arrive, il ne possède rien, ne règne sur rien, médium souffrant et malade d’une communication qui très tôt lui échappe ; […] dépossédé de l’univers par l’active étrangeté des sons, puis dépossédé de sa voix par la réalité de l’univers ; […] sa compétence chaque jour s’évanouit.

Et pourtant, ce livre contient aussi la proposition antinomique : Paradoxe : la faiblesse est en nous comme le signe d’une possession souveraine. (Entretien avec Philippe Camby). Il est vrai qu’elle concerne l’homme en général, plus que le poète en particulier : à celui-ci, l’auteur concède bien les vertus de contemplation et de solitude, mais dénie tout pouvoir de féconder ses propres virtualités, de puiser dans son fonds ; son rôle est de faire consonner les siècles.

Un tel refus, si conscient, de la perspective égotiste aurait pu, chez tout autre poète de l’époque, entraîner l’adhésion aux théories « autotéliques » de la littérature. Rien de tel avec Pierre Oster Soussouev : Je me dresserai, non sans violence, contre ceux qui (stigmatisons l’aberration !) décrivent le langage comme ayant en soi sa fin. A notre poète, l’effacement du moi n’impose pas le vide post-mallarméen ; il profite au monde, en un panthéisme avoué qui éclaire derechef la formule : une machine à indiquer l’univers.

L’entretien avec Jacques Darras (Un abîme entre les mots) développe et approfondit ce débat autotélisme-hétérotélisme, abordant aussi les questions si essentielles du rapport de la poésie et des sens et de l’intégration du corps à la pensée. Y aideront les muses du corps favorable. C’est en effet par un usage réglé de son corps que le poète parvient à esquisser, dessiner quelque phrase, et n’échoue pas à en enchaîner quelques autres !

Le livre, qui touche d’ailleurs à de multiples problématiques de la poésie de toujours et d’aujourd’hui (aller de l’image à son complément intellectuel et du concept à sa contrepartie sensible ou encore Dionysos et Apollon : occupons-nous plutôt de renforcer l’antinomie qui existe entre ces pôles), constate aussi certaines permanences : entre autres, celle de l’empreinte paysanne dans l’imaginaire d’une civilisation irrémédiablement urbanisée (Nous sommes des campagnards dans ce théâtre de villes), sans négliger la question du style, le bon usage des verbes, les charmes de la ponctuation… L’Un, obsession du poète, se révèle ainsi dans la multiplicité des facettes.

Repère indispensable à quiconque envisage le champ poétique contemporain, ce livre, dont une juste polémique – mais d’ordre supérieur ! – n’est pas absente (Cloaca maxima ; Pour, contre), donnera d’immenses plaisirs de lecture et de pensée à tout minutieux compagnon du logos – j’entends là quelqu’un qui, par exemple, sache accueillir ce conseil de l’auteur en ses Requêtes : Fais-toi assez petit pour que la plus petite parole te recouvre.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1995)