Lecture/rencontre avec Katty Verny-Dugelay

Katty Verny-Dugelay m’ayant demandé de la présenter, peut-être me pensait-elle doté de quelque fil conducteur capable de nous guider tous, ce soir, s’il en était besoin, dans son « Labyrinthe du rêve » (tel est le titre de son dernier livre, qui vient de paraître aux éditions de L’Arbre à paroles et constituera la dernière partie des lectures de ce soir).
Or je m’avisai bientôt — on n’est jamais trop attentif à la parole des poètes ! — qu’elle-même avait soigneusement déroulé ce fil idéal : je veux parler du bref poème qu’elle a, de manière on ne peut plus pertinente, placé en exergue à l’affiche de cette manifestation. Vous l’avez donc déjà lu, mais, sans plus attendre, le voici à nouveau (et Sabeline Amaury vous le dira encore — et tellement mieux ! — un peu plus tard).

Danses, souffles, ondes
issus de l’être
exilé ou exultant.
Capture de l’invisible
dans les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Ici, sans aucun doute, une définition de la poésie : ce sont des danses, ce sont des souffles, des ondes, et, à leur origine, il y a l’être, l’être que l’on interroge. Seulement, cet être a deux visages : l’un, tourné vers sa propre douleur, exilé, douleur d’exclusion et de retranchement ; l’autre, vers son intime joie, dans ce qui lui donne le plus d’éclat, — l’être est dit exultant.

Exilé ou exultant, de lui, sort tout le logos poétique. Ainsi notre poète élucide-t-elle l’origine. Mais son fil continue de courir, et voici que nous sont soudain révélés les attributs de cette poésie : elle sera capture de l’invisible. Il y a donc quelque chose que, sans elle, on ne voyait pas. La poésie, par moments, parvient à s’en saisir. Elle le fait à travers le visible. Ce visible est d’ailleurs essentiellement mouvant : ici, pas de roc, pas de falaise ni de muraille ; mais quelque chose qui flotte et se dérobe :

(…) les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Vu d’ici, le monde bouge. N’est-il pas en proie à ce qu’on pourrait appeler, d’une expression bachelardienne, « la dynamique du paysage » ? Chez Katty Verny-Dugelay, le poème revêt tous les caractères d’une errance, d’un voyage infini, d’un nomadisme éternel : passant à travers les choses, auxquelles elle se lie par une attention scrupuleuse et fascinée, elle offre un exemple assez peu commun de ce qu’aujourd’hui, bien à tort, on n’ose plus nommer l’inspiration. Ce mot lui convient pourtant si, par inspiration, on entend ce que pouvait y voir Max Jacob. « L’inspiration », disait-il dans son Art poétique, « c’est le passage d’un monde dans un autre, de la terre au ciel, ou d’un ciel à un autre ciel. »

La première série de poèmes choisis, que va maintenant dire Sabeline Amaury, nous permettra, j’en suis sûr, de sentir tous les pouvoirs de cette approche idéale : une poésie cursive qui s’offre d’étonnantes libertés d’espace, d’où se forment, par endroits, des cristaux d’âme, de temps et d’univers, par l’opération de ce que Bachelard, encore, appelait « une métaphysique instantanée ».

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Il y a, chez Katty Verny-Dugelay, une attention passionnée aux « choses ». À sa manière, qui n’est pas la moins convaincante, elle répond ainsi à l’exigence exprimée par bien des voix de notre époque : celle d’un retour aux choses. Je pense à ce mot de Claude Esteban, lancé voici plus de vingt ans : « Nous avons aujourd’hui à réapprendre le chemin des choses. » Je pense aussi à un Pierre Oster Soussouev s’écriant : « Croire, et comme un chrétien au Christ, en la tenace vérité des choses. » Car, soyons clairs, il ne s’agit nullement, chez notre poète, d’inciter à un énième débat de linguistique, de poétique ou de sémantique sur le thème inépuisable du mot et de la chose. Les choses ici présentes sont patiemment débusquées, habitées, bercées, elles sont touchées, goûtées, caressées. La poétique est celle du contact avec le corps, — « dans la béance animale du corps », pour reprendre l’expression très forte que livre ici le poème.

Mais c’est encore à notre poète elle-même qu’il appartiendra de confirmer l’orientation dans sa propre parole. Sans doute avez-vous, tout à l’heure, attrapé au vol de la lecture cette saisissante suite d’images :

( … ) tu peux à la vitesse du
lièvre en fuite
franchir la ligne d’horizon,
comme derrière un voile de novice
chercher l’autre côté des choses

Un questionnement sera donc tenté au delà des choses ; ces choses, si tangibles, dures comme douces, dans la complicité du corps épanoui, leur présence se mue soudain en rideau d’absence, derrière lequel le vrai se tenait donc caché.

Vérité vers laquelle seule peut conduire une exigeante introspection, car Katty Verny-Dugelay sait que le vrai poème, le poème véridique, est celui où s’interpénètrent les deux réalités du monde et de la conscience. Écoutons-la :

Rien de ce qui est au dehors n’est éloigné de ce qui est au dedans.

ou encore :

Cherche l’image tienne que renvoient les miroirs de l’espace et de l’eau (…)

ou encore ce poème aux teintes de crépuscule mallarméen, mais qui interroge bien au delà du néant des « ptyx » et des « abolis bibelots » :

La nappe rouge du couchant
Les photophores de la rivière,
Seul,
avec la coupe pleine du regard
un désir d’ambroisie
De qui
es-tu l’hôte ?

Et c’est la demeure de l’hôte, d’où ne sont absentes ni les évidences de l’amour ni celles de la mort, que Sabeline Amaury va maintenant faire visiter : sous la plus vive lumière de ce double sens du mot « hôte », celui qui est reçu et celui qui reçoit, où se poursuit encore le dialogue si fécond du dehors et du dedans.

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Maurice Cury, à propos de notre poète, a pu évoquer le « charme d’un langage aérien » et une parole « légère et fruitée, lumineuse et colorée ». Vraiment, on ne saurait mieux dire. Pour ma part, j’ajouterai qu’à de certains moments, s’opère, chez Katty Verny-Dugelay, une synthèse étonnante entre deux penchants qui nous sont également précieux : celui d’une luxuriance méditerranéenne et celui d’un « japonisme » diaphane — le haïku n’est pas loin parfois, comme ici par exemple :

lune narcissique
prise
dans le bassin
un coup de vent
te fait perdre la face

Mais nous en arrivons maintenant à la dernière étape de ce parcours, avec Labyrinthe du rêve. Sous ce titre vient de paraître, aux éditions de l’Arbre à paroles, un livre où Katty Verny-Dugelay offre une suite de petites proses illuminantes.

Le rêve répand là, en de multiples ramilles, la force d’une vie végétale dont, sans doute, vous entendiez déjà la poussée parmi les textes lus précédemment, dans cette parole qui est rhizome, (…) espoir d’éclatement / à la pleine lumière. Ailleurs, de même, Katty Verny-Dugelay nous parle des reptiles racines de l’arbre, de son temple végétal.

Ainsi, le rêve où nous entrons à présent, c’est d’abord la réalité d’un vrai labyrinthe de soleil, de pierre, d’eau et de verdure, dont l’auteur nous fait, en son vieux pays languedocien, franchir le lourd portail.

La poésie y procède comme par boutures, de petit paragraphe en bref alinéa ; elle-même semble avoir poussé là sous la tendre vigilance d’un maître-jardinier qui aurait médité cette parole d’Alain : « Le vrai poème est un fruit de nature ». Et, de fait, le labyrinthe va fructifier en chacun de ses acteurs, humble ou magnifique — arbres, dont le séculaire micocoulier et les cyprès austères, fontaine, escargots, lézards, couleuvre, libellules, phalènes, cigales, cadran solaire, balançoire —, chacun délivre une couleur, une musique, une pensée : cela, qui est la vie et, finalement, le rêve.

Dans le voisinage, un hameau se laisse deviner au soleil ; la terre recèle ses ammonites, ses vestiges latins ; il arrive un écho dionysiaque de vendanges à l’ancienne ; et le rêve se hausse à la proximité des étoiles et des dieux.

À votre tour, vous êtes invités à parcourir ce labyrinthe. L’auteur en a triomphé : le plus grand risque couru était évidemment celui d’une musique à programme, d’une poésie descriptive. Katty Verny-Dugelay a su l’éviter. Elle ne décrit pas ; comme le voulait Éluard, simplement, elle « donne à voir ».

©Paul Farellier