Yves BONNEFOY : L’Heure présente, Mercure de France, Paris, 2011 (Prix Kowalski 2011) – 12 €.

Depuis La Vie errante (Mercure de France, 1993), les livres de poésie d’Yves Bonnefoy ne se présentent plus, on le sait, comme des ensembles unitaires : ils se composent de textes – vers et proses – rassemblés pour marquer des étapes significatives ; et c’est encore le cas pour ce récent jalon d’une œuvre toujours en évolution où il s’agit, comme l’indique le dernier intertitre du livre, d’aller, aller encore.

Une attention spéciale semble devoir être accordée au poème en trois parties qui donne son titre à l’ensemble du livre : L’heure présente. L’heure présente, c’est le moment que nous vivons, qui, pour le poète, est aussi notre nuit d’ici, un moment propice à l’illusion :

L’éclair, une illusion,
Même l’éclair.

Cet éclair qui envahit le ciel en tout début de poème, hésite et presque s’immobilise avant d’illuminer l’embrassement si hautement symbolique des frères que sont sommeil et mort. Chez Bonnefoy, l’éclair parfois se fige, se décompose en gestes de doute ou d’interrogation ; on songe, par exemple, à ce fragment, au début de L’Arrière-Pays (Skira, 1972) : « … grâce à la foudre un jour immobilisée dans le ciel… », par quoi pouvait s’initier une méditation sur la réalité mentale d’un pays et même d’un peuple de l’horizon. Mais ici, la méditation prend le tour d’un affrontement direct avec Dieu, tout à la fois nommé et récusé, et comme par Lui-même :

Regarde, théologien,
Ne crois-tu pas que Dieu
Se soit lassé d’être ?
[…] tu sais qu’aucun sacrifice, à ses autels,
Ni même le sacrifice de son fils,
N’éveille plus son désir.

Même présentés ainsi dans l’ordre humain du désir, l’absence de Dieu dans le monde (L’âme du monde, […] Il ne la réveillera pas.), son essentiel retrait (Il n’écoutera pas […] Le cri du désespoir. Pas même/ Le hurlement de la bête égorgée) rendent, pour le poète, la foi impossible. Que, pourtant idéalisée par l’art, la forme humaine soit mortelle suffit, ici, à fermer la porte de la transcendance et de la résurrection :

[…] Je vois, dans la pluie d’or,
Danaé, ses cheveux épars. Mon amie, est-ce voir
Quand le peintre n’a eu entre ses mains
Que des corps dont les yeux se ferment ? Je vous touche,
Épaules nues, reflets dans la pénombre,
Fûtes-vous l’or que répandait un dieu ?

La lame du couteau qui déchire la bogue, mais ne peut entamer le bois du fruit forme le symbole où s’exprime cette dure vérité conquise : Ce qui est/ À jamais se refuse. Si beaux soient-ils, les souvenirs (notés « Illusion ») de la maison que nous avons aimée (sans aucun doute l’abbaye de Valsaintes où fut écrit Dans le leurre du seuil) se réduisent vite à ces mots tranchants : « rien », « personne » :

[…] N’existent
Que roses déchirées, pas de rose en soi,
Pas de corolle à soutenir un monde.

Ce n’est que sur la lumière des mots que le poète retrouve à s’appuyer, que la chose nommée se recolore :

Les mots sont-ils porteurs de plus que nous,
En savent-ils plus que nous, cherchent-ils
Au bord d’une eau du fond de notre sommeil,
Noire autant que rapide, refusée,
Le gué d’une lumière ?

Et, plus loin :

Regardez, écoutez ! Le moindre mot
A dans sa profondeur une musique,
Le phonème est corolle, la voix, c’est l’être
Qui peut fleurir, dans même ce qui n’est pas.

À nommer les choses, le poète reprend pied dans la recherche du Sens, qui fut et demeure, sinon l’obsession, du moins l’espérance de toute son œuvre ; cap d’autant plus difficile à tenir que le secours d’une garantie divine du sens fut constamment dénié au profit de valeurs immanentistes telles que la Présence. Car le vœu le plus cher, le plus intense, est bien celui que crie, justement à l’adresse de l’heure présente, le dernier vers de ce poème-clé :

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés.

La mort habite, en effet, l’heure présente, intimement mêlée à la vie, perpétuant avec fidélité l’enseignement de sagesse exprimé déjà dans le livre L’Improbable (Mercure de France, 1959) à propos des Fleurs du Mal de Baudelaire : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. À quoi font écho ces beaux vers du livre d’aujourd’hui (première partie : Raturer outre) :

Qui veut avoir, parfois, la visite se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure,
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.

Mort omniprésente, tant sur l’embrassement d’Amour et Psyché que par l’obstiné parcours, à travers tout ce livre, d’une ombre shakespearienne et de persistantes références à Hamlet, à Ophélie. Mort tout entière défendue et attaquée de mots : des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Mort que surmonte, en toute fin de livre, l’image d’un jour naissant : Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. Au poète, dont vogue l’embarcation entre illusion et vérité, il reste, comme il s’est saisi de la barre, une confiance et un courage singuliers, un regard assez lucide pour aller, aller encore.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.