Frédéric TISON : Aphélie suivi de Noctifer, coll. Les Hommes sans Épaules, Librairie-Galerie Racine, 2018, 126 pages, 15 €.

Après Les Ailes basses (2010), Les Effigies (2013) et Le Dieu des portes (2016), la Librairie-Galerie Racine nous donne à lire un nouveau livre de Frédéric Tison ou, plus précisément, « deux livres en miroir » comme les présente leur auteur : Aphélie, suivi de Noctifer. Ainsi se développe, s’élargit, se magnifie une œuvre dont peut s’observer l’admirable continuité à chaque étape de son évolution.

Au seuil de ce nouvel ouvrage, l’auteur – ce que font rarement les poètes – s’explique, dans un liminaire d’une grande lucidité, sur la part intentionnelle de son livre et sur le sens profond de l’engagement poétique dont ces textes témoignent : laisser parler le lointain qu’il regarde en lui-même, explorer donc son « lointain intérieur » à l’instar d’un Michaux, mais d’une tout autre manière ; quand il regarde ici, c’est dans son propre regard. Et voilà ce que nous croyons être sa « découverte » capitale : son regard dans l’intime « n’est peut-être qu’un immense Regard partagé, éparpillé ». Le poète est allé suffisamment loin – en aphélie justement, c’est-à-dire à la distance où mûrit son retour vers le monde, « chargé de regards étonnés » – pour comprendre qu’il n’est pas à lui seul sa propre origine, mais la soif d’un plus vaste regard, et qu’à son tour, dans la cohorte du logos, peut-être s’abreuve-t-il aux reflets d’une éternelle fontaine Castalie.

D’où vient, alors naturellement, la forme dialoguée qui prévaut sur l’ensemble des deux livres. (« Je t’écris dans les larmes du monde – elles aussi semblent avoir à te dire. […] Comment m’as-tu retrouvé ? As-tu donc su toi aussi te pencher ? Nous sommes deux dans ce miroir. ») Il y a ce « Je » et ce « Tu » qui font route ensemble, s’interpellent, se confondent, se perdent et se retrouvent dans un anonymat qui n’a rien d’un innommé. Le poète, comme son poème, se voit originairement double, comme sont les demi-dieux. Le « Tu » auquel il s’adresse est autant lui-même qu’une tout autre « réalité » qu’on peut deviner : le mot, le poème, le nom, la chose, le monde, le livre, l’Ami (avec un grand A) qui, derechef, se démultiplie en nombre de manifestations, de tendresse humaine en parrainage d’esprit, d’« eau vive et nue » en puissance tutélaire, de périssable en absolu (« Si l’oiseau seul chante la nouvelle du ciel »).

Du « Je » au « Tu », si irrémédiablement éloignés soient-ils, le poème tisse un lien persévérant. Il parle à l’Autre, et c’est dans « une autre nuit » que le poète peut se dire « une ombre qui parle à la vie ». Ce lien, assurément, est celui du Désir. S’il est commun de le trouver à la base de l’œuvre d’art, on reconnaîtra sa singulière primauté dans la poésie de Frédéric Tison, et tout spécialement dans ce dernier ouvrage (détail qui fait sens, ce n’est pas pour rien que l’auteur signe ses livres de cette anagramme de son nom : « désir ton récif »). Le désir est ici responsable d’un Éros qui, se dérobant à toute sublimation, s’affirme en poème : « L’amour ! Non pas lui mais son corps, sa courtine et son port/ Mais le ventre brûlant de son large, mais/ Ses demeures et ses âges, ses heures, ses épaves… ». Dans un monde qui, en totalité se regarde en désir, le « corps », placé au centre, accède à la dignité de « corps vainqueur ».

Mais participe également d’Éros cette autre puissance dont s’irrigue le poème chez Tison : la mémoire, elle aussi omniprésente. Ainsi arrive-t-il que, dans la confrontation permanente qu’elle entretient avec les figures de notre passé et la familiarité qu’elle s’autorise avec les mythes ancestraux, ce soit parfois la mémoire d’un Maître que l’on entende ici, dans la dérive des « anciens vents », à la recherche sans espoir d’un éromène perdu : « – ‟Hylas, Hylas” hèlera-t-elle… » ; cela, même si le grand flot de mémoire de notre poète englobera bien au-delà, « ouvrira les œuvres vives et les œuvres mortes […] élèvera cénotaphes et tombeaux sur les terres aveugles […] conviera les saints et les anges qui devisent sur des terrasses d’or – les poètes qui chantent sous l’arbre de comètes mûres » ; à tel point que, fasciné de son pouvoir d’évocation, au sens propre de rappel des disparus, le poète se demande : « As-tu été le voyageur/ Ou le mort qui se souvient ? » Car, comme l’annonçait son liminaire, « Chacun de nous interroge sa nuit : mais cette nuit est-elle notre origine ou notre histoire ? »

Sur l’étoile du soir gravitent ainsi des questions de feu, car « Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ». On voit que le poète, qui s’est mis lui-même, entier, dans la dualité de son livre, accentue encore, dans sa deuxième partie, l’effet de miroir de ses doubles visages. Noctifer peut en effet se lire comme un vis-à-vis de chair et d’âme, affrontement d’une chair de lumière et d’une âme d’ombre, avatar d’une lutte avec l’ange ; la puissance inspirante, penchée sur l’inspiré, lui souffle : « C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps/ Que tu croyais défendu… » ; et l’inspiré de ratifier cette identification à lui-même qui le comble autant qu’elle le trouble : « Tu es tout entier dans la nuit qui te respire – Et dans mes mains glacées, un peu de cette lumière que tu as façonnée. » ; d’autant que l’étoile illumine aussi l’hymen terrestre : « Éclaire – puisses-tu même éclaircir – nos corps, nos deux visages dont les yeux te ressemblent ! » Le poète sait pourtant qu’il ne trouvera là aucune proximité existentielle, aucune aide pour déchiffrer le grand Livre : « Te lire ! Oh véritable-ment te lire, […] il me faudrait le plus haut, le plus lointain regard […] veiller un siècle en ta présence et me taire, immobile. »

Une limite serait-elle ainsi atteinte pour ce dialogue entre le poète et son Autre désiré, pour ce dialogue avec lui-même et en lui-même ? Un vide ne menace-t-il pas de se creuser comme il est dit qu’il résulte parfois des unions mystiques ? La surdité subite est-elle possible « si tu sais qu’alors personne ne t’entend, et qu’un dieu même est distrait ? » L’engagement poétique touche-t-il au péril des hauts-fonds quand « Les embruns viennent vers moi répandre l’amour dont je n’ai fait que parler » ? Non. La parole, une fois encore, se fait rassurante : « Il y a sur la mer un silence que tu traverses en oiseau qui s’est effrayé…/ L’horizon s’allège : c’est le monde entier qui danse et veut accompagner tes sillages d’argent doré. »

Congé pourtant sera donné, ultime adieu tranchant cette aventure, ce rêve de l’esprit, le poète renvoyé à « l’esquisse de [s]es bois », sommé d’ajouter « aux sèves les trois gouttes de [s]on sang ». D’une nouvelle aube, entrouverte comme « tombeau d’une autre lumière », le dialogue interrompu prolongera ses « traces humiliées », ce qu’il en reste : « nos voix qui augmentent,/ Nos voix qui se souviennent et révèlent/ Une somme d’oiseaux plus clairs. »

Nous avons souvent souligné l’excellence du français, à la fois fluide et somptueux, que sait orfévrer Frédéric Tison. De ce nouvel ouvrage, le lecteur appréciera encore la texture alliant à la vivacité de l’expression moderne les trésors de l’ancienne langue. De fait, il y aurait encore tant à dire de ce très beau livre, comme de ceux qui l’ont précédé, alors que le commentaire s’éprouve ici bien démuni en regard de l’œuvre qui l’occupe. Puisse-t-il au moins mener ces poèmes entre de nombreuses mains et qu’une vaste écoute leur soit offerte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 45, 1er semestre 2018)