Jack KÜPFER : Dans l’écorchure des nuits, Éditions Bruno Doucey, 2011.

Étrange livre, en vérité, tout en calicots de l’extrême, en graffiti de colère et en proliférations dérivées de l’inconscient, d’un baroque têtu dont l’imaginaire est le calice d’un surréalisme halluciné qui porte plainte contre toutes les circonstances de la société libérale. Cet engagement dopé au romantisme révolutionnaire fait aussi pulluler les gueules des grotesques et « les gargouilles au poing de fumée ». Les humiliés, les Incas, certaines figures mythologiques sont appelés à la rescousse pour débarrasser le monde des exploiteurs, dans une atmosphère de fin du monde. Le titre dit assez peu l’ambition du projet – une constellation. Le lecteur n’a d’autre ressource que de s’accrocher aux bastingages d’une nef en furie, cousine du Vaisseau fantôme, d’où Jack Küpfer fait couler l’archet d’une musique des grands fonds qu’on déshabille entre examen de conscience et « ultime champ de bataille de l’amour », ou bien d’allumer le feu de ses sources intérieures dans un boucan stellaire. Une préciosité truculente fait bouillir des cantates, remuer les gemmes d’un monde à l’agonie, flamber les alcools les moins tranquilles. Ici, état de liesse noire permanent. Et ça jubile sec sur les décombres de la civilisation, à l’image de ces témoins muets dont la présence est récurrente : les grotesques !

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Jean-Luc MAXENCE : Soleils au poing, préface de Patrice Delbourg, Le Castor Astral – 100 pages – 12 €.

Le premier texte publié par Jean-Luc Maxence, « Mai 1968 », situe le poète dans le temps ainsi que le début, à 22 ans, d’une existence vouée à la poésie, aux poètes et à la « révolution ».

Tout au long de cet ouvrage d’excellente facture, « Soleils au poing », Jean-Luc Maxence nous fait partager ses émois et ses passions de créateur mais également d’éditeur. Il écrit, il rédige, il édite avec la complicité de Danny Marc et des auteurs mal connus ou à peine révélés et il n’est pas abuser que de considérer « Le Nouvel Athanor » comme la maison d’édition la plus jeune et la plus « actuelle » qui soit.

C’est au « Castor Astral » que Jean-Luc Maxence confie l’anthologie personnelle qui retrace quarante ans de luttes, souligne Patrice Delbourg en une préface chaleureuse retraçant le parcours d’un homme révolté par l’injustice et d’un auteur qui a l’intelligence de le faire savoir.

La poésie de Jean-Luc Maxence ne ressemble à aucune autre. Il suffit de lire « Le mauvais cheval » (page 47) pour s’en convaincre.

« Simon de Cyrène jure par tous les saints
Que ce n’est pas son boulot
Qu’il n’est pas chargé de Ta croix
Qu’il ira se plaindre au syndicat…
»

Il est difficile de ne pas s’attarder sur un tel ouvrage qui montre une poésie de combat au service de citoyens capables, s’il le faut, de lever le poing avec le créateur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n°33, premier semestre 2012.

Jacques MORIN : Contrefeuilles, Gros Textes, 66 pages – 6 €.

Sous une couverture signée Marie-Claude Pignet, Jacques Morin entreprend de nous conduire vers les méandres glacés d’une mort annoncée. Les détails cliniques sont laissés au vestiaire afin de n’aborder que le simple vécu du quotidien.

« tu es ailleurs
dans le sas d’indifférence
à tutoyer les ombres

épure idéale vers l’absence »

La mort du père donne à Morin l’occasion de s’interroger sur la vie, sur la mort, sur le passage obligé, sur l’impuissance, sur la fragilité des êtres devant la maladie, la vieillesse et surtout la déchéance.

De très belles formules permettent au lecteur de partager l’angoisse de Morin qui réalise tout à coup qu’il est mortel et que toutes les déclinaisons imaginables aboutissent au même résultat.

Parfois révolté (par un laconique « date de péremption », par exemple), parfois blessé par un sort injuste qui frappe et s’en va, parfois furieux de disposer de si peu de temps, Jacques Morin réinvente la patience et un peu la fatalité. Son livre est, en quelque sorte :

« la condition humaine
juchée sur la note si
»

Frisson rétrospectif garanti.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Jean-Vincent VERDONNET : Dernier fagot, Rougerie, 70 p. – 12 €

Ouvrant le dernier recueil de Jean-Vincent Verdonnet, on est envahi par un sentiment de tendresse qui ne nous quitte que longtemps après avoir tourné la dernière page. On connaît de Jean-Vincent Verdonnet la plus grande partie de son œuvre, également publiée par Rougerie, « Où s’anime une trace », et c’est chaque fois la même émotion, la même possession de la terre et des hommes qui habitent le cœur et l’esprit. Le pessimisme de Jean-Vincent Verdonnet n’est pas à démontrer ici, mais les vers sont tant bellement versés à ce dossier de la tendresse que je ne puis m’empêcher d’en citer quelques extraits.

« Mais un écho inespéré
a tissé lentement sa toile
dans les yeux qui ne verront pas
la grande nuit gagner le monde »

Après une éblouissante existence vouée à la poésie, Jean-Vincent Verdonnet se retourne et considère avec un certain humour la philosophie qui le tint debout parmi les poètes.
« Dernier fagot » ? Sans doute ! mais d’un bois précieux.

« Chaque mot que tu as laissé
dans le cœur battant d’une page
t’empêche de mourir vraiment »

Un livre dense, conçu par un poète ouvert au monde qui se crée, ouvert au monde qui s’en va.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Michel PASSELERGUE : Ombres portées, ombres errantes, « Le Semainier » / Éd. du Petit Véhicule) 90 p. – 12 €

Il y a tellement à puiser dans un livre de Michel Passelergue que l’on ne sait plus très bien quel vers choisir en exemple afin de donner corps à une pensée dont la richesse côtoie la générosité avec un égal bonheur.

Dans ce nouveau livre, «Ombres portées, ombres errantes», (Éditions du Petit Véhicule) qui fait suite au volume « Le sang étroit » (GRP), Michel Passelergue en effet, reprend ses thèmes favoris, bien conscient du « feu qui sombre » en chacun de nous.

« Et jour après jour noire langue
se vide
à pétrir tant d’oubli, tant d’usure »

Le livre se divise en une douzaine de séquences et chacune se plie à une écriture qui exige beaucoup du créateur afin d’aboutir à un juste équilibre entre chimie des corps et harmonie des mots du poème.

On pénètre dans l’univers de Michel Passelergue si l’on veut bien admettre ses relations privilégiées avec la science. Le fait qu’il ait été rédacteur en chef de la belle revue, aujourd’hui disparue, de Gérard Murail, « Phréatique », et qu’il s’intégra au GRP (Groupe de Recherches Polypoétiques), est un élément très significatif de sa démarche qui gouverne par la seule authenticité.

« Le drap respire encore
où la lumière secoue
en vain toute son écume »

Proche du « Centre », cette poésie « bouge l’espace » devant le miroir du temps. Ombres et lumières, ici, se confondent.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Marie-Josée CHRISTIEN / Guy ALLIX : Correspondances, Éditions Sauvages, 130 p. – 13 €

Dans la collection « Dialogue » et sous une couverture signée J. G. Gwezennec, avec le portrait des deux auteurs dessiné par Jacques Basse, Marie-Josée Christien et Guy Allix entament pour nous un dialogue poétique qui, certes, n’a rien de neuf en tant que tel, mais qui apporte, par la qualité des intervenants, une vision originale de la Poésie d’aujourd’hui.

Marie-Josée Christien a fondé la revue « Spered Gouez / L’esprit Sauvage » en 1991 et participe activement aux diverses manifestations de la ville de Carhaix, en Bretagne.

Quant à Guy Allix, outre la dizaine d’ouvrages poétiques publiés, il se produit sur scène avec le pianiste Olivier Mélisse dans le groupe « Glenn Mor ».

Tous deux ont la fougue des amateurs et la maîtrise des seniors. Ils ont de la Poésie une haute conception. Ils ont de la poésie une conception qui tend au dialogue et à l’échange dans la générosité de l’être humain.

Comme toujours dans ce genre d’exercice, la différence entre l’un et l’autre enrichit le propos et c’est un grand plaisir d’assister à leurs joutes aussi amicales que constructives.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jacques TORNAY : Gains de causes (L’Arrière-Pays, 1 rue de Bennwihr, 32360 Jégun)

Une gravure originale de Claudine Goux accompagne les exemplaires de tête de cet ouvrage de Jacques Tornay qui, dans la cinquantaine de pages nécessaires à l’épanouissement de son œuvre présente, s’attarde avec une complaisance constructive sur des faits anodins qui, sous l’impulsion du créateur deviennent des événements essentiels.

«Quand la nuit s’assied à nos côtés
dans le noir quelque chose toujours s’élance et pour finir nous rencontre.»

Les vers, à l’image des gestes, sont ici à l’échelle humaine et la sophistication n’est pas une question de forme mais de fond, d’intime. Jacques Tornay avance dans le vaste domaine poétique avec cette assurance propre aux hommes de bonne volonté dont la simplicité naturelle n’affecte en rien le travail syntaxique.

« Je pressens un bonheur dans l’écheveau incandescent de la broussaille en août aux alentours de quinze heures,
et l’éternité qui trottine jusqu’au bout de l’étang pour en revenir
imprégné d’une odeur d’algues fraîches.»

« Gains de causes » entrouvre les portes, déplace les ombres pour mieux montrer les richesses d’une nature aux aspects multiples dont l’être humain dispose sans en être toujours conscient. Les poètes, mieux que bien d’autres, savent unir les gains que leur apportent les causes en marchant allègrement dans la clarté des textes.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jean-Claude TARDIF : La Nada (Nouvelles pour l’Espagnol), Le Temps qu’il fait, 31 rue de Segonzac, 16121 Cognac cedex – 96 p. – 15 €.

Partagé entre prose et poésie, Jean-Claude Tardif dispose d’un éventail assez vaste pour s’affirmer dans l’une comme dans l’autre de ces disciplines et cela nous vaut alternativement la publication de poèmes (« Dans la couleur des merles » – LGR – , « À contre-fruits » – Éditinter –, « Les Tankas noirs » – Rafael de Surtis –) et celle de nouvelles et de récits (« L’homme de peu » – La Dragonne –, « Louve peut-être » – La Dragonne – et aujourd’hui : « La Nada »).

Avec « La Nada », Jean-Claude Tardif semble régler des comptes avec ses origines et c’est, dès l’abord, une saisissante photo de Robert Capa qui orne la couverture de ce superbe petit ouvrage. On sait, dès lors, que les thèmes abordés seront I’Espagne, le peuple espagnol, la guerre, l’enfance, peut-être…

On ne peut oublier ce visage, ce regard dur et volontaire que les six nouvelles de Jean-Claude Tardif font revivre au gré de la sensibilité et des souvenirs. Si l’on y trouve l’ombre superbe de Louis Guilloux et celle de Lény Escudero, ces nouvelles sont surtout construites autour de silhouettes anonymes et de mélancolie.

Ces nouvelles, par leur simplicité narrative, rejoignent l’espace secret où la mémoire se fait légende, où la réalité épouse chaque phrase, chaque mot, chaque silence. Le passé, ici, devient tangible et prend place dans l’histoire du peuple qui souffre et combat afin que les hommes et les femmes de l’avenir s’éveillent à l’amour.

Chaque livre de Jean-Claude Tardif est un petit bonheur d’intelligence et de talent. « La Nada » ne faillit pas à cette règle.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Claude ALBARÈDE : Un chaos praticable, peintures d’Alain Dulac, (éditions L’herbe qui tremble, 25 rue Pradier 75019 Paris).

La pratique du poème de Claude Albarède nous a habitués à cette manière sensible qu’a le poète de creuser son poème comme on pénètre la matière du monde, à cette manière si particulière de faire surgir les blessures et les douleurs humaines en écho à celles trop nombreuses de la planète.

Son nouveau recueil, « Un chaos praticable » nous semble avoir atteint des zones de non-retour. Claude Albarède nous offre ici des poèmes d’une rare intensité où chaque mot coïncide avec le sens que le poète pressent de son dire.

La forme adoptée du poème en prose nous semble réfléchir exactement le sens de ce qui est donné à voir et à découvrir et son rythme, intimement lié aux pas du locuteur, l’accompagne dans ces chemins, sentes, et errances multipliées au travers du Causse ardéchois, lieu d’origine du poète.

« Cette marche ardente » ne conduit pas seulement à la finitude malgré les ruines et tous les précipices rencontrés, elle conduit vers un chaos, « Un chaos praticable » car générateur d’un nouveau monde, tout au moins dans l’esprit du poète. Marcher, avancer car « il te faut trouver l’homme interminable » jusqu’à « la pesée du couchant »

Le poète s’interroge et interroge le monde. Suivre un chemin de terre c’est pour lui suivre un chemin d’humanité, approcher des maisons habitées, ressentir les battements des vies toutes proches. « Un bout d’affection avec les fleurs » surgit avec beaucoup d’émotion dans le poème afin de le partager avec la nature et ceux à qui il n’est pas donné de pouvoir l’appréhender.

Albarède parle du monde avec amour, un amour tremblant, comme le brin d’herbe, comme les pierres (Guillevic n’est jamais loin) mais un amour d’autant plus tragique que le poète sait comme tout être humain que tout doit disparaître. Alors il lui faut devancer le chaos, croire en une sorte d’éternité, croire au-dessus de tout qu’il y a de « Possibles futurs » malgré que : « Comme des mots qui n’ont pas fait poème les ruines n’en finissent plus… »

Mais une chandelle reste toujours en veille sur les chantiers poétiques d’Albarède, une petite flamme qui éclaire des sentiers encore praticables au milieu de ronciers épineux, de contre-pentes et d’à-pic qui l’appellent à toujours confronter ses mots à la pierre, à attiser les feux du camp, pour retourner chaque matin à la source. Cette source que nous espérons intarissable.

Les peintures d’Alain Dulac accompagnent très justement les poèmes d’Albarède dans un jeté de pierres, d’entremêlement de racines, de big-bang praticable lui aussi, dans ses douceurs et ses violences. Tracés du peintre et du poète cheminent sur les sentes éclatées du monde, à l’infini de l’approche plus concrète de son devenir.

©Monique W. Labidoire

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Henri VANDEPUTTE : Lettres à Félix Labisse 1929-1935, édition établie par Victor Martin-Schmets, avant-propos et repères chronologiques par Jean Binder, (244 pages, 25 €. Éditions Rafael de Surtis, 7, rue Saint-Michel, 81170 Cordes-sur-Ciel).

Henri Vandeputte a approché Utrillo, Modigliani, Apollinaire, Marie Laurencin, Picasso. Il a défendu Zola au moment de son célèbre procès de février 1898. Il fut cité comme témoin à décharge au procès d’Henri Guilbeaux accusé d’anarchisme. Il a correspondu avec Gide, Max Jacob, Claudel, Francis Jammes, Henri Ghéon, Maeterlinck, Mallarmé. Il a rencontré Mistinguett, Chaliapine. Spilliaert et Labisse ont peint son portrait. Il fut l’ami d’Ensor, de Ghelderode, de Crommelynck, de Paul Neuhuys, de Max Elskamp. Il a fondé et dirigé quatre revues auxquelles collaborèrent Camille Lemonnier, Verhaeren, Gide. Il a collaboré lui-même à plus d’une centaine de revues et de journaux. Sur le plan matériel, il est devenu l’un des principaux actionnaires des Palaces d’Ostende. Il a accumulé de fabuleuses collections. Il fut riche, puis pauvre, parce qu’il finit par tout perdre, victime de son addiction au jeu et de la crise de 29. Sur le plan professionnel, il fut commerçant, éditeur, professeur, agent de publicité, secrétaire de casino, journaliste, directeur de galerie d’art, libraire, bouquiniste, mais avant tout poète, mais aussi romancier, critique et chroniqueur. Il servit de nègre à Willy et écrivit des romans populaires sous différents pseudonymes. Né à Bruxelles en 1877 et mort à Ostende en 1952, Henri Vandeputte, cet écrivain belge d’expression française, est aujourd’hui méconnu et oublié. Personnalité hors du commun ; écrivain qui s’est toujours tenu à l’écart des écoles littéraires, les traversant sans adhérer à aucune, Henri Vandeputte ne méritait pas le purgatoire. Victor Martin-Schmets a consacré de nombreuses années à l’en tirer, notamment avec sa monumentale édition des Œuvres complètes de Vandeputte (éd. Tropismes) en douze volumes (près de 6000 pages). Cette édition est aujourd’hui épuisée, mais Victor Martin-Schmets, n’en poursuit pas moins son travail sur le poète. Avec le précieux concours de Jean Binder (éminent spécialiste, nous le savons, des œuvres de Félix Labisse et de Lucien Coutaud), il publie aujourd’hui, dans une très belle édition, avec un superbe cahier iconographique en couleurs, les lettres de Vandeputte au peintre Labisse ; lettres qui témoignent d’un âge d’or (celui d’Ostende, la « reine des plages », ville cosmopolite du début du XXe siècle) que la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale allaient faire disparaître. Ces lettres sont un témoignage non négligeable sur l’essor et les débats artistiques de l’époque, et bien sûr à propos du poète Vandeputte, du peintre Labisse et de leur entourage.

©Karel Hadek

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011