Lucien BECKER : Rien que l’amour, 431 pages, 10 €, (La Table Ronde, 2006)

L’œuvre de Lucien Becker (1911-1984) est constituée de nombreux tirages confidentiels ou hors-commerce, exception faite de trois volumes publiés par Gallimard et d’un autre par les Cahiers du Sud. Il fallut attendre 1997, pour que La Table Ronde ait l’idée lumineuse de rassembler en un volume cette magistrale somme poétique. Cette édition reparaît aujourd’hui, mais dans la collection de poche du même éditeur, « La petite vermillon ». Tout Becker disponible pour 10 € ! De cette œuvre, Georges Mounin a affirmé : « qu’elle n’est finalement qu’un seul poème indéchirable. » Indéchirable, parce qu’un seul thème d’un bout à l’autre la tient debout face à la mort : l’amour, rien que l’amour, puisque l’œuvre de Lucien Becker creuse la plaie mal refermée des solitudes, tout en nous donnant une poésie des plus brûlantes, où mes mains vont, forêts en liberté. Le soleil y prend la forme d’un corps de femme qui illumine les yeux vides du monde : L’amour est un peu de soleil sur un naufrage… Et pourtant, la joie de vivre se fait femme. C’est sur un ton de confidence, qui relève l’herbe dans sa foulée, que s’exprime le poète ; un ton qui domine l’amour et le dénude à peine l’instant d’un désir, ou pour l’éternité. « Avoir tout vécu, c’est bien sûr, une façon de dire. Je pense qu’il faut un jour ou l’autre, faire une sélection des actes qu’on se propose de vivre jusqu’au bout. L’un de ces actes est évidemment, l’amour », a confié Lucien Becker à Henri Rode, le romancier-poète des Hommes sans épaules. Car Becker a toujours été célébré comme un maître par Les Hommes sans épaules, qui lui ont consacré, en 1956, un numéro spécial de référence, dont de nombreux passages sont cités dans l’annexe de cette édition de Rien que l’amour.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Reinaldo ARENAS : La Plantation, illustration de Jorge Camacho, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, 125 pages, 9 €, (éditions Mille et une nuits).

Poète et romancier cubain émigré aux Etats-Unis, Reinaldo Arenas (né en 1943) a mis fin à ses jours à New York, en décembre 1990. Il avait 47 ans et était atteint du Sida. Son œuvre littéraire hors normes et sa vie d’homosexuel déclaré, lui avaient valu, jugé « contre-révolutionnaire », d’être traqué, emprisonné, interdit de publication dans son pays d’où il avait réussi à s’enfuir en 1980, et où il savait qu’il ne pourrait jamais remettre les pieds. Adolescent, Arenas avait pourtant participé à la révolution contre la dictature de Batista. Il s’était fait remarquer dès 1969, avec la parution de son livre Le Puits, qui reçut le Médicis du meilleur roman étranger. Mais dans son pays, plusieurs de ses manuscrits furent confisqués, et son homosexualité ne tarda pas à le faire taxer d’« élément asocial ». De 1974 à 1976, il connut la prison pour « activités contre-révolutionnaires », puis le camp de travail forcé, où il coupa la canne à sucre : « Oui, nous avons perdu la plus grande partie de notre jeunesse à couper la canne, à faire des gardes inutiles, à suivre d’interminables discours où l’on répétait toujours la même litanie… » C’est justement le sujet de La Plantation, l’un des recueils de poèmes les plus puissants d’Arenas, un chef-d’œuvre ! De jeunes conscrits coupent sous la contrainte la canne dans les champs et en extraient le jus brun. Dans des conditions harassantes, ils tentent de remplir les objectifs de production décrétés par Castro. Depuis des siècles, le morceau de cristal blanc a été raffiné au prix d’humiliations et d’oppressions. Mais, moi, écrit Arenas, je vois un continent d’Indiens esclaves affamés qui crèvent dans les mines ou au fond de la mer. – Je vois trois millions de nègres esclaves affamés qui couchent les champs de canne à sucre aux pieds de leur maître.- Je vois une armée d’adolescents esclaves affamés qui griffent la terre. – Que voulais-tu que je te dise ? De quoi veux-tu que je te parle ? – De quoi puis-je te parler, dis-moi de quoi d’autre puis-je te parler sans mériter qu’on m’arrache la langue pour trahison ?

En 1980, Arenas compte parmi les 125 000 marielitos qui, à partir du port de Mariel, gagnent les Etats-Unis avec l’accord du régime cubain. Il partagera son temps, par la suite, entre New York et la Floride, où il enseignera : « Moi, j’étais habitué à une ville avec des rues et des trottoirs, une ville délabrée mais où l’on pouvait marcher et interroger son mystère, y prendre plaisir parfois. Ici, j’étais dans un univers frelaté, dénué de mystère et dont la solitude prenait une tournure souvent plus agressive. »

Reinaldo Arenas est l’auteur d’une douzaine de romans et de plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles, dont, récemment traduits en français aux éditions Mille et une nuits : Arturo, l’étoile la plus brillante (2004), Encore une fois la mer (2004), Fin de défilé (2004), Celestino avant l’aube (2003), Le Monde hallucinant (2002) ; et chez Actes Sud : La Colline de l’ange (2002), Voyage à La Havane (2002), ou Le Portier (Rivages, 1990). Chez Arenas, la poésie naît des détails du quotidien, soit sa propre vie qui se consume dans les infatigables fourneaux d’une île qu’il n’aura jamais totalement quittée. Le poème est la récompense des soirs stériles et la justification du mal-aimé : Range les mots choisis, mon garçon ; range les mots recherchés ; car aucun mot, si noble soit-il, ne donnera à ton poème autant de vigueur que le cri… La poésie, comme l’avenir, se nourrit du tournoiement vertigineux d’un piston à quatre temps ; du défilé nauséeux des charrettes remplies de cannes à sucre et de la voix aride qui t’ordonne « plus vite, plus vite ». C’est là qu’est la poésie : dans l’interruption de midi pour boire une gorgée d’eau sale. C’est là qu’est la poésie : dans le tourbillon des mouches qui montent vers ton visage quand tu soulèves le couvercle des cabinets. La recherche de la beauté a été son projet le plus important, presque sa raison de vivre, mais il n’est jamais vraiment parvenu à l’atteindre.

C’est sans aucun doute son autobiographie, Avant que tombe la nuit (Julliard, 1992, réédition en poche Babel chez Actes Sud, 2000), que le réalisateur Julian Schnabel adaptera au cinéma en 2001, qui lui a apporté la notoriété. Soit les faits d’armes d’un gamin de quinze ans qui quitte la ferme familiale pour rejoindre la guérilla castriste, la relation à la terre cruelle mais néanmoins nourricière, la découverte de son homosexualité d’abord refoulée, mais dont Arenas nous dit avec une grande lucidité qu’elle a été en partie une des conséquences de toute dictature qui réprime : l’envie de braver l’interdit décuple le plaisir et l’interdit devient le meilleur moyen de protestation, de lutte contre le pouvoir en place. Arenas parle des rêves qui l’ont poursuivi : « Les rêves, et aussi les cauchemars, ont occupé une grande partie de ma vie. Je suis toujours allé au lit comme quelqu’un qui se prépare pour un long voyage : des livres, des comprimés, des verres d’eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers. Me mettre au lit et éteindre la lumière a signifié pour moi me livrer à un monde absolument inexploré et rempli de promesses, tantôt délectables, tantôt sinistres. » Arenas parle aussi de ces nombreux écrivains au destin avorté : Lezama et Vinera qu’il admirait et qui sont morts dans l’oubli. Guillèn et Fuentes qui succombent à la main tendue par le pouvoir : « L’un des cas d’injustice intellectuelle les plus flagrants de notre époque fut celui de Jorge Luis Borges, auquel on a refusé le Prix Nobel, simplement en raison de son attitude politique. Borges est l’un des écrivains latino-américains les plus importants du siècle ; le plus important peut-être ; néanmoins le Prix Nobel fut attribué à Garcia Marquez, pasticheur de Faulkner, ami personnel de Castro et opportuniste-né. Son œuvre, en dépit de certains mérites, est imprégnée d’un populisme de pacotille qui n’est pas à la hauteur des grands écrivains qui sont morts dans l’oubli et qui ont été mis à l’écart. » Il parle encore de son fidèle ami, le grand peintre Jorge Camacho et de sa femme Margarita : « Notre amitié fut de celles qui, une fois qu’elles s’instaurent, durent pour toujours ; c’était comme la rencontre avec un être aimé dont on aurait toujours rêvé et qui, soudain, aurait fait son apparition ». Il parle de Padilla, dont il retranscrit le procès, qui est d’une horreur insupportable : « Les dictatures, les régimes autoritaires peuvent anéantir les écrivains de deux façons : soit en les persécutant, soit en les comblant de prébendes officielles ». La mort est omniprésente, y compris et surtout, lorsque la sexualité apparaît. La mort est partout présente dans cette œuvre : Je sais que par-delà la mort – on trouve la mort, – je sais qu’en deçà de la vie, – il y a l’escroquerie. – Je sais que la consolation n’existe pas, – que n’existent – ni la terre tant souhaitée de mes rêves – ni la vision déchirée de nos héros. – Mais – nous continuons de te chercher, patrie, – dans les trahisons du nouvel arrivant – et dans les mensonges du premier chroniqueur. – Je sais qu’il n’existe pas de refuge dans l’étreinte – et que Dieu n’est qu’un fracas de tôle ondulée. Arenas a lutté toute sa vie pour pouvoir être, pour pouvoir « écrire librement et sans censure ni étranglement », pour avoir le droit de dire ce qu’il était réellement.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Jean-Pierre VEDRINES : Les cérémonies de l’oubli, 20 pages, 10 € (Atelier du Hanneton, Les Presles, 26300 Charpey).

Une superbe plaquette imprimée à 250 exemplaires accompagnés d’un dessin aquarellé de l’auteur, cousus à la main et enveloppés avec soin dans du papier cristal, ce qui explique le titre de la collection : « Les cahiers-cristal ».Voilà pour ce qui est de la présentation. Le contenu, pour sa part, est largement à la hauteur. Jean-Pierre Védrines n’est pas seulement le directeur de l’excellente revue Souffles. Il est également peintre, romancier, mais surtout et avant tout, poète. L’oubli, la solitude, la mélancolie, sont les dominantes du recueil : Mais avant tout en moi il y a cet arbre, la fente, dans tout ce que l’homme n’est pas. Alors que le temps révèle la parole de l’idéale forcine noire, le poète cherche la sève liquéfiée dans ses os blancs. Le recueil tourne autour de ce vers qui ne cesse de revenir : Mais avant tout en moi il y a cet arbre. Cet arbre, nœuds des mains en attente des paysages innés ; cet arbre, la fente, dans tout ce que l’homme n’est pas ; cet arbre, porteur de lieux nus, d’offrandes, d’eaux fraternelles, lenteur si proche du soleil. Le poète est bien cet arbre enraciné à sa propre terre. A sa propre fin. Le poète est bien cet arbre que l’on abat.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 48, décembre 2006)

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