Jeanine BAUDE : Plusieurs publications récentes en revues (Phœnix, ARPA, Jointure) et un livre d’artiste : Soudain, avec des peintures de Michel Joyard, coll. Métive, éditions Tipaza.

Coup sur coup, en même temps qu’un « livre d’artiste », paraissent dans plusieurs revues des textes importants de ce poète. Cet ensemble révèle de nouveaux développements et confirme l’évolution d’une écriture poétique depuis le lapidaire ou parfois le minimal de Ouessanes [[Sud Poésie, 1989.]] et de la série des recueils parus chez Rougerie [[Notamment C’était un paysage, 1992, Prix Artaud 1993 ; Concerto pour une roche, 1995 ; Océan, 1995, Incarnat désir, 1998 ; L’Adresse à la voix, 2003.]] , ou encore du livre Île corps océan [[L’Arbre à paroles, 2001.]], jusqu’au déferlement d’un réel puissamment vécu dans le verbe et l’image des textes d’aujourd’hui. Un renouvellement qu’avait d’ailleurs annoncé, dès 2006, avec densité et richesse, Le Chant de Manhattan [[Seghers, 2006.]], véritable tournant de style et d’inspiration. L’auteur s’en explique avec parfaite justesse au cours de son entretien avec Joëlle Gardes, dans le dossier que lui consacre la revue Phœnix (n°13, mars 2014), et différents contributeurs de ce dossier s’attachent à caractériser chacune des facettes de cette œuvre en constant devenir : Michaël Bishop explore chez le poète « les rites du lieu », tout comme John Stout qui, voyant dans la poétique des lieux « l’un des axes marquants de la poésie française moderne », y assigne à Jeanine Baude son domaine propre, celui des îles et des villes, qu’il place au centre de l’œuvre en l’accompagnant toutefois des vecteurs de la musique et du corps, déterminations elles aussi dominantes et qui s’imposent aux pénétrantes analyses d’Incarnat désir par Marie-Claire Bancquart et du Chant de Manhattan par Jacqueline Michel.

Soudain des mots comme s’il en pleuvait
Soudain en écho des rivières de phrases
Soudain accélérant leurs cours les signes psalmodiés
[…]

tel se lit l’incipit des Neuvains, poème litanique composé de dix-huit neuvains, soit cent soixante-deux vers commençant tous par le mot « soudain ». Nul artifice dans ce parti pris prosodique, nul suivisme par rapport à certains aînés, les surréalistes par exemple (le Breton de L’Union libre, in Clair de terre : Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque/ Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens/ Ma femme au sexe de miroir […] ou l’Éluard de Vers minuit, in La Vie immédiate : Voici l’idiot qui recevait des lettres de l’étranger/ Voici l’anneau précieux qu’il croyait en argent/ Voici la femme bavarde aux cheveux blancs/ Voici la fille immatérielle […]). Le « soudain » de Jeanine Baude nous semble bien plutôt correspondre à deux nécessités : rythmique d’abord dans l’ordre corporel, percussif dans l’élan du « corpoème » comme eût dit Jean Sénac ; sémantique ensuite dans un spirituel, lui aussi corporellement averti mais mené vers un idéal de sens où ce qui vient « soudain » ne peut descendre que d’une dictée souveraine, pour ne pas dire supra-humaine. Ce « soudain »-là initie l’élan proprement poétique, l’élan du poïein (n’est-ce pas lui qu’entendit déjà le Claudel de la deuxième des Cinq grandes odes ? – Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,/ Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l’Esprit !) La possibilité de tels rapprochements de lecture ne nuit d’ailleurs aucunement au poème de Jeanine Baude, et cela atteste encore sa valeur. Il n’est que de cueillir, pour l’exemple, quelques-uns de ses beaux vers qui traversent les espaces embrassés de l’écriture, du corps mortel et d’un Éros universalisé :

Soudain et ce serait la nuit sa couverture incendiée
Soudain l’ampleur du risque à courir sur la page
[…]

Soudain boire au néant la vérité du songe […]

Soudain l’évidement la sangle de l’effort
Soudain sous la courroie se tendre comme un if
Soudain s’écarteler et le corps démembré hanter sa propre fin
[…]

Soudain ta pâleur d’amant sur la cuisse dansant
Soudain les forêts la clairière des lampes
Soudain éteindre tout sur la chair son boisseau
Soudain ne garder qu’elle et le fleuve et le sang
Soudain sur l’univers entier ton oui ensemencé

L’écriture – l’acte d’écrire –, voilà le cœur et le « vrai lieu » du poème que Jeanine Baude nous offre dans le faisceau de ses apparitions actuelles. Ainsi en est-il du séduisant « livre d’artiste » Soudain [[Éditions Tipaza, 2014.]] , qu’elle publie avec le peintre Michel Joyard : dès l’entame (Soudain la violence de l’écriture me traverse […] Soudain le microcosme de la phrase en feu/ Soudain en syllabes et en lettres le cri), l’écriture totalise le monde pour le sceller dans un vers ultime :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème

« Écrire et devenir » : ainsi s’intitule le poème de vingt-et-une strophes de six vers que Jeanine Baude donne à la revue Jointure (n° 97, juin 2014). À chaque strophe une entame invariable – Écrivain, ce serait… – et cela sonne comme l’invocation d’un idéal tout à la fois éthique et esthétique de la poésie : Écrivain, ce serait la politesse des anges […] une suite de notes/ sur le piano, les doigts poursuivant l’éther/ le feu, les galaxies, la ronde terrestre […] ; un flot qui vient mourir en le plus pur poète :

quand Hölderlin se prend à chanter
les flammes de Smyrne et l’éveil du Danube
sur la liberté de l’hirondelle et la Marche des Alpes
et que l’horizon froid l’appelle et l’entretient

Quant à la grande prose intitulée « Versets » que nous offre le numéro 109 d’ARPA (1er trimestre 2014), là encore le mot « soudain » vient derechef imprimer son rythme de timbalier sur l’attaque des paragraphes d’un texte lui aussi rempli d’échos et d’élans sans nombre, et d’une passion totalisante :

Soudain si l’océan se tait à ton oreille si la charrue n’entame plus le sol ouvragé de la phrase si le livre te glisse des doigts ne versant plus les psaumes de la nuit alors somnambule tu t’assèches et tu tangues sur les chemins creux les ornières dévêtue de ta peur qui perdure sans but à l’orée de ton seuil

Un ensemble impressionnant de publications venant d’un poète à la fois inspiré, attentif au monde et lucide sur son art.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 38, 2nd semestre 2014.

Jeanine Baude, d’île en île – Par Monique W. Labidoire

De l’Océan à la Méditerranée, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, d’île en île, le poème de Jeanine Baude se nourrit de toutes les particules d’une langue qui s’élabore sur le ressenti charnel de la nature, de la culture et de la construction de l’univers pour s’ouvrir sur le sens du monde. Cette écriture appelle au rythme mais aussi à la nécessité de poser sur le paysage du poème un des éléments qui lui semble des plus importants. Car des quatre éléments, c’est bien l’eau, élément premier de la vie qui est « Énigme et foudre à la fois dans ce désir cloué de chair et de sel opaque en ce lieu d’astrolabe Océan humain ».

Jeanine Baude trace l’épure de son poème tel qu’il lui apparaît dans son unité. Quelques mots sur la page blanche, un poème bref et concis, tout au moins pour les premiers recueils, quelques mots placés sur une vaste étendue qui doit autant que possible rester nue afin d’y laisser place à l’imaginaire et au contemplatif mais aussi à la volupté qu’appelle la nudité, même voilée. Cet espace est prêt à recevoir à tout moment cet « autre chose », qu’est le poème. Son écriture bien affûtée joue la partition des aigus et des graves avec beaucoup de virtuosité, mais elle n’en reste pas là. Elle s’incarne dans ce que la poète nomme « incarnat désir » ce désir appelé par tous les sens et qui traverse entièrement l’œuvre :

«Cette lumière du désir
Où s’arrondit le monde
Vasque remplie de bleu
Accomplit le mouvement
Salutaire des jours
Lavés
Au rythme océan.»

Le désir c’est tout simplement ici, l’amour du monde. À la fois désir d’en saisir la beauté mais aussi de montrer cette beauté, de la partager, de l’éclairer, afin de ne pas la voir disparaître. La disparition et la mort sont deux concepts récurrents chez Jeanine Baude. La destinée humaine, de vie et de mort, unique dans son évidence de finitude n’a pas fini d’absorber toutes les réflexions des philosophes, des artistes, des penseurs, de tout être réfléchi et bien sûr des poètes. Cela conduit la poète, selon ses propres dires, a peut-être mieux prendre conscience de la valeur de la vie et de saisir par les mots, par le poème le plus précieux de chaque instant.

Le poète ne serait pas poète si il, elle, ne savait un tout petit mieux voir ce que d’autres ne reconnaissent pas toujours. « Savoir regarder », nous dit Jeanine Baude bien évidemment ! Elle nous donne le tempo de son univers : jazz, saxo, trompette, piano. Elle mémorise des lieux en les nommant, Ouessant, Venise, Singapour, New York poursuivant sans relâche « Le domaine intact/Où revenir ». Sa poétique recense des mots récurrents : océan, totem, cariatides, sel, chant, mémoire, des appels qui frappent notre propre mémoire et nous permettent d’entrer dans l’univers du poète.

En suivant l’évolution de son écriture, on s’aperçoit qu’elle peut passer du poème court dit libre à la prose poétique, car nous dit-elle changer de forme est une prise de risque qui lui est nécessaire et s’impose selon les lieux, les événements et l’imaginaire de l’instant. Brusquement, le rythme peut changer et la mémoire du poète s’accorde joliment à des sons mélodieux alors qu’elle nous menait quelques pages plus avant sur des voies plus arides. Et elle nous offre quelques vers qui riment d’une façon assez inattendue sous sa plume :

« Cette cantate pour mémoire
comme l’oiseau frôle un bleuet
et les vents de mer le grimoire
de giratoires feux follets

croise le chant d’une écriture
la trame d’arides versets
dont le sel serait la parure
et l’océan l’anneau secret »

Un jeu de langue, des réminiscences et, bien entendu, un clin d’œil plein d’humour à une forme un peu passée empreinte d’une certaine mélancolie sous la plume de notre poète. Tout aussi brusquement le poème revient vers des résonances dont la modernité ne nous échappe pas et affluent par saccades comme arrachées à un territoire qui ne serait plus en mesure d’offrir le plus intime bourgeon. (je veux parler de l’ego et de la distance prise)

Parfois il y a tentation pour le poète d’enfermer son poème dans une « tour d’ivoire » ; pour Jeanine Baude nous pourrions plutôt reprendre l’idée de l’île, l’isola, là où la poète s’isole et où elle peut continuer son dialogue avec les éléments de la nature, du ciel, de la beauté en écho avec un soi-même qui ne se résoudra jamais à la perte de tous ces trésors. Le poème, la poésie sont bien dans cette œuvre les cariatides dont elle nous parle et qui soutiennent l’édifice en construction. Une construction solidifiée par des mots bucoliques en un jardin par essence même secret. L’île, le jardin, l’océan, la terre tracent ensemble le mouvement d’un monde toujours inconnu, toujours à découvrir : par le poème.

Avec Incarnat désir publié en 1998, J. B. ne va quitter ni l’horizon de l’océan, ni l’eau, son élément de prédilection. L’océan, grand géniteur de vie insémine tous ses espaces par la parole poétique — l’espace surtout de ce fameux « océan humain » dont nous parle la poète dans son précédent recueil. La chair du texte, d’une sensualité évidente, dévoile ses courbes et ses creux mêlant ses sonorités à des saveurs gourmandes, dans un lyrisme soutenu par le choix de mots qui nous précipitent dans un paysage qui pourrait paraître étroit par la forme du poème mais s’épanouit autrement. C’est sans doute une des forces de JB qui avec peu de mots réussit à dessiner une fresque là où on s’attendait à ne trouver qu’une esquisse, c’est nous dit-elle : « Une question de nudité » et dans son poème il est bien question d’amour et peut-être bien d’amour perdu :

« ÎLE CORPS OCÉAN » le titre d’un de ses recueils pourrait bien être le troisième volet d’un triptyque toujours ouvert sur l’océan. Le poète vit la mer dans sa réalité, à Ouessant tout d’abord où elle trouve un renouvellement d’inspiration dans un endroit qui ne change guère pour l’essentiel et que l’on pourrait trouver trop immobile, puis en mer Méditerranée dont elle est la fille naturelle. Deux lieux, deux entités sexuées, le masculin et le féminin qui s’accouplent avec passion et volupté dans le poème de J. B. Dans ce troisième volet, le bleu méditerranéen apparaît comme un élément de civilisation dans lequel la poète va introduire ses propres repères. La langue toujours tactile sous le feu des mots cherche à revenir sous l’entrechoquement des voyelles, mais l’espace poétique se confond dans le désir et le plaisir du présent, cet espace « C’est » nous dit-elle, «une étendue de mots, de lettres de syllabes,/une langue// une épaisseur où salive un baiser dans la durée».

Parfois le lecteur doit renoncer au sens immédiat du propos, l’univers du poète restant trop fermé. Pourtant les mots proposés ne sont jamais abstraits, ils ont toujours un sens, mais le poème reste une énigme que selon nos mœurs, notre culture, nos approches et l’humeur du jour, nous pouvons ou ne pouvons pas résoudre. Voici un exemple hors contexte :

«Et Venises les bois de Cadore
La route les fers
Il est minuit docteur Schweitzer

C’est un tango

Une autre souche à brûler»

Bien sûr si nous nous arrêtons sur ces vers nous allons tout de même y trouver des repères. Et tout d’abord le nom de Venise avec un s, ce pluriel dont nous aurons peut-être une clé dans un autre livre qui s’intitule «Venise, Venezia, Venessia», puis la route, les fers, une interrogation. Avec : Il est minuit docteur Schweitzer, nous sommes en compagnie de Boris Vian et du jazz qui semble être une musique importante pour la poète. Jazz y sommes-nous ? Non, c’est un tango, écrit Jeanine Baude comme pour nous détourner de notre route. Ne nous y enferrons pas et sautons à pieds joints dans l’ouverture, car nous dit-elle plus loin, « Les grilles sont de peu de durée » .

Le poète a besoin d’espace, elle a besoin de respiration, elle tente d’atteindre l’hyménée en transcendant une certaine réalité par le poème. Le poème résonne de ses instants où elle peut accéder dans un souffle de plaisir à d’autres zones : « inespérée l’ivresse » avoue-t-elle. Une ivresse qui se poursuit par le voyage, par la joie d’une connaissance confirmée ou révélée, ainsi cette très belle suite sur « La compagnie des Indes ».

Qui ne connaît pas Port-Louis, en Bretagne et le passionnant musée de la « Compagnie des Indes » niché dans une citadelle Vauban d’où l’on découvre l’orient, l’orient qui désigne, l’est, le levant, mais aussi la ville de Lorient qui en tient son nom ; qui donc ne connaît pas ce site peut partir en compagnie de notre poète qui a su capter avec beaucoup de finesse, de mélancolie et de sensualité l’aventure vers l’orient des épices, du thé mais aussi vers l’histoire des hommes et des femmes et ici nous trouvons la présence de Byzance. Dans ce recueil, la poète ne quitte pas la mer, elle embarque à Venise la Sérénissime, gagne Byzance sans quitter la place Saint-Marc, où elle rencontre par une nuit de janvier, sans doute pluvieuse, il pleut beaucoup à Venise en janvier, ses propres fantômes, Italo Calvino, Joseph Brodsky, Pasolini, George Sand et Thomas Mann, voilà bien la force de ce poème que de nous interpeller, de nous entraîner, vers d’autres lieux, d’autres vies à partir de points géographiques qui peuvent paraître antinomiques ou au moins éloignés les uns des autres: Venise, Lorient, Manhattan mais qui au contraire sont liés par l’appel de l’océan, des échanges et de la connaissance.

Venise est une île. Reliée par les hommes au continent.(Mestre) Jeanine Baude la ressent comme un lieu à part. À la fois isolée de toute autre terre et unie à tant d’aventures. À Venise, on côtoie un peuple de marins, d’aventuriers, de passants ; depuis la République de Venise, on embarquait vers l’ailleurs. Aujourd’hui c’est toujours un port d’ouverture et d’aventure. L’ailleurs reste ancré à cette terre aux palais flamboyants, aux canaux putrides par endroits, où la grandeur passée fréquente une marée de touristes venus de tous les coins du monde. Venise est-elle vouée à la disparition ? On le craint. Aussi les livres, les écrits, les photographies, les films viennent à son secours. J.B. participe à ce sauvetage en nous livrant sa vision de cet endroit unique, en nous guidant, en poète, dans cette Venise fascinante sillonnée par Le Tintoret, Bellini, Monteverdi, Mondrian, Paul Klee, tant d’autres.

S’isoler pour écrire ne veut pas dire s’isoler du monde et la poète introduit dans la chair même de son écriture les événements du monde au moment même où elle écrit. C’est ainsi que nous passons de la peinture vénitienne à la guerre du golfe, de l’évocation du Titien à la Tchétchénie.

À sillonner les ruelles et les canaux, à prendre le frais dans les églises, à déguster un verre de vin blanc dans une trattoria, la poète se plait à introduire des personnages imaginaires dans un récit habité de personnages authentiques, artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, notables, mécènes. Surgissent deux écrivains aux prénoms italiens Enzo et Maria qui sont identifiés comme écrivains de Bruges, cette ville surnommée la Venise du Nord.

Vivre Venise au plus près aide J. B. à faire cohabiter d’une façon harmonieuse l’imaginaire et la réalité de cette ville peu ordinaire. On sait que la réalité peut dépasser la fiction ainsi, laissons-nous porter par tous ces personnages vivants ou morts qui hantent la page du poète. Des personnages de roman s’introduisent dans le récit. Ils sont écrivains. Y a-t-il ici un dédoublement ou plutôt un redoublement de la personnalité même de la locutrice ? Peut-être. Autour d’eux, Venise continue dans le récit à vivre son présent et son passé. Un exercice de style tout à fait intéressant où l’essai de la pensée voisine avec la création poétique et le roman. Sans oublier l’auteur même du récit qui devient le personnage principal du livre même si « Je » se veut une autre.

Le Je, le Tu s’approprient tout l’espace du poème dans les dialogues intérieurs nourris du visage de l’autre. Un amour sûrement, peut-être un jeune homme qui deviendra homme. Un visage imaginaire, un personnage sorti d’une fresque vénitienne que la poète emporte avec elle mais toujours un vrai visage d’amour :

L’écriture de Jeanine Baude ne livre pas tous ses secrets. Certains textes peuvent paraître hermétiques. Il faut laisser du temps au temps, nous dit-elle, du blanc dans la page, du bleu dans les mots, du noir dans les ombres. Grattez, suivez la piste, effleurez, gardez intact votre désir d’être en poésie, de respirer en poésie, de regarder certains poèmes comme des petits tableaux ou les écouter dans leur motif. Couleur, son, résonance, amour, désir construisent l’œuvre. Les continents du poème existent bel et bien dans cette œuvre même si une nouvelle fois, la poète s’arrime à une île mais celle-là largement habitée, une « ville île » dans laquelle le business est plus présent que le poème. Quoique ? Jeanine veut-elle nous prouver le contraire ou tout simplement nous montrer que le poème est partout avec elle, et dire comme Sertorius (et Corneille) pour Rome : « Rome n’est plus dans Rome, elle est là où je suis » ? Le poème est avec la poète, en tous lieux, là où elle est, là où elle vit.

De Sertorius exilé en Espagne à la corrida il n’y a que quelques pas puisque l’Espagne est le pays de la corrida et que Jeanine nous dit avoir une passion pour l’art tauromachique. Mais ne serait-ce pas cette prise de risque du torero, cet affrontement avec la mort qui la subjugue ? L’être humain n’est-il pas lui aussi en affrontement permanent avec la mort ? Prendre des risques c’est vivre la dépossession, la disparition, le changement. En poésie, comme dans sa vie, Jeanine aime changer de forme, de contenant et de contenu et passer de Ouessant, une île presque inhabitée, à Manhattan, une île surpeuplée, jusqu’à Venise, une presqu’île désormais, pressée par les millions de touristes qui la visitent. Rien n’est formel, tout bouge. « Et pourtant ! la terre tourne ! » dirons-nous avec Galilée. Ici le silence, là le bruit, puis de vastes étendues arides désolées, là une humanité aux regards multiples, aux couleurs de peau différentes, aux langages oubliés.

Il est de bon ton ces dernières années de parler de « Work in progress » que Jeanine traduit en bon français par « L’avancée dans le texte ». Pour la poète, l’avancée dans le texte est en adéquation avec l’avancée dans le vécu, le ressenti, l’observé, l’échange avec les lieux, les gens, les éléments ; C’est une façon de célébrer le monde et de rester vivant. « Il n’y a que cela à faire, écrire pour durer encore » écrit-elle avant d’œuvrer totalement son « Chant de Manhattan ». Elle avait déjà éprouvé cette manière de construire son texte avec ses « Venises », et ses « Océanes » me semble-t-il. Mais dans ce recueil il y a, en premier lieu, l’énoncé de ce qui va se faire, qui se fait déjà et qui est ce fameux « Work in progress ». En deuxième lieu, il y a la pratique, la réalisation du poème proprement dit qu’est « Le chant de Manhattan ». Façon très intéressante de faire partager son travail au lecteur et surtout de lui faire confiance. La poète nous livre ainsi ses secrets de fabrication, son expérience, et nous laisse pénétrer au plus intime de son processus de création.

Le chant de Manhattan, c’est évidemment l’épopée des premiers immigrants avec ce qu’elle comporte de bien, de mal, de possession et de dépossession, c’est la rudesse, la difficulté, l’argent, la maladie, c’est là aussi le « work in progress » des civilisations, des religions, du métissage, de la politique, de l’argent, c’est le défilement des mondes, de chair, de musique et de sang. Lire ce livre c’est être dans l’histoire de l’Amérique. Pour la poète, Manhattan semble être une sorte d’arche de sauvegarde d’un monde multiple, une arche de miséricorde sur laquelle l’humanité entière s’est rassemblée pour être sauvée du déluge universel. Sauf que l’histoire montre que l’humanité crée ses propres déluges et tout est à recommencer. Mais le poème est puisé dans le fondement même de la matière humaine que Jeanine Baude observe et nous donne à voir. Les poèmes affluent, inondent, comme un déluge justement et le champ poétique semble ne pas pouvoir arrêter sa fougue comme si la locutrice ne pouvait se résoudre à ne pas tout englober, tout dire, tout vivre, tout ressentir. Tout doit participer au Chant, un chant qui est porté au plus haut de la voix.

Les poèmes sont sonores et résonnent de battements de tambour, du tempo des cuivres, de l’improvisation jazzique, de Negro spirituals, le jazz est là, telle une écriture spécifique au nouveau monde. Le tempo est là dans le poème et c’est avec joie que nous y retrouvons Langston Hughes, un poète noir américain dont nous devrions lire la poésie plus souvent et que Jeanine met en exergue à son Chant de Manhattan avec un court poème que j’ai rapidement traduit :

La nuit est belle
Comme les visages de mon peuple

Les étoiles sont belles
Comme les yeux de mon peuple

Le soleil aussi est beau
Comme est belle aussi l’âme de mon peuple.

La poésie est aussi musique et si elle n’est pas pour tous « la musique avant toute chose » elle est nécessairement rythme, battement, accords sur l’instrument qu’est le corps du poète. Elle est tous ces passages, ces écoutes associées à des lieux. Le Jazz à Manhattan, Jean-Sébastien Bach à Leipzig, Mozart à Salzbourg, Bartok à Budapest. Tout avance, la vie, le poème et reprenant un vers de René Char, Jeanine Baude confie: « Aller me suffit ». Aller oui, vers et avec le poème, avec les mots du piano, avec les mots de l’amour, avec les mots de la culture et de la connaissance. Le travail de vie s’élabore, l’expérience du poème conduit l’œuvre, une œuvre qui se révèle en avançant dans un temps qui passe de l’éphèmère à l’éternité.

***

Il semble que de Ouessant à Manhattan en passant par Venise et grâce à la poésie, nous avons pris la mer et vogué à l’aventure du monde, dans le désir de saisir, de comprendre, de vivre tout simplement. Jeanine Baude nous guide dans sa progression et nous indique des voies de passage. Il y a un équilibre entre la nudité d’Ouessant, la marée humaine de Venise et le foisonnement de Manhattan. Tout y est et nous appelle : La grande nature, parfois déserte, — on pourrait dire isolée/désolée — chargée de solitude, le lieu si particulier de Venise où des artistes, des personnages évoluent comme en représentation, comme dans un théâtre sur la scène de la vie et Manhattan avec sa vie brutale et immédiate faite de sang, de chair et d’argent. New York, une ville où l’on ne dort jamais dans laquelle il faut faire et faire toujours. « Do and Do » nous dit le poète.

Ici le poème prend une autre identité. Il est en prose, il constate, dénonce et s’engage. Il est historique, documenté mais il reste avant tout un chant poétique puisqu’il raconte une épopée, celle de tous ces peuples émigrés vers ce qu’il y a lieu d’appeler « le nouveau monde ».

Ce poème nous violente parfois, comme le désir. Il nous propulse dans un imaginaire qui rejoint la fiction. Où est la fiction ? Où est le réel ? Jeanine a le talent de les réunir, de les faire fusionner, créant ainsi un style tout à fait singulier. Le sens du secret que nous avions souligné plus haut pour certains recueils se transforme en énigme résolue, en puzzle reconstitué. La connaissance de soi, l’ouverture par les mots aux idées, à la philosophie, à l’observation, à la spiritualité et à la beauté constituent les matériaux essentiels de ce « work in progress » qui œuvre désormais sous la plume du poète et n’aura de fin qu’au bout de sa course, tous feux éteints. Pour l’instant, les lumières scintillent et les étoiles de la constellation du poète sont pour nous autant de signes et d’appels. Nous y avons répondu aujourd’hui au Mercredi du poète et n’oublierons pas désormais de regarder le ciel.

©Monique W. Labidoire

Jeanine BAUDE: Le Chant de Manhattan (Poésie Seghers, 12 €).

New York n’en finira pas de séduire ou d’irriter ceux qui l’abordent ou qui, comme Jeanine Baude, parcourent la ville en poètes, séduits par cette vision cosmopolite, par cette diversité propre aux mégapoles. C’est que le regard que porte Jeanine Baude sur New York et principalement Manhattan est celui d’une observatrice à la fois fascinée et désireuse de rendre compte de ce qu’elle découvre. De là ces proses à l’écriture parfois éclatée qui traduit l’abondance de la matière, le rythme incessant d’une cité qui ne s’arrête jamais de vivre, de bouger: «Les mains qui remontent sur les cuisses. La pâleur. Tu danses. New York danse. Ce ne peut être autrement ce vide. Il faut danser, danser.» Au fil de ses déambulations diurnes et nocturnes Jeanine Baude prend conscience de l’âme de la ville, de celle de ses habitants. De ceux-ci elle rappelle l’origine, remonte vers un passé qui fut celui de la douleur, de la difficulté et ce rappel contraste avec une approche plus légère de la ville. Jeanine Baude se détourne du présent pour replonger vers les racines initiales de ce peuple venu d’ailleurs: l’écriture se fait plus grave: «les galères emmenaient leurs lots de pestiférés en lisière des murs hauts et fragiles, chapelles et maisons de bois oscillaient.» Mais on ne saurait demeurer plus longtemps sur l’image d’une époque révolue, New York n’en finit pas d’entraîner la passante dans son sillage. Les vagues successives submergent celui qui s’aventure dans ses différents quartiers: le contraste, les surprises sont de mise, espace et temps s’entremêlent au rythme des pas: «C’est à peu près cela quand on marche dans la ville à en perdre son âme. Le corps écoute tous les corps. Cela s’entend. J’ai les oreilles brûlées par le bruit que fait le temps.» Les sensations, les impressions fusent de tous côtés et cette poésie de l’instant, Jeanine Baude la restitue avec une force particulière, mettant en relief les pouvoirs de la ville dans laquelle elle s’engouffre avec le sentiment de ne jamais en finir avec elle: «Aveuglée par ta course, l’éloignement, ce que tu recherches de perte, de fuite, l’indépendance, le jeu, le souffle: tu retiens leur mouvement de balancier, là sur les vagues.» Pourtant nul ne saurait s’en tenir à cette réalité urbaine: il est des lieux qui permettent de se soustraire à cette emprise et le rêve contrebalance ce poids trop prégnant. Jeanine Baude glisse alors vers cette autre puissance qui naît au détour de certains lieux: «Débarque et touche ! Programme à l’issue des pas, sur la flamme du briquet le pivot de ton rêve. Ne sors pas indemne du cri.» Une autre perspective s’impose, la vision s’élargit: comment oublier que New York n’est pas que cette étendue de gratte-ciel, cette géographie qui met l’homme à rude épreuve: c’est aussi le rappel de la littérature, la musique qui demeurent dans leur vivacité et des figures des deux continents se fondent dans un même creuset: «Mallarmé se promène, il croise Whitman. Tu te déhanches, les draps sont accueillants après la nuit.»

L’écriture de Jeanine Baude s’efforce en y réussissant de saisir New York dans ce qu’elle comporte de nouveautés incessantes. Il fallait le regard d’un poète pour en restituer le plus intime, la face secrète.

En écho à ces textes, on lira de Jeanine Baude: New York is New York (Tertium éditions), plus prosaïque peut-être mais qui constitue une approche tout aussi passionnante de la ville.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, août-septembre 2006, n° 928-929)