Gérard BOCHOLIER : Un terreau pour un ciel, par Paul Farellier

Mon nom s’évaporera
Comme la pluie des ornières
Il n’y aura plus personne
Pour l’abriter dans sa voix

Alors dans un pli de ciel
Je ferai par brins de souffle
Le seul psaume de silence
Qui convienne à l’Éternel

(Gérard Bocholier, Psaumes du bel amour, Ad solem, 2010)

Voici une œuvre parvenue maintenant aux réalisations de la maturité ; même s’il n’est pas possible – ni souhaitable – d’en deviner les développements ultimes, on en distingue la direction essentielle ; et quant à ses sources, elle les porte en elle avec tant d’évidence et de simplicité que l’analyste est presque gêné d’en souligner les contours. Car ce ne sont pas des « thèmes » que révèle le cours de cette poésie, mais, dans une remarquable continuité de livre en livre, plutôt des points d’ancrage, des forces de gravitation, des vecteurs métaphysiquement orientés.

Rivée au sol, à la « terre prochaine », et parfois étonnamment chtonienne tant elle creuse profond, depuis une enfance rurale qui ne cesse de la hanter, la poésie de Gérard Bocholier, avec les mots de tous les jours, offre en permanence le plein de la nature, non par souci de description ou d’inventaire, mais pour la vision et l’épiphanie. Avec ce correctif, toutefois, que rien d’éthéré ou de suprasensible n’est sollicité par le poète : c’est dans l’humble réel, tantôt souriant, tantôt amer, toujours mystérieux, c’est aussi à travers l’opacité et les souffrances de la chair, et dans l’étroite parenté des morts qui ne l’ont pas quitté, qu’il perçoit les signes d’une « venue », pressentie décisive. Dès le premier poème, « L’enfant unique », de Terre prochaine (Rougerie, 1992), apparaît, ombre et lumière, ce continuum enfance-terre-vide-mort :

L’enfant qui restait derrière la fenêtre
Aimait les lents panaches d’ombre
Qui s’inclinaient au mur d’en face
Jusqu’en un lac vertigineux.

Il avait posé le livre
Pour suivre de toutes ses forces
Un char de paille illuminé,
Buisson d’azur au bout des fourches.

Le vide déjà lui plaisait,
Comme un lit à faire hors du monde,
L’absence un jardin de feuilles
Où danserait un jour la mort.

Comment ne verrait-on pas, dans ce dernier quatrain, comme en maints détours de l’œuvre entière, l’horizon assigné à un destin de poésie ? Que veut ici le poème, sinon traquer la mort dans le vécu de l’instant, y décrypter le codage d’un invisible ? Et ce sont là, en effet, les ancrages dont nous parlions : force de l’instant où vie et mort se fondent dans un être unique :

Ô mains amantes, par pitié,
Fiancez la vie et la mort !

comme en expriment ainsi le vœu les Chants de Lazare (L’Arrière-Pays, 1998).

Dans la poésie de Bocholier, la mort, on l’aura compris, si intimement mêlée à la vie que toute frontière entre elles deux semble abolie, est une épouse quotidienne avec, pour conséquence obligée, le double caractère d’une origine et d’un achèvement. L’œuvre répond ici exactement au souhait qu’exprimait, voici longtemps, Bernard Noël (Le Volcan et la Plume, revue Clivages, n° 3, 1975) : « Il faudrait parler de toute chose comme si l’on venait de la mort au lieu d’y aller. » Seul Lazare, figure centrale et longtemps récurrente de la poésie de Bocholier, peut parler à partir de ce lieu originel. Et seul l’appel d’un dieu l’y autorise :

La voix de mon ami m’appelle,
Plus sûrement qu’un cri d’aurore.

En ôtant Lazare de la mort, le dieu qui s’est fait homme annule la mort de l’homme et, d’avance, sa propre mort de dieu fait homme. La résurrection est promise, car que serait Lazare sinon le signe à tout jamais de la présence, l’humain rédimé, sa condition mortelle réorientée par l’espoir du salut et placée tout entière dans l’attente de la parousie ? C’est ce que révèlent les Chants de Lazare :

J’ai bu le vin de délivrance.

et par suite :

Ne me cherchez pas chez les morts,
Je m’inquiète dans l’invisible.

La parole du poète se dérobe à tout effet orchestral. Dans la nudité urgente qui fait les morts si proches, aucune place ne peut être laissée aux séductions d’un décor : au point que le réel et l’idéal se rejoignent dans une poésie que l’auteur a lui-même expressément considérée comme exercice spirituel. Aussi l’invocation vise-t-elle non pas à l’ampleur mais à la précision de la cible mystique, aidée en cela par la matité du vers bref – de longues séquences, par exemple dans Lueurs de fin (Rougerie, 2000) et surtout dans Le Démuni (Tarabuste, 2005), cité ci-dessous, enchaînent les tétrasyllabes : une métrique pour nous saisir de son austérité haletante. Ce qui est essentiel, ce qui est divin, parole entrecoupée, nous est confié dans l’essoufflement de la course :

Trop dur à vivre
Disait sa voix
Presque sans face
Contre les grilles

Ses yeux couraient
Dévorer l’ombre

Dévorer l’autre

Exiger Dieu

Dans La Venue (Arfuyen, 2006), d’où sont tirées les citations suivantes, le poète reste aux aguets devant la mort, avec l’espérance de l’invisible pour triompher d’une peur existentielle :

La peur
Toute la peur
Gluante sous la peau

[…]

À jamais détachée
De toi
Comme un manteau

et à l’écoute d’une voix qui remonte à la source, sans bouche et privée de visage :

Si basse maintenant
La voix qu’on croyait tue

Sans même de visage
De bouche aux lèvres d’encre

[…]

Dans le dédale fraie
Passage vers la source

Et c’est encore dans le tremblement de l’approche que persévère la recherche de ce Jour au-delà (Rougerie, 2006),

… pour cerner
Ce qui toujours s’échappe

parce que c’est à la lumière inatteignable de ce jour-là que

Le rosier noir déchire
Le visage penché
Qui aspire à se perdre
Dans la vérité des morts

Toujours, chez Bocholier, le monde proche, dans sa réalité détaillée, fuyante, instantanée, participe comme innocemment des seules sérénités éternelles. La poésie, comme elle est vue dans ces livres, offre l’image d’un terreau pour la germination d’un ciel. Tels s’orientent les Psaumes du bel amour (Ad solem, 2010), admirable suite de doubles quatrains rythmés en heptasyllabes – ce vers injustement taxé de légèreté alors qu’il recèle un pouvoir d’émotion dont le poète donne ici le plus bel exemple. Un souffle proprement divin parcourt d’ailleurs, de bout en bout, cette élévation progressive, cette résorption de la terre dans le silence de l’origine. Une fois encore, le nécessaire témoin, Lazare, garantit la vérité de la vocation humaine :

La mort ne le quitte pas
Qui a délié ses mains noires

À l’appel de cette voix
Qui fait bondir les étoiles
Et glisse contre les os
La flamme du bel amour

©Paul Farellier

Étude in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011.