Roger GONNET : La Traversée aveugle, coll. Le Semainier, éd. du Petit Pavé, Brissac Quincé, 2010, 12 €. Un si fugitif éclat, éd. L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 2012, 10 €.

La production poétique de Roger Gonnet est abondante : une quarantaine de livres à ce jour. Qu’elle soit suivie de volume en volume ou considérée par époques successives, sa qualité ne faiblit pas. S’il y a bien des constantes dans cette œuvre – ainsi le dépouillement aphoristique d’une parole dans l’immédiateté d’un regard soustrait à toute illusion, ainsi encore, un souci éthique fidèlement maintenu –, des éléments singuliers viennent caractériser ces deux ouvrages, pris parmi les plus récents.

La Traversée aveugle : ce titre, image bouleversante de l’humaine condition, est tiré d’un poème (« Le cliché décoloré ») où il semble que tout soit dit d’un versant de l’existence :

Entre l’opaque et le transparent
la traversée aveugle

Les murs muets

Les chambres vides

Les impasses où tu te fourvoies

Bras ouverts

Et ce n’est pas pour rien que le livre se déroule « à l’écoute d’une parole détruite », à travers « les décors disparus », en chemin sous « les étoiles absentes », et que la fin du parcours est évoquée comme l’ultime élargissement d’un captif :

Avant que

Privé de paroles

Tu t’évades

Les yeux grands ouverts

Libre

Avec Un si fugitif éclat, s’il reste gravité de ton et de pensée – ce qui est gage d’authenticité –, il semble bien, cette fois, que sagesse et sérénité vont réussir à l’emporter. L’effort d’« ouvrir/ un chemin de traverse », de « relever les ruines », de « quitter/ un trop plein qui déborde », tout cela tourne en cet aboutissement

pour aborder où les mots reposent
comme peuvent reposer les morts

au profond

Le livre s’achève en éternité, à « la source/ gorgée de lumière et de larmes », là où « un nom/ pourrait s’écrire ».

Saluons ici deux des meilleurs livres de l’auteur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Roger GONNET, Le Matin, la Lumière (L’Arbre à paroles, coll. Le Buisson ardent, Maison de la poésie d’Amay, BP 12, B-4540 Amay, Belgique, 2005 ; 26 p., 5 €)

À suivre Roger Gonnet de livre en livre, on constate une double évolution de sa parole poétique : la trame verbale se resserre, sa portée mystérieuse s’allonge. Ainsi en est-il encore avec ce tout petit carnet dans l’élégante collection du Buisson ardent. Il y a là deux suites : Le matin, la lumière tout d’abord ; puis, plus brève encore et plus ramassée : Les pierres crient.

Le souci éthique d’une fidélité reste bien présent : il s’agit de Donner des étoiles au mystère,/ Le point d’orgue aux soirs ; d’assurer la continuité sensible, le passage, même si la seule question reste sans réponse : Pour quelle rencontre, et pour quelle mort ?

Un Éros se revendique aussi, dont l’ubiquité ne laisse pas de transparaître :

Ton regard jeté avec les vêtements,
La lumière sur l’étendue défaite
Tes mains s’ouvrent ; ce qui vient déborde,
pénètre…
Met un sourire dans la nuit des yeux.

Une joie de vivre pourrait même s’exprimer, mais sa parole imminente suscite aussitôt l’obstacle :

Ecartant les seules paroles possibles
Les ombres effacent
Ce que chaque mot tente de reconstruire

Aussi, dans ce matin, à travers cette lumière, la vérité qui frappe, c’est bien celle-ci :

Il n’y a rien entre deux morts
Que le nécessaire pour ensevelir

Des images saisissantes de pureté et de dépouillement pour dire « l’éternel retour » de la perte et de la ruine :

Temps solide
Tombé du mur
L’arbre arraché
Le cratère renaissant

Et le poète, visionnaire, dresse l’ultime paysage de notre destin :

Nos yeux volent
Vers des demeures écroulées,
Des friches où brûle la vérité

Peu de pages certes, mais tant de poésie !

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Roger GONNET : Parole à marée haute (Prix Froissart – Jean Dauby, Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001); Le Silence précaire (L’Amourier, Coaraze, 2001)

Il faut saluer le parcours d’extrême lucidité de Roger Gonnet : de livre en livre (Parler gris, La Bartavelle, 1999 ; La Semaison des signes, Froissart, 1999 ; L’Or de nos corps détruits, Unimuse, 1999), il nous donne à admirer la nudité aphoristique d’une parole que l’on croirait directement traduite du regard – regard porté sur les choses, mais plus encore, et sans illusion, sur l’intérieur de l’humain, ce « nous » collectif, à la fois observateur et observé.

Les deux nouveaux ouvrages s’inscrivent dans cette continuité, le référent marin de Parole à marée haute ne faisant d’ailleurs que renvoyer vers une introspection hantée par le vieillissement : La mer emporte, découvre ce que l’enfant sait d’évidence./ Ce qui fonce, pâlit après marée est parole et mémoire, cartes brouillées, atouts d’un soleil majeur, horizon que le sang cherche au fond des cellules.

Dans le livre intitulé Le Silence précaire, une dignité particulière semble s’attacher à l’instance supérieure que serait le vrai silence dans sa fragilité nocturne : Belle page neuve, temps vierge, infini du silence de la nuit totale […], alors que toute médiation poétique (on se nourrit de paroles défaites, des signes d’une langue morte) ne pourrait que manquer son but : Il n’y a pas de nuit profonde mais la nécessité de fermer les yeux sur des images qui lui servent de nom – admirable écriture du courage désenchanté !

Deux livres où, sans l’avoir recherchée, la méditation trouve l’authentique beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)