La Ville noire de Nicolas Idier

D’abord une écriture qui se saisit du lecteur, l’entraîne dans un mélange de sympathie trouble et de feinte indifférence, avec une maîtrise qui se surprend elle-même. Une écriture irisée de références, s’en défendant presque, hésitant à y croire. Une écriture véloce, au-devant d’elle-même ; l’espace est si grand et il y a tant de pages en attente d’une rencontre. Et voici qu’une écriture se fait voix, le sait, en est presque gênée.

L’histoire maintenant. Un homme mort, mais bien vivant, raconte sa vie qui se prolonge dans une ville de Tanger si proche et si lointaine de sa jumelle. Mais la question court au long du récit. Est-ce vraiment une histoire ou sommes-nous face à une longue métaphore filée ? Qu’est-ce qui prévaut ? Le plaisir simple de raconter, de surprendre, de piéger ou l’espèce de parabole qui n’ose se dire, ce murmure profond qui choisit le sommeil et le rêve pour se dire ? L’auteur aura-t-il l’audace de se dévoiler, le peut-il sans saborder l’ouvrage ? La tension qui traverse les pages tient à cette interrogation. Où sommes-nous entraînés ? Quelle musique nous verse-t-on ? Le trille potache ou la peau sourde du tambour ? Son personnage rentrera-t-il dans la ville ou restera-t-il devant ses portes, enivré à distance par ses formes et sa couleur d’objet littéraire qu’on tripote pour s’interroger sans en payer le prix. La réponse n’est pas univoque, vacille au gré des pages, hésite avec élégance car l’auteur a perçu par-dessus son épaule le souffle du lecteur qui s’est confié à lui. Alors, il converse, l’auteur, parfois s’échappe, revient plein d’un désarroi rieur. N’est-ce pas assez déjà, le poids de ces soliloques ? Ne supportent-ils pas assez de vérité ? Que peut-on dire de plus sans trahir ce pauvre bien commun, ce maigre humanisme qui nous rassemble ? C’est pourquoi l’auteur préfère la figure du fou, celle qui provoque un attroupement, rapproche les uns des autres mais le condamne à la solitude et au silence. Le lecteur sourit quand le grelot s’agite. Mais quand le grelot s’arrête, aussitôt nous l’oublions.

Un des thèmes du livre est la vie, bien sûr ; la vie entrevue à partir de la mort. Mais comment la nommer ? La vie après la mort, la vie après la vie, ou la mort avant la mort ? La question surprend finalement ; nous croyions bien la connaître, la vie, surtout depuis qu’on a repoussé la mort un peu plus loin, à l’ombre de notre quotidien. Avec La Ville noire, comme il est étrange que la question se fasse si neuve sur nos lèvres ; et comme elle devient étonnante cette vie, dès lors qu’elle n’en finit pas et qu’on ne puisse plus en sortir, et que les gestes accomplis d’un côté de la rive ont encore cours de l’autre côté ; comme elle nous effraie, la vie, dès lors qu’on ne peut plus s’en défaire, tellement elle nous colle, et tellement mieux que notre chair à la plastique si incertaine !

Un autre thème pourrait être celui de la foi – encore qu’on n’écrive pas un roman sur ce genre de sujet, dira-t-on. Ici, il ne s’agit pas de croyance en Dieu, ou d’une spiritualité en open source, mais de la foi au sens d’un assentiment donné à un travail sur soi. La question soulevée est simple : est-il possible de vivre homme au milieu des hommes et vivre sa foi ou vivre de sa foi ? La réponse elle aussi est simple : de son vivant, c’est difficile, mieux vaut y répondre une fois mort car la pression des autres est moindre et le temps plus lâche. Certes, le prix à payer est une solitude un peu plus longue et un désarroi épuisant, mais à tout bien peser, comme il n’y a que cela à faire… Le personnage écrit donc sa vie pour essayer de répondre à cette question de la foi ; il doit évoquer la conversion ou non de sa vie à quelque chose d’innommable. Aussi il en parle sans en parler. L’affaire se joue en creux. Du coup, le récit parle du geste ou de la geste d’écrire, c’est plus convenable. On file subtilement une métaphore sur la littérature. On fait face au même mécanisme qu’on trouve dans L’Art français de la guerre où pour affronter le récit des guerres coloniales, on fixe l’attention du lecteur sur les dessins du capitaine Victorin Salagnon. Question d’époque. Ici, au fil des pages, on affronte la question de la foi sur tous les tons jusqu’à celui du blasphème, avec une gratuité dessinant en secret une forme d’hommage qui sied bien à la nature profonde de la foi, honore son tempérament sauvage et profondément libre. Foi et liberté ne sont-ils pas synonymes ?

L’amour est un autre thème qui se propose à la méditation d’après-lecture. En le découvrant au gré des pages, on pense à la définition proposée par Octavio Paz : l’amour est cette disposition intérieure qui ouvrant par l’autre au mystère de sa propre singularité, son autreté, dit le poète, fait découvrir l’existence des âmes, la sienne et celle de l’autre. Mais l’amour nécessite de croire à ces figures du monde, produites par le monde, et qui lui résistent en se distinguant de lui. Le personnage y croit-il ? Oui, mais alors malgré lui. À ce titre, La Ville noire est ce livre qui enregistre la propre surprise du narrateur devant tous ses éclats d’âme qui lui remontent au fil de la plume.

Revenons à cette histoire de pages à écrire, attardons-nous sur ces travaux d’écriture auxquels doit se livrer le narrateur, complaisons-nous à ces échos borgésiens d’un univers du livre qui rassemble tous les écrits et unit si étroitement les morts et les vivants. Après tout, ne sommes-nous pas invités à nous lancer dans ces conversations qui nourrissent si bien l’intelligence et telles que Dante les voulut dans les Limbes, en compagnie des esprits les plus brillants qui peuplèrent cette terre ? Mais, il semble que l’objet du propos soit moins le thème de l’écrit que celui de la libération de son âme au moyen de ce véhicule, de la dessiller et de la rendre visible à l’autre, fût-il vivant ou mort, fût-il Dieu ou le diable ! À cette aune, le personnage hésite, recule, retourne à la dialectique des corps, à celui de l’érotisme dirait Paz, à cette grande plage de l’imaginaire qui reflète la nature et offre un premier cadre à communauté des hommes. Mieux vaut finalement ne pas se libérer. La pitrerie pourrait suffire. Reste cette soif et cette faim inextinguibles, cette attente qui semble commune à la vie et à la mort et n’en finit pas ; reste ce mouvement à oser, cette impulsion à recevoir qui élance et fonde la foi et l’amour. Le roman s’arrête avant. Il jette la clef dans un éclat de rire qui s’éteint.

Pour finir, on pourrait tirer des parallèles entre les deux livres sortis cette année, David Grossman, Une femme fuyant l’annonce, et Nicolas Idier, l’un confirmé, l’autre jeune premier. Dans les deux cas, on trouve une écriture soignée, travaillée, un goût pour la virtuosité technique qui laisse peu de place au hasard. Du bel ouvrage. Frappe également une disposition similaire vis-à-vis du lecteur. Les deux livres sont résolument tournés vers lui. Il ne s’agit plus de questions angoissées, d’objets littéraires se suffisant à eux-mêmes, de mise en batterie de concepts esthétiques ou encore de forages furieux d’une énigme obsessionnelle, mais d’écritures qui misent tout sur l’appel du lecteur, sur son interpellation et espèrent une écoute en retour, un écho humaniste. Le lecteur a sa place. Il est attendu. Il dispose même d’une certaine liberté, car il est partie prenante. Autre point commun : dans les deux cas, le récit avance entre des blocs de symboles et de mythes qu’on essaie vaguement de réveiller, de circonscrire, de métamorphoser sans trop y croire. L’écriture les approche, les observe, se garde de les saisir puis repart, les ruminant distraitement. Mais, ce fourmillement d’allusions, ces jeux de correspondances voilées, au bout du bout, jettent une ombre sur les pages, produisent une énergie fébrile qui électrise le récit et lancent une note sourde qui n’ose se dire à pleine voix. Autre rapprochement : pour Idier comme pour Grossman, une place singulière est donnée à la sensualité, et plus crûment au sexe. Dans les deux cas, il joue un rôle d’ancrage, il est le point ultime de la réalité quand tout cède ; il offre, il promet une ouverture vers le champ mystérieux et indicible de l’existence. Sans lui, tout ne serait, peut-être, que silence. Dernier point commun relevé sous forme de différence formelle : chez Idier, nous sommes face à un monologue car il n’y a pas assez de temps pour attendre l’autre. Il y a une espèce d’impatience avide. Chez Grossman au contraire, seul l’échange existe, pas moyen de lui échapper ; il est une plaie nécessaire, purulente, une souffrance inépuisable, l’unique existentiel possible car soi-même n’existe que pour se vivre dévoré par l’autre. Dans les deux cas finalement, il s’agit d’un état d’esseulement profond, d’une solitude face à des voix qui, telles des chants d’étoiles brûlent d’une charge spirituelle qui ne sait ni comment se dire, ni à qui, ni pourquoi. Elles produisent une lumière qui les consume. On voudrait les rejoindre, les toucher, s’unir à elles fraternellement, ici, ou là-bas.

©Pierrick de Chermont

Jacques IZOARD : Poésies 1951-1978 (845 pages, 39 €) & Poésies 1979-2000 (843 pages, 39 €), Œuvres complètes, (La Différence, 2006).

Les éditions de La Différence donnent décidément dans le gigantesque. Après la parution du premier volume de l’œuvre poétique d’Abdellatif Laâbi, puis des poèmes de Philippe Jones, voici à présent, l’œuvre en deux volumes du poète belge Jacques Izoard, soit 1688 pages, avec de très riches annexes, soit 45 recueils publiés, auxquels s’ajoutent les poèmes publiés en revues et de nombreux inédits. Cette édition collective, Jacques Izoard (né en 1936), le poète qui n’écrit pas « pour se plaindre, mais pour exercer un droit légitime », la mérite. Guy Chambelland (qui publia le recueil Un chemin de sel pur, en 1969, puis Des laitiers, des scélérats, en co-édition avec Jean Breton, en 1971) ne s’est pas trompé lorsqu’il a écrit en 1968 : « Le plus beau poète de ceux que j’ai découverts récemment… On ne saurait parler de poésie actuelle valablement sans connaître Jacques Izoard ». On l’a dit maintes fois, rappelle Gérard Prunelle, responsable de cette édition, la poésie d’Izoard a toujours affaire au langage et au corps. Le poème et le corps sont point de rencontre, de fusion et de confusion des mots et des objets : « Mot lourd de sens : le corps lui-même. » A l’intersection permanente des mots et des corps se trouve le poème, cette coquille où « je dors, sourd et aveugle, où je ne crois pourtant que ce que je vois, que ce que j’entends. » Deux types de poèmes traversent cette œuvre singulière : « ceux qui refusent toute lecture ; le sens importe peu », et ceux qui au contraire « à dessein, avec obsession, à travers chatoiement et voyelles, visitent les lieux les plus communs. » Christian Hubin l’a noté : « Izoard n’est pas un penseur, c’est un sourcier ». Il est vrai que pour ce poète, l’écriture est liée à ce qui nomme, à celui qui nomme, à ce qui est nommé. C’est une recherche de sa propre identité à travers les autres : briser ainsi le halo de vide autour des êtres, les aimer. Cette poésie est ouverte à tous les registres de la vie ; elle fait ce qu’elle dit et dit ce qu’elle fait, et se vit au moment même de l’écriture : « J’invente un poème et le poème m’invente. Il m’apprend de nouveaux gestes. Il me dit que j’existe en chacun de mes mots. »

©Karel Hadek

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Radovan IVSIC : Poèmes (Gallimard, 2004)

Aujourd’hui, la Yougoslavie n’existe plus, mais la tendance qui consiste à amalgamer les pays qui l’ont composée, n’a pas disparu. Chacun de ces pays possède son histoire, sa culture et sa langue, qu’on se le dise. L’histoire de la Croatie est celle de la lutte acharnée d’un peuple pour acquérir son indépendance, et maintenir son identité. Rattachée à l’empire austro-hongrois en 1867, la Croatie intègre le Royaume de Yougoslavie en 1918, dès la fin de la boucherie de 14-18. De 1941 à 1945, le pays est livré à Ante Pavelic qui instaure un régime de terreur, pro-nazi. En 1945, le pays devient l’une des six républiques de la Fédération Yougoslave, dirigée d’une main de fer par Tito. En 1991, la Croatie déclare son indépendance, mais de terribles et violents combats l’opposent au régime nationaliste de Milosevic et à son armée fédérale. Il faudra attendre 1995, pour que la Croatie restaure, enfin, son autorité sur la totalité de son territoire, en retrouvant une indépendance perdue lors de la chute du royaume croate en 1102. On dit fréquemment que les Serbes sont des prosateurs, alors que les Croates sont des poètes. Il est vrai que la poésie a toujours été un art majeur, un des principaux fers de lance de la culture croate. De nombreux mouvements ont influencé la poésie croate contemporaine (principalement le futurisme et l’expressionnisme), mais aucun ne s’est durablement installé. Bien plus qu’à travers des mouvements, les poètes se sont toujours retrouvés, dans des courants, autour de revues. Le poète croate est généralement assez cérébral, et demeure très attentif (peut-être trop) au discours philosophique, à la phénoménologie heideggerienne, par exemple. Il s’agit, d’ailleurs, très souvent, d’un universitaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe aucun lyrique. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer deux noms incontournables: Vesna Parun (né en 1922) et Slavko Mihalic (né en 1928, voir les « Hommes sans épaules » n°15). Aujourd’hui, la poésie croate connaît une importante renaissance et métamorphose, depuis la deuxième moitié des années 90, à travers l’émergence de jeunes poètes aux expressions individuelles et sans poétique commune. Poètes de l’Indépendance, ils doivent aussi affronter un passé douloureux, qui n’est pas si lointain. Aux noms de Parun et de Mihalic, il convient d’en ajouter un troisième. Il s’agit de Radovan Ivsic, poète, essayiste (nous lui devons une belle monographie de la fascinante Toyen) et auteur dramatique, né en 1921 à Zagreb. Ce poète a la particularité d’être, pour ainsi dire, le seul Croate surréaliste. Ivsic fut aussi bien censuré par le régime oustachi de Pavelic, qui désignera son poème « Narcisse » comme le symbole de l’art décadent, que par celui de Tito, qui interdira la publication de ses écrits comme la représentation de ses pièces. Radovan Ivsic parviendra en 1954 à gagner Paris (où il vit toujours). Lié à André Breton, il participera, par la suite, à toutes les manifestations du mouvement surréaliste, et sera le cofondateur des Éditions surréalistes (1969), et des éditions Maintenant (1972). Il faudra attendre le milieu des années 70 pour assister, en Yougoslavie, à une timide « réhabilitation » de l’œuvre d’Ivsic. Sous le titre de : Crno, un important choix de ses poèmes paraît à Zagreb, en 1974. Difficilement accessibles hier, les poèmes d’Ivsic sont aujourd’hui rassemblés en un volume, avec une préface éclairante d’Etienne-Alain Hubert : « Quiconque lit les poèmes de Radovan Ivsic, en français, est frappé par le dépouillement de la syntaxe, d’où naît l’impression qu’une sorte de vide entoure les mots, leur conférant une capacité maximale d’irradier autour d’eux. » Radovan Ivsic nous entraîne dans les profondeurs de l’être, dans les antres du langage et sa forêt de mots, qu’il élague à la machette de ses visions : Je prends un peu d’eau noire et je transforme le nuage en une jeune fille que j’aime follement jusqu’à ma mort, dans la solitude. Les mots fusent, glissent, s’entrechoquent, sortent du décor, créent des engendrements imprévus : un cri entrouvre sa bouche mais ses orteils sont des papillons et ils s’envolent. C’est l’éclair, se dit-elle. Avec Ivsic, le rêve devient enfin la vraie réalité.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)