André LAGRANGE, Répondre à ce qui fut (E.C. Éditions, 1 rue de l’Ancien Presbytère, 34230 Campagnan, 2005 ; 110 p., 15 €)

Les livres d’André Lagrange – et tout particulièrement ce dernier titre, dédié à l’épouse que vient de perdre le poète – ne cessent de dire le tragique d’une condition humaine en proie aux obsessions de l’enfermement, de l’individuation, de l’altérité, du mutisme et de l’oubli. Le ton est donné dès l’épigraphe, ce fragment du Journal de Kafka : « … avoir le sentiment d’être attaché et sentir en même temps, que si l’on vous détachait, ce serait encore plus terrible. »

Il s’agit pourtant de répondre à ce qui fut, entendons par là, comme le suggèrent les titres des trois parties de l’ouvrage, de confier à l’avancée de la parole, aux ordres du langage, au chœur à voix haute, le soin de répliquer au déterminisme étroit qui nous enveloppe et nous ensevelit.

L’image onirique d’une marche solitaire parmi les autres/ en grande confusion, qui, hommes ou femmes, dès que le poète s’en approche, s’égarent loin des ordres coutumiers, cette image douloureuse et inquiétante, suscitant l’une des pages les plus fortes de la première partie, nous paraît bien caractériser ce livre. Et d’ailleurs, il n’est pas indifférent de voir cette même page réapparaître, littéralement inchangée, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, comme le retour d’un rêve porteur d’un sens obsessionnel :

je vais parmi les autres

en grande confusion

marchant : gauche droite
à l’ombre de la ville

sans rien pouvoir identifier.

déchirures blanches et noires,

ce sont hommes ou femmes

qui — bras tendus vers
l’éloignement du jour —

s’égarent à mon approche,
loin des ordres coutumiers.

Des poèmes disent le deuil : l’absence… comme une paupière// qui lentement se referme,// s’éloigne de ce « devenir »/ à jamais interrompu. D’autres questionnent au plus profond : qui sommes-nous :// moisissures ou passions. D’autres encore, dans l’émotion, font entendre un verbe évocatoire :

tu es celle éclairant l’obscur

bouche empreinte du dernier écho.

celle qui souffle la parole

énonçant (aujourd’hui comme hier)
un langage devenu muet

— contre les pierres, contre les ruines —
sans un regard

aux hommes fuyant le jour.

celle qui, suspendue à quelle mémoire ?

accroche à l’ombre du silence
un espace demeuré sans
vouloir.

Le poète, metteur en scène de sa propre perte, se remet fondamentalement en question : être le même pour quelques-uns/ ou simple ponctuation devant les autres,// fugitif aux abords de soi […]

Malgré tout, sur le point de refermer son journal de désolation, le poète imprime une nouvelle fois la marque d’un courage renouvelé et laisse percevoir la possibilité d’un sens :

j’écoute replié sur moi-même

cette parole venant de toi… des autres

dans l’allègement du dire et du vouloir
tel un support qu’il m’appartient,

ce jour, de joindre au reste du monde.

pareil au mot étranger dans sa langue
je me hasarde — sur quelques entendements —

afin de reprendre voix en la demeure,

une articulation fixée entre mes lèvres :

une signifiance pour chacun.

Lecture impressionnante et d’une grande intensité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

André LAGRANGE : D’un point à un autre (E.C. Éditions, Ailly-sur-Somme, 2003)

La poésie d’André Lagrange – l’une des plus énigmatiques parmi les écritures contemporaines – nous conduit, d’ouvrage en ouvrage, dans une recherche ardente encore que désabusée, dont on sent bien qu’elle est fondamentale. Son livre dernier-né veut aller d’un point à un autre, sorte de défi du langage à l’altérité. Le « programme » de cette recherche s’énonce dès les premières lignes : Langage : murmures, cris, appels d’une voix contre inconnu. Interjection quand le geste ne suffit ! À partir de l’inexprimable, tendre vers l’Autre une force de combat, une mise en alerte pour…[…] De nouvelles expériences remonteront de l’obscur…

Ces expériences affleurent ici sous la forme de « fragments » bien espacés par des blancs et distribués en trois parties thématiquement constituées : Scènes de groupe, où le solitaire affronte les voisinages de l’humain (le corps, masculin ou féminin, l’Autre, l’ici opposé aux « ailleurs »…) ; Pliures du temps, où se déroule le long procès de la temporalité (Le résumé d’une vie : […] une mouvance de plus en plus étroite, avec assèchement de tous canaux d’irrigation — un clair-obscur jusqu’à l’étreinte finale) avec pourtant l’entrevision d’une issue à demi sereine (Au jour dit nous rejoindrons la mer — pareil au feu // attisant au coin des ombres, la mort dépossédée.) ; enfin Effacement de soi, où s’exprime, comme un stoïcisme moderne, la noblesse d’un retrait essentiel : Il ne peut s’agir d’aller combattre — quel que soit l’ennemi ! Sans armes, sans impatience nous racinerons, dans le germe, le refus des vainqueurs. Le poète, dans les replis du temps, en est venu au centre du monde, mais aussi à l’extrême de soi ; ainsi se comprend-il, se veut-il : Appelé à disparaître dans l’inachèvement de soi.

Partout, dans son évocation d’un monde de multiplicité et d’enfermement à la Piranèse, le poète-prosateur sait maîtriser – mais jamais par le mot trop attendu – une parole forgée au sein de l’hostilité et du mystère.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)