Jean ORIZET : Anthologie de la poésie française (2007, Larousse – 19, rue du Montparnasse – 75006 Paris, 22 €)

Cette anthologie de 1087 pages fera date. Il s’agit d’une édition non illustrée et mise à jour de l’ouvrage qui avait paru en 1988. Donc, nous perdons la richesse iconographique de la première édition, mais pour y gagner en poèmes et en poètes. De la Cantilène de Sainte Eulalie (950) à Olivier Brun (né en 1969), Jean Orizet, nous fait parcourir plus de mille ans de création poétique. Les notices comme les têtes de chapitres, qui s’attardent avec raison sur le contexte historique, social et culturel de chaque époque, sont aussi riches qu’éclairantes, toujours copieuses. La part réservée à la francophonie est aussi ample qu’inédite, pour un ouvrage de ce genre. Que dire de cette anthologie, qui regroupe 350 auteurs, si ce n’est qu’elle est très certainement la plus complète, la plus ambitieuse et la plus honnête de toutes, par son désir de rendre compte, sans la moindre censure, de tous les aspects de l’histoire, des mouvements, des courants, de la poésie française. Toujours de Jean Orizet, nous rappellerons cette autre anthologie de référence, mais sur la période contemporaine, cette fois, qu’est La poésie française contemporaine (le cherche midi, 2004, 18 €), soit 160 poètes de France et des pays francophones, partant de quelques aînés importants mais parfois un peu oubliés, tels que Rousselot, Suarès, Borne, Frédérique, Malrieu ou Bérimont, aux poètes nés après 1950, en passant par la génération née entre 1920 et 1950. Une fois de plus, c’est l’ouverture et l’exhaustivité, que nous devons saluer. C’est rare. Enfin, il convient aussi d’évoquer, ce que nous n’avons pu faire jusqu’alors, cet autre livre important publié par Jean Orizet : L’entretemps. Brèves histoires de l’art (La Table Ronde, 19.50 €). Anthologiste, éditeur, critique, animateur, écrivain, Jean Orizet est avant tout un poète ; un poète qui a parcouru le monde physiquement, géographiquement, oniriquement ; un poète de la vie immédiate doublé, aussi, d’un grand amateur d’art, de culture, de toutes les cultures. On lit L’entretemps, c’est-à-dire « ce va-et-vient entre temps et espace par lequel l’artiste accomplit son rêve d’immortalité », comme on lit un poème ou une prose initiatique (je pense notamment, toujours du même auteur, à L’épaule du cavalier ou au Miroir de méduse). Car, c’est bien de sa propre relation au monde, aux œuvres, aux cultures et aux artistes, que nous parle Orizet, évoquant son expérience, ses éblouissements, ses rencontres et ses amitiés, à propos de la « peinture moderne », de « l’image et l’objet », « l’idole et la momie », « le marbre et le soleil », « le serpent et l’oiseau » ou de ses « carnets d’Asie », à travers une prose éminemment riche et poétique.

©Karel Hadek

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

UNE MACHINE À INDIQUER L’UNIVERS, Pierre Oster Soussouev (Obsidiane, Sens, 1992)

« Opuscule » peut-être – si l’on en croit sa justification du tirage -, ce recueil : Une machine à indiquer l’univers, réunit des entretiens anciens, par endroits récrits, de Pierre Oster Soussouev, avec deux ajouts de l’auteur et une belle, sobre et pénétrante préface de Bertrand Saint-Sernin (La Beauté pas à pas). Peu de pages, il est vrai, mais combien plus chargées de sens et de poétique vertu que tant d’ouvrages volumineux. Ceux-ci pourront sans doute nous laisser moins ignorants, mais le petit livre, lui, nous aura fortifiés – j’ose à peine dire : adoubés.

C’est qu’il s’agit, dans la familiarité de conversations amicales, d’une véritable épreuve des valeurs, et à travers la modestie revendiquée pour l’entreprise poétique, d’un « pèsement des âmes ». Ces propos, suscités par la franchise d’un dialogue entre amis, se tiennent en effet dans la rigoureuse lignée de deux écrits essentiels du poète : Requêtes et Pour un art poétique [[Requêtes, version nouvelle suivie de Pour un art poétique, Le temps qu’il fait, Cognac, 1992.]] ; cette fois moins ciselés certes, plus proches de la parole vivante, quoique toujours très « rédigée », de l’auteur ; mais en tous points fidèles à l’éthique longtemps méditée qu’expriment ces deux ouvrages.

Une préoccupation centrale, décelable dans l’ensemble des entretiens présentés, se trouve plus fortement explicitée par l’échange avec Michel Orcel (Exploration de la poussière) : celle du rapport aux choses. Déjà dans Requêtes, on pouvait lire : Notre inquiétude sans discontinuer s’use aux choses, immanquablement nous y reconduit, ou encore : Croire, et comme un chrétien au Christ, en la tenace vérité des choses, ou même : Une attention émane des choses ! Ici le poète confirme que sa quête de l’esprit, de ce qu’il nomme le vent, passe nécessairement par les choses, elles-mêmes provoquées en des édifices de langage que l’auteur, armé d’une des plus inlassables patiences, élève puis détisse pour les rebâtir sans fin : un individu aura tenté de descendre avec des mots dans l’abîme matériel, image et support de la souveraine présence des choses ; il aura donc pénétré dans le royaume des détails, y rencontrant pourtant l’échec, mais cet échec même est le révélateur d’un passage de l’esprit en une suite indéterminée d’images de ce qu’il est, et déjà n’est plus… Quant au poète, par qui cette révélation arrive, il ne possède rien, ne règne sur rien, médium souffrant et malade d’une communication qui très tôt lui échappe ; […] dépossédé de l’univers par l’active étrangeté des sons, puis dépossédé de sa voix par la réalité de l’univers ; […] sa compétence chaque jour s’évanouit.

Et pourtant, ce livre contient aussi la proposition antinomique : Paradoxe : la faiblesse est en nous comme le signe d’une possession souveraine. (Entretien avec Philippe Camby). Il est vrai qu’elle concerne l’homme en général, plus que le poète en particulier : à celui-ci, l’auteur concède bien les vertus de contemplation et de solitude, mais dénie tout pouvoir de féconder ses propres virtualités, de puiser dans son fonds ; son rôle est de faire consonner les siècles.

Un tel refus, si conscient, de la perspective égotiste aurait pu, chez tout autre poète de l’époque, entraîner l’adhésion aux théories « autotéliques » de la littérature. Rien de tel avec Pierre Oster Soussouev : Je me dresserai, non sans violence, contre ceux qui (stigmatisons l’aberration !) décrivent le langage comme ayant en soi sa fin. A notre poète, l’effacement du moi n’impose pas le vide post-mallarméen ; il profite au monde, en un panthéisme avoué qui éclaire derechef la formule : une machine à indiquer l’univers.

L’entretien avec Jacques Darras (Un abîme entre les mots) développe et approfondit ce débat autotélisme-hétérotélisme, abordant aussi les questions si essentielles du rapport de la poésie et des sens et de l’intégration du corps à la pensée. Y aideront les muses du corps favorable. C’est en effet par un usage réglé de son corps que le poète parvient à esquisser, dessiner quelque phrase, et n’échoue pas à en enchaîner quelques autres !

Le livre, qui touche d’ailleurs à de multiples problématiques de la poésie de toujours et d’aujourd’hui (aller de l’image à son complément intellectuel et du concept à sa contrepartie sensible ou encore Dionysos et Apollon : occupons-nous plutôt de renforcer l’antinomie qui existe entre ces pôles), constate aussi certaines permanences : entre autres, celle de l’empreinte paysanne dans l’imaginaire d’une civilisation irrémédiablement urbanisée (Nous sommes des campagnards dans ce théâtre de villes), sans négliger la question du style, le bon usage des verbes, les charmes de la ponctuation… L’Un, obsession du poète, se révèle ainsi dans la multiplicité des facettes.

Repère indispensable à quiconque envisage le champ poétique contemporain, ce livre, dont une juste polémique – mais d’ordre supérieur ! – n’est pas absente (Cloaca maxima ; Pour, contre), donnera d’immenses plaisirs de lecture et de pensée à tout minutieux compagnon du logos – j’entends là quelqu’un qui, par exemple, sache accueillir ce conseil de l’auteur en ses Requêtes : Fais-toi assez petit pour que la plus petite parole te recouvre.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1995)

Quelques notes sur « Alchimie de la lenteur » de Pierre Oster Soussouev

Usons d’une rapidité décisive, de la décisive alchimie de la lenteur !

Chiasme intense et surprenante vérité dans cette exhortation. Rien ne s’obtient que par le plus court chemin de la lenteur, et c’est bien elle, par mûrissement patient, qui emporte la décision. Dans les marges du même esprit, sur la vivacité méditée du poème bref, j’avais cru pouvoir suggérer : Peu de mots ;/ cette page est lente :// un recoin du temps.

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Bribes, débris, j’ai besoin de vous. […] Avec un fétu je fonde l’acte de l’âme.

Toujours cette confiance, cette foi dans l’intime fréquentation des choses, exprimée déjà dans Requêtes ou dans Une machine à indiquer l’univers et qui reparaît ici en plusieurs aphorismes : Demeurons purs, à l’image des choses. Soyons des choses les dévots. […] La gloire des choses entoure l’humanité. Cette gloire veille en nous. […] Que les choses en leur pérennité nous font naître. La nuance qui pointe maintenant tient à l’humilité des objets considérés – bribes, débris, fétu –, au fragmentaire de leur existence, d’où ressort, encore plus nettement légitimé, « l’orgueil » du je fonde.

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Ne pas abîmer le plus rare des objets, la joie philosophique… Ne pas tordre l’aiguille de la boussole.

Ici, sous d’autres accents – plus contenus –, c’est la voix passionnée du philosophe Jean Granier dont je crois entendre la sagesse artiste : Quand l’homme s’adonne à la philosophie, il se donne à soi, il accomplit sa singularité dans l’universalité./ La philosophie est l’amour qui pense.

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[…] ce point de tangence où la nature et l’esprit se jettent dans l’attention de Dieu ?

Autorisant la ferveur, tendrait vers ce point la visée de la connaissance – par métaphore, nous est-il dit (sous une forme interrogative qui persuade mieux que toute autre). J’aime ce mouvement pronominal (se jettent), j’aime voir prêter à la connaissance – donc aussi à la poésie – l’élan total qui est celui de la prière.

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Peut-on avancer que le poème nous prodigue ou nous indique une abondance secrète ? […] Qu’il y a une abondance virtuelle ? De nombreuses cases vierges dans la table du Mendéléiev intérieur ?

Là encore, le beau questionnement suffit à me convaincre : tout l’effort poétique ne vise-t-il pas à découvrir ces radiums, ces poloniums du mystère ? Expérience de Rimbaud, bien sûr ; de Mallarmé ; mais encore toute l’entreprise surréaliste – pour ne citer que les exemples trop évidents…

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[…] aimer l’obscurité du cœur de la phrase.

Oui, notre seule patrie – où j’ai cru entrevoir que nos terres vraies sont cachées.

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[…] des sons fabuleux et favorables nous guideront vers des pays substantiels.

La portée de l’oracle ainsi rendu à Orphée, sans doute faut-il la mesurer par un retour à la formule, moins faste en apparence, qui, dans Une machine à indiquer l’univers, caractérisait le poète : dépossédé de l’univers par l’active étrangeté des sons, puis dépossédé de sa voix par la réalité de l’univers. Une écoute attentive s’impose pour dissiper l’éventuel soupçon d’antinomie entre les deux propositions. La clé pouvant ici révéler continuité et cohérence serait-elle à chercher dans le rapport entre l’univers – le monde – et les pays substantiels – la substance (à entendre, semble-t-il, dans une acception cartésienne ou spinoziste) ? Si l’active étrangeté de la voix du poète ne peut que le séparer du monde, fabuleuse et favorable, elle le ramène vers la substance, par définition non tributaire du monde. Ne se retrouve-t-on pas ainsi sur la voie de l’Un admirable, dans une célébration jamais interrompue ? Au demeurant, par l’effet de l’Unité, l’univers n’est en rien dévalué : L’idée d’un centre et d’une idéale Pangée nous accorde. L’univers n’est pas de trop.

Ce qui précède semble confirmé par ce fragment vers la fin du livre : « Que dis-tu ? » – « Je dis que mon fardeau me libère. Croissance et jusant nous instruisent. Une sainte substance s’y annonce. »

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Nous régnons par l’empathie : par de très fines effusions qui accroissent notre vigilance ; par la tension sereine qui nous met debout. Nous régnons sur une coupure sacrée.

Ainsi aura parlé l’irremplaçable expérience. Lettre morte, sans doute, pour quiconque sera resté hors de poésie, même armé des repères de l’intelligence et du savoir. Mais, pour quelques autres – et, parmi eux, aussi les humbles s’ils sont véridiques –, parole du mystère illuminant : un jour ou l’autre, ils ont senti la coupure sacrée.

©Paul Farellier

( Texte publié, à la demande de Pierre Oster Soussouev, dans Phréatique, n° 83, automne 1997 )