RIMBAUD 1950 – Souvenirs de lycée

Comment, presque vieillard, venir ajouter la moindre parole, serait-elle de respect et d’enthousiasme, à l’éternité si abondamment commentée de Rimbaud ? N’a-t-il pas su, lui, tirer le rideau à dix-neuf ans ? À dire vrai, je ne me crois pas capable de surmonter cette difficulté ; tout au plus pourrais-je tenter une esquive saugrenue : cela consisterait à me rajeunir, et beaucoup ; à me retrouver dans mes années de lycée à moi, au beau milieu du siècle dernier, pour essayer de restituer brièvement, mais aussi intact que possible, ce que fut pour moi, comme pour pas mal d’autres sans doute avec le Poète, ce dialogue « de lycéen à lycéen ».

… c’est un petit val qui mousse de rayons.

Je crois que cette lumière moussante fut la première à m’atteindre, à m’éblouir. Le Dormeur du Val était à peu près la seule pièce de Rimbaud couramment accessible au potache de l’époque (peut-être à raison du malentendu « patriote » des deux trous rouges au côté droit). Il y avait tout de même aussi Ma bohème, dont la « fantaisie » –

Comme des lyres, je tirais les élastiques…

– ravissait avec un rien de scandale celui qu’on avait dressé à n’admirer surtout que les bords où vous fûtes laissée, ou encore telle faucille d’or, et à n’enjoindre au poème que de suspendre son vol. Les programmes scolaires ne laissant à la poésie que la place du pauvre, il revenait aux épreuves trimestrielles de « récitation » de lui donner sa revanche : on apprenait là des milliers de vers, latins et grecs un peu, français surtout, du programme et hors programme, car les professeurs « artistes » qu’on avait la grande chance d’avoir pour guides organisaient la contrebande de poésie. Ainsi Baudelaire eut tôt fait de m’écarter de son dédicataire impeccable, Gautier, et Rimbaud de Banville, son illustre correspondant de mai 70. Ainsi encore Verlaine montait à mon horizon quand j’entendis pour la première fois ce vers qui me tient toujours en émoi :

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

On n’allait guère au-delà : Mallarmé, pour cet âge, était certes trop cérébral et inaccessible, mais, curieusement, on oubliait d’entendre la rumeur du vieil océan de Lautréamont ; on se contentait d’un salut à Jules Laforgue, d’une touche de Francis Jammes, d’un soupçon d’Apollinaire ; en tout cas, rien plus avant dans le vingtième siècle, et cela, sauf accident. J’ajoute, par parenthèse, que l’accident providentiel s’est pourtant bien produit dans notre classe de première en 1950, avec l’arrivée en cours d’année d’un élève exclu de Condorcet, lycée voisin, à la suite de quelque sombre affaire de conduite : l’homme, brillant et cultivé, surréaliste au dernier degré, pratiquait volontiers l’acte gratuit à ses risques et périls. Il entreprit de « convertir » toute la classe, y compris le prof de lettres, romancier coté, prix Renaudot, éminent spécialiste des Lumières, qui sut se défendre avec esprit en organisant une « dispute » comme au Moyen Âge. Chacun resta sur ses positions, en apparence, mais c’était tout de même mon premier contact, plutôt réussi, avec le Surréel d’André Breton.

Chez Rimbaud lui-même, mon fort degré d’enfance dans l’adolescent ne m’accordait encore que d’en rester aux Poésies, dont la bibliothèque de mon grand-père recélait l’édition de 1895, celle préfacée par Verlaine pour l’éditeur Léon Vanier. Dans mes lectures, je l’avoue, Une Saison en enfer et Les Illuminations ne devaient venir que plus tard ; mes sens, pas assez déréglés sans doute au gré du Poète, manquaient de la perspicacité et de l’entraînement nécessaires. Parmi les poèmes, on le devine, c’était surtout Le Bateau ivre qui irradiait tous les prestiges et toutes les séductions. Je sentais bien n’avoir jamais rien lu de pareil. Si je voguais, ce n’était plus en littérature. Des mots m’étaient descendus qui n’étaient pas pour les livres. Je contemplais cet objet sorcier, ces couleurs qui remuaient les siècles. Je connaissais d’ailleurs le récit quasi-légendaire du premier voyage vers ce Paris qui effrayait et attirait tout à la fois, ce Paris de faiseurs de vers où il fallait se précipiter en le récusant déjà. C’était comme si j’avais dans l’oreille ces paroles d’avant le départ, celles qu’entendit l’ami Delahaye, le premier homme qui connut Le Bateau ivre : Voici ce que j’ai fait pour leur présenter en arrivant… Ah ! oui, on n’a rien écrit encore de semblable, je le sais bien… Ah ! qu’est-ce que je vais faire là-bas ?

De la même voix, ils l’ont tous entendu :

Comme je descendais des Fleuves impassibles…

Je les imaginais stupéfaits, pétrifiés, les Verlaine d’abord, Paul et Mathilde, puis Banville, Forain, puis tous les Mérat, Cros, Valade, Richepin et autres « Vilains Bonshommes ». Qu’avaient-ils compris à cette audition ? Qu’ils étaient peut-être rayés de la carte ? Ou alors, métamorphosés à tout jamais ? Je m’avouais, moi, que nul peau-rouge ne viendrait me priver de mes haleurs : un jeu implacable de corps et d’esprit, mais cosmique, avait été vécu plus de trois-quarts de siècle auparavant, et pourtant, à la différence de toute la poésie, que je voyais au passé, ce poème-là était en avant de moi – cap au futur – et j’ignorais encore que Rimbaud lui-même avait dit, de la poésie : elle sera en avant ; ce jeu viendrait me jouer, moi aussi, même si je ne savais que rester sur le bord de la plage. Touché à mort, un homme n’avait pu survivre que brièvement aux explorations interdites. (Cela, au passage, me rendait plus parlants de vieux mythes livresques, tel celui de la tête de Méduse). Et de façon presque litanique, cet homme s’écriait : Je sais… J’ai vu… J’ai rêvé… J’ai suivi… J’ai vu… Et dans un orgueil bien hugolien :

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Cet alexandrin synthétisait pour moi la Lettre du Voyant, dont je savais seulement l’existence et ne devais aborder le texte que bien plus tard.

Par-dessus tout, je croyais entendre cet appel de liberté :

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais

– d’une liberté qui fouille et fouaille la langue avec frénésie, entrechoque les mots et les couleurs :

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

Et c’était comme parlerait le désir, une soif d’absolu en quelque lévitation pour des moissons mystiques :

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots […]

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
[…]

Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Se trouvait donc lancé le pari d’un autre monde, d’une vie seconde et vraie qui se révélait à moi, dont je comprenais qu’une fois entrevue, sa recherche devrait surpasser toutes les autres ; qu’elle exigerait aussi, par une sorte de mépris social pour l’œil niais des falots, d’être insoucieux de tous les équipages ; qu’il faudrait abandonner gouvernail et grappin pour gagner ce luxe inouï de se sentir baigné dans le Poème. En regard de cet enjeu, pourquoi prêter attention aux Aubes navrantes ? L’ivresse du bateau ne réclamait-elle pas qu’au terme, il fût dégrisé ?

Sans le savoir vraiment, j’avais reçu l’évidence. N’est-ce pas cadeau inestimable à l’Âme sentinelle, pour peu qu’elle se dégage Des humains suffrages,/ Des communs élans ?

Mais qu’en ai-je fait en définitive ? Il m’arrive d’en demander compte à ma mémoire bouleversée.

©Paul Farellier

(Note parue, sans titre, à la revue Poésie 1 / Vagabondages, n° 40, décembre 2004)