VIVANTE INCERTAINE, Jacqueline Roques (Rougerie, Mortemart, 1994) ; TEMPORELLES, Jacqueline Roques (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

On pourra lire séparément ou, mieux, fréquenter ensemble ces deux petits livres et goûter leur parfaite connivence en allant et revenant de l’un à l’autre.

Cela commence comme un album de souvenirs d’enfance – souvenirs délicieux de précision sensuelle, non sans affinités avec le meilleur Colette, de Sido par exemple (ce n’est pas un hasard si Temporelles porte en exergue une éclairante citation du Fanal bleu). On caresse non seulement tout un mobilier rustique « poli par les ans » : de grands buffets silencieux/ La pendule dans l’ombre avec son balancier d’or […] (C’est le temps recueilli des armoires profondes dont nous gardions l’odeur du linge frais et des brins de lavande) ; mais aussi ces animaux familiers qui sont les dépositaires d’une part mystérieuse de notre être personnel : le vieux chien que le ruissellement attriste […], son museau où se dessèchent les larmes brunes des vieux clowns tristes ; et, naturellement, les chats emblématiques, qui trônent ou s’étirent dans plusieurs poèmes.

Mais très vite, on s’aperçoit, dans ce petit nombre de pages, que les souvenirs viennent miner l’instant présent et, plus encore, le destin à venir, qu’ils ont envahi notre monde jusqu’à en tisser le vrai vocabulaire, la seule matière du temps :

Des années de feuilles accumulées sales et blanchies, partout et tout autour sans que rien ne change sans que rien n’ait l’air d’avoir vraiment bougé

tout au plus un souffle tiède et qui monte comme cette moiteur sure qu’exhalent les caves très profondes et très obscures…

De là le sentiment d’incertitude, ou plutôt la certitude de n’être que cette vivante incertaine qu’il faut afficher – comme pour l’affirmer, comme pour l’affermir – sur la couverture d’un livre :

Et soudain je me demande ce que je fais là, seule dans la nuit pluvieuse du parking, avec mon tube de rouge à lèvres au fond de ma poche, à n’être peut-être que le reflet oublié de quelque improbable coïncidence.

Flottement de la personne dans le temps et parmi les choses, déterminant un nouvel espace où il est exigé du poète qu’il change son regard. Ainsi, dans le premier poème de Temporelles :

Ce que vous voyez là, en ouvrant la persienne, n’est peut-être pas vrai : cette campagne tremblée, ces convois pâles de peupliers, une auréole de vieille lumière… La distance qui nous sépare des choses est peut-être proche du lointain. C’est comme une grâce qui s’est posée un peu partout et nous fait tituber à l’approche de l’invisible […]

Graduellement se fait l’apprentissage d’une éternité dont la merveille est dans la profondeur de l’attente. Il règne, sur le lent glissement des journées, une sorte d’intense plaisir de mélancolie où l’on a peur tout simplement, peur, délicieusement […] La vie s’en va peu à peu en heures menues, en gestes esquissés, dans des restes de jours qui n’en finissent pas mais qu’on économise.

Temporelles s’achève dans la demeure brutalement ouverte d’une morte : la maison est vidée, toutes fenêtres ouvertes, traversée de lumière. Il n’y avait finalement aucun secret […]. Tout s’est dissipé. Pourtant il subsiste une faible trace : À gauche, dans l’entrée, pendu à un clou, l’éphéméride de la morte.

Deux très beaux livres qu’on ne saurait trop recommander de lire pour habiter les grands déserts du temps, pour faire enfin nos premiers pas en dehors de l’enfance.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)