À Céline Varenne

Un jour – enfin il faut s’efforcer d’y croire – découvrira-t-on les poètes de l’invisible, ces anonymes de nos années. Ils ont vécu, ils sont passés sans être vus et leurs œuvres, disponibles, se tiennent de l’autre côté de la barrière. À la fois trop impatients, trop sauvages, trop indifférents, ils n’ont ni cherché à être approchés, ni eu l’idée de s’approcher. Sans peut-être le formuler explicitement, ils considéraient que la poésie se suffit à elle-même. En art véritable, elle les abreuvait assez, nourrissait assez les jours à vivre. Visible ou invisible, qu’importe finalement ! La perception sociale d’un ouvrage est un simple attribut qui n’intervient ni dans sa production, ni dans sa permanence. La participation à l’économie humaine, seul bien ayant valeur, s’inscrit dans un registre plus élémentaire, qui arrose les mots et le souffle de vie sans autre motivation que de faire ‘le job’. On peut s’étonner de cette discrétion souveraine, mais n’est-ce pas le propre de l’essentiel des activités humaines qui participent à la communauté sans que l’œil de la conscience publique jamais ne les effleure ? Et puis, il y a dans la poésie un devoir d’avenir, une nécessité de se détacher du présent, et ce devoir participe de son invisibilité, non qu’il s’y trouve l’orgueil de prendre part au progrès en se prétendant en avance sur ses contemporains, mais elle élabore un rapport au temps qui résiste à toute logique d’enchaînement. Pourquoi ce poème aujourd’hui plutôt qu’hier ou demain ? Soudain le poème est là et encore là et toujours là, et seule son inscription dans la durée force l’arpenteur du jour à percevoir et accueillir sa présence.

Une des vertus à se retourner un jour vers ces poètes invisibles sera de découvrir dans leurs œuvres une profonde liberté d’esprit comme il en fait soif aujourd’hui. Ce jour – s’il se produit – mettra sûrement en lumière la poésie de Céline Varenne et on trouvera alors goût à la lire et la réciter ; d’abord parce qu’elle contient des poèmes dont la justesse est faite pour s’imprimer dans les mémoires ; ensuite, parce que sa construction à la fois simple et rigoureuse est un appel à la liberté de l’imaginaire et de l’esprit ; enfin parce que la poésie de Céline Varenne porte la trace de quelques-uns des fantômes qui hantent et interrogent nos jours.

Trois poèmes pour une anthologie

L’œuvre d’un poète forme un ensemble dont les lecteurs assidus aiment à parcourir les paysages, se recueillir devant tel angle de vue, se déplacer, entendre ici d’autres notes, recevoir là d’autres parallèles, les quitter, y revenir. Ainsi peut se comprendre l’injonction de Jean-Pierre Rosnay, dont Céline était une amie proche : « entrer en territoire de poésie ». Chaque poète met à jour un nouveau territoire, le cultive et l’entretient. Mais chez quelques-uns émergent des poèmes qui débordent le territoire. Ils en sont issus, ils en ont toutes les marques, mais ils s’en distinguent par la puissance singulière qu’ils dégagent. Le poète a disparu, le poème respire par lui-même, cherche secrètement les mémoires qui sont prêtes à l’accueillir pour qu’il déploie sa pleine mesure.

Céline Varenne peut se targuer d’être à l’origine de quelques poèmes de cette nature qui trouveraient leur place dans une anthologie des poètes invisibles. Je ne prétends pas, bien sûr, être exhaustif, mais on ne peut pas citer Céline Varenne sans faire référence à son Christ Jaune [[« La couleur confisquée », Paris, Librairie-Galerie Racine, 1998, p. 77.]]

« Christ jaune
cloué sur le bois
dont on ne sait pas
s’il est vide ou non
creux ou plein (…)

Christ jaune
parent des corps écartelés
de l’enfance égarée
des empires disparus
et de l’aurore boréale (…) »

Le poème est simple, quatre strophes de onze vers qui vont leur chemin sans se retourner, sans commentaire, bien conscients de ce qu’ils ont à faire et qu’ils entreprennent sans faillir. De même, dans le même recueil, le poème Troupeaux d’Èves, qui fait toucher la puissance lyrique et nerveuse de la poésie de Céline :

« Troupeaux d’Èves chassées de l’Éden
Vous les effarées les blafardes les crépusculaires
Les orphelines »

Je retiendrai aussi le poème Océan indien tiré du recueil « Les Tambours du sel », qui fait mémoire d’une rencontre passionnelle avec la terre de la Réunion :

« Je hais l’amour que j’ai pour toi
Qui me lie comme une souche
À ta colère
Qui roule sec
Dans le toboggan de tes chairs (…)

Je hais l’amour que j’ai pour toi
Qui les jours de grand chaud
Encolle mon corsage
À pleine pulpe (…) »

On trouve dans ces poèmes la vitesse propre à la poésie de Céline Varenne, sa puissance évocatrice servie par une maîtrise technique sobre et efficace. Avec ce poème, elle s’inscrit dans la poésie des îles de l’océan indien sous la figure tutélaire de Robert-Edward Hart. On retrouve la puissance des images, l’ardeur et la brutale élévation vers des spéculations les plus hautes et on a envie de les faire dialoguer et lui, répondre à Céline au sujet de cette île :

« Tu es la beauté première
tu es l’adolescence
l’essence
de cette joie de vivre et de ce désir de mourir (…) »
[[« Mer Indienne », Île Maurice, The General Printing & Stationery CY, LTD, 1925, La journée mauricienne p. 10.]]

D’autres poèmes respirent dans ma mémoire comme Poème à rebours[[« La sandale broyée », Paris E. D.P, 1990.]], qui s’inscrit dans une veine de poème en prose, ou sa version des hommes du sud, Les hommes, avec ce cri sensuel « Laissez-les moi mon Dieu. »

Dans l’atelier du poète

Il peut paraître inconvenant de parler de technique en poésie. La décence voudrait qu’on laisse pareilles préoccupations d’arrière-cuisine aux universitaires qui ont choisi d’en faire leur métier. Après tout, le poème vaut pour lui-même, que nous importe les procédés plus ou moins perceptibles qui parviennent à le rendre singulier. Sauf que, le public habitué à lire les œuvres par l’entremise de ces doctes passeurs, a besoin qu’on guide son œil et son oreille pour découvrir le relief d’une œuvre d’art. Il suffit de se rendre dans un musée pour constater tout l’appareillage dont on entoure un tableau pour qu’il parvienne jusqu’au public. Donc, ne boudons pas notre plaisir tant l’art de Céline Varenne se prête à l’exercice par la simplicité et l’efficacité des moyens employés.

La langue de Céline Varenne est économe en verbes qui fournissent comme deux ou trois photographies. Entre deux verbes, se succèdent des descriptions rapides, qui accentuent la distance, le décalage entre les verbes. Cela donne un peu une première photo, la description saccadée d’une scène ou d’un paysage, et une seconde qui révèle combien les choses ont avancé entretemps. Exemple : « il portait / haut sa tête sèche / à la peau fendillée (…)/ son âme était en fête »[[« La couleur confisquée », p. 13.]] Première photo décrivant non une personne, mais un glacier – enfin on le suppose puisque tel est le titre – les détails hésitent entre un regard amusé et une sereine miséricorde puis, décalé, rapide et ferme, un éclatant « son âme était en fête » qui éclabousse la description première, la fait jaillir autre et la suspend brutalement puisque le poème vient de s’achever. Parfois le verbe est à la fin pour arrêter la description et l’ouvrir comme une note qu’on prolonge. Parfois le verbe est au début et on use jusqu’à l’extrême son potentiel de vie jusqu’à l’éteindre comme par étouffement : « La main s’exprime / plus que le visage / mais le pied / moins contrôlé / cherchant le laid / pour fuir le beau à l’heure tue (…) »[[« Tireur de langue », Roumanie, Galaxia, 1995, p. 42.]] Bien sûr, l’emploi des verbes chez Céline Varenne ne se résume pas à ces schémas simples, reste qu’il est une des pièces clefs de sa poésie. En lui, repose le rythme secret de chaque poème. Dépouillé du sens ou de l’action, il porte la charge du souffle qui est l’identité profonde du poème.

Une autre caractéristique de la poésie de Céline Varenne tient au choix provocant de sa palette de vocabulaire. En un mot, elle aime à mélanger les genres, à touiller les registres : les mots recherchés et les mots simples, les mots de l’écrit et les mots de l’oral, les mots qui s’opposent deux à deux, se disjoignent, s’ignorent. La provocation est souvent flagrante, joyeusement excessive : « un troupeau de blancs pachydermes / passait dans le brouillard »[[« La couleur confisquée », p. 25.]] ou « d’une main conductrice / l’aède vous débusque »[[« La couleur confisquée », p. 81.]]… Parfois, elle est subtile, un léger décalage qui colore le vers d’une mélancolie de clown triste : « va-et-vient de l’ange »[[« La couleur confisquée », p. 71.]]. Parfois aussi, se dégage une simple étrangeté, une bizarrerie qui interroge le lecteur : « imploration à la rudesse / d’un calvaire breton »[[« La couleur confisquée », p. 70.]]. Dès La sandale broyée, on note chez Céline une attirance pour la langue parlée, en particulier pour les expressions locales qui avivent de leurs couleurs le poème. Au fil des recueils, la tendance se précise jusqu’à plonger entièrement dans l’oralité de la langue pour y puiser sa force et son étrangeté. Le recueil bilingue franco-roumain Tireur de langue est un manifeste pour déloger la poésie de son terrain naturel. « Dur d’être poète / un casse-gueule / dur d’entrer dans la peau de ses victimes »[[« Tireur de langue », Roumanie, Galaxia, 1995, p. 35.]]. En effet, la recherche n’est pas esthétisante, ce n’est en rien la nature de la poésie de Céline Varenne, mais une volonté de se décentrer, d’aller vers l’autre. La provocation n’a rien de gratuit, bien sûr, elle abrite une volonté d’accueillir l’étrangeté de l’autre pour ce qu’il est, une fidélité à la différence qui ne peut s’enclore.

Dernier élément technique que je voudrais dégager, c’est la qualité des vers de Céline Varenne. Ils sont brefs, peu d’enjambements, des cellules de sens et de couleur qui reflètent bien la brièveté et la rapidité de sa poésie. Ils affichent également un mélange de fermeté et de fragilité. La fermeté est souvent donnée par le choix d’allitérations qui rend l’unité insécable, la fragilité par la suspension du vers qui découvre un premier sens, presque inavoué, pudique et dont le sens complet, englobant, est repoussé dans l’unité sémantique de la strophe ou du poème, ce qui retarde la compréhension d’ensemble, qui semble comme hésiter à se dire. Deux vers, très simples, arrachés de la gangue de leur poème m’ont marqué car ils contiennent deux affirmations prononcées à voix basse : « Il n’y a que l’errance / comme lieu de vie »[[« La couleur confisquée », p. 98.]] et « Je suis le grain / dans la terre consentante »[[« La couleur confisquée », p. 107.]] Le reste des deux poèmes ne vient pas recouvrir ou amoindrir leur affirmation, mais la chanter, la parfaire en la dégageant de tout pathos. Il ne s’agit pas de peser sur le lecteur, juste de lui ouvrir la force du dire en vérité, de découvrir la force fragile de la franche simplicité.

La foi sauvage

La poésie de Céline Varenne se regroupe autour de quelques thèmes forts. La mer est omniprésente : ses odeurs, ses impulsions, ses humeurs traversent la poésie, arrière-plan incontournable qui inscrit le mouvement comme composante première : « je suis d’écume / l’âme y danse »[[« La couleur confisquée », p. 95.]] peut être lu comme une déclaration de principe, mais aussi comme une découverte toujours étonnée de soi-même. Il y a aussi la couleur blanche. Elle est un thème. Certes, la palette de Céline Varenne use avec générosité des couleurs. Elle bariole volontiers ses vers, et pourquoi retiendrait-elle son goût pour le foisonnement et l’exubérance ? Mais blanc, pour le poète n’est pas une couleur. Il agit comme signe qui veut suspendre le temps, ouvre à des intérieurs plus intimes, plus immobiles. Le vers se fait plus méditatif, plus douloureux. S’ouvre aussi avec le blanc, le pays des morts et des fantômes. La neige, chez Céline Varenne, a affaire directement avec la mort et son mystère. Elle n’est pas de ce monde mais comme une porte secrète vers un autre monde qui attire et effraie à la fois.

Autre thème que je retiens : l’ample matériau religieux qui gît désarticulé dans la forêt de ses poèmes. Il porte son enfance, ses espérances et sa rage. Il dialogue avec son regard critique sur le monde. Il nourrit son ironie, ses rêves. Me touche son poème Je rends heureux, qui est une réécriture sensible et sensuelle de la parabole des talents :

Heureux les bonimenteurs, les prodigues, les visionnaires, les proscrits, les petits hommes verts, vagabonds à l’enfance volée; ils atteindront l’île-royaume.
Heureux les paumés, les étranges, les douleurs; ils seront aimés.
Heureux la rêverie aquatique, le rire des amants mouillés.
Heureux les dos blancs miraculés des femmes nues (…).

On y retrouve la rêverie insolente du poète, sa liberté pleine de fraîcheur et d’utopie. On peut y trouver aussi la trace de l’encombrement de nos jours où traînent les blocs énormes d’une culture chrétienne effondrée. Disparates, illisibles, omniprésents, ils étonnent car en se rapprochant de chacun, quelque chose vibre encore, quelque chose parle encore. Et ils n’ont pas leur pareil pour nous solliciter et nous interroger nous-mêmes. Sauf que désormais leur figure d’ensemble est impossible à redessiner, sinon de manière fantasmée et repoussante tant ils semblent plein d’intransigeance, de dogmatisme et de morale étroite. Aussi, aux âmes qu’une foi sauvage nourrit encore, une césure s’est opérée. Foi et religion sont à jamais séparées. La seconde offre un paysage de ruine, la première erre et murmure une méditation blessée, à la recherche non pas d’un refuge, non pas d’une nouvelle institution, mais d’un engagement à renouveler auprès de ses semblables, des déshérités, des naufragés du vivre-ensemble. Quoi d’autre pourrait nourrir et faire vibrer une âme ardente qui veut encore croire à un destin de paix et de fraternité. Finalement, Céline Varenne retrouve les premiers ferments de la foi qui ne reposent pas sur les frayeurs de la nuit, mais sur les chants d’exultation, de louange et de révolte que les premiers hommes ont poussé en découvrant leur liberté face aux forces de la mort, une espèce d’acquiescement et de confiance en la vie ensemble.

Pour conclure, je pourrais raconter les nombreuses anecdotes que je partage avec Céline. Nos promenades sur la plage de la Baule, son sourire de joie narquoise, ses colères aussi brusques que généreuses ; mais, je ne voudrais pas déflorer son statut de poète de l’invisible, son anonymat que les jours d’aujourd’hui lui ont construit et qui sont le lot de tant de poètes. Après tout, pourquoi pas ? Qu’importe dans le fond, tant que le poids de cet anonymat n’entrave pas le verbe du poète. Un jour – faut-il le croire ? – ces artisans de l’ombre apparaîtront comme ces maîtres de l’art primitif, soudain neufs dans des yeux plus jeunes de sept siècles, neufs et libres de toute biographie. Reste, face à soi, leurs tableaux simples, présents, et qui nous écoutent, muets, se parler à nous-mêmes avec les mots qu’ils nous ont prêtés.

©Pierrick de Chermont

CÉLINE VARENNE : La Couleur confisquée (Librairie-Galerie Racine, Paris, 1998)

Étrange éblouissement que celui de ce livre ! Confiscation de la couleur, soit, mais vécue – au sein du blanc secrètement habité de son spectre (porteur des rythmes septénaires) – comme épopée vers un invisible : celui du plus vaste assentiment, le oui en forme d’alliance/ […] le don d’émerveillement/ la vertu d’innocence.

Cela commence par une double allégorie : espace dialogué de la neige et du glacier, qui pourrait figurer comme un idéal d’amour à l’extrême pointe du monde :

ses doigts atteignirent
la lèvre de surplomb

[…]
des doigts aveugles
palpèrent le rebord de la vire

Une deuxième suite (Blanc sur la palette) organise, elle aussi, les fortes tensions d’un champ de dualité car c’est d’une rugueuse confrontation peinture-poème qu’elle se nourrit. Et le Peintre que de nombreuses pièces évoquent ici n’a nul besoin d’être nommé au lecteur qui, peu à peu, identifie les signes de sa présence : Paul Gauguin se devine d’abord (par la tonalité, l’invocation à l’originel, au primitif/ avec ferveur), puis s’affirme, se confirme « en clair », tout au long de ces pages de passion vigoureuse (par exemple par des citations ou reprises de titres connus : « Eh quoi tu es jalouse ? » ou encore « Christ jaune »). Mais d’autres peintres, très différents, peuvent, de loin en loin, s’entrevoir comme par des jeux de contrastes (Bosch sans doute, Ensor peut-être ?), et le poème sait aussi se pénétrer de la matière même de la peinture (encres, huile, toile…) et de tout ce qui, en même temps, fait son objet et son « écriture » : ainsi le nu est-il abondamment célébré au même diapason de beauté dans plusieurs poèmes et, entre autres, dans l’impressionnante cohorte des èves chassées de l’Eden (page 66).

La troisième partie, Blanc qui signes, porte encore plus haut l’ambition poétique, ce que reflète d’ailleurs le sous-titre : la force du verbe. (Tu m’appelles/ parole vive […] mes ailes d’ange me concèdent/ la joie pure). Le désir du poème pour la cime invisible/ par excès de lumière conjure les maléfices et les prestiges d’un monde désespéré, annonce la révélation, explicitement trinitaire, pour vivre selon l’amour/ avec tes compagnons d’éternité. L’horizon du texte, singulièrement élargi au point de se dissoudre dans une forme d’abstraction picturale, ombre du blanc/ sur le blanc, nous appelle au delà même des confins, des limites de l’homme […] dans l’être/ hors de l’être/ ciel et eau.

Le style, sans coquetterie aucune, à l’image d’une pente abrupte, demande des hardiesses de lecture. Un livre comme celui-là s’écrit par passion. Il doit se lire de même.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 138)