La Nuit me parle de toi parut en 1964 aux éditions Rougerie. Alain Borne avait trouvé la mort en 1962: quelques mois auparavant il avait remis à René Rougerie le manuscrit de ces poèmes. Son œuvre a survécu grâce à quelques «amateurs» qui ont mesuré la valeur poétique et humaine de ces livres dont le temps n’a pas écorné la qualité. La Nuit me parle de toi n’échappe pas à ce privilège: le poète, l’amoureux, l’homme hanté par la mort s’imposent dans ces pages, au cours des deux parties si différentes l’une de l’autre.
Dans la première partie, c’est l’amant-poète qui, au cœur de la nuit, célèbre la femme aimée dont on pourrait douter de l’existence tant il s’agit de la manifestation d’un désir presque jamais accompli ou du moins d’un instant préludant à l’amour. Qu’importe alors si le poète a connu cette femme, l’essentiel se situe dans l’expression de sa passion, par des accents d’une résonance profonde. Dans la recherche et la volonté du poète d’atteindre la femme aimée se manifeste avant tout un besoin de fusion qui va jusqu’à l’égarement: «Nous serons deux ou un je ne sais / nous serons comme est la foudre.» Car c’est autant l’anticipation d’un temps nécessaire que les souvenirs qui marquent la démarche d’Alain Borne: «Mais un jour je te vis / ton sang emplit mon cœur / sans sortir de ta peau». Entre ces deux moments le présent est là qui traduit la souffrance, l’émotion, la sensibilité et le lyrisme le plus exalté semble la manière de révéler les sentiments de l’amant: la violence du verbe – on notera le recours à la foudre, au feu, au sang, – les métaphores destinées à accentuer le pathétique de la situation, cependant toujours s’exprime le besoin qu’éprouve le poète de dire. Il faudrait s’arrêter sur tant de poèmes soulignant l’état amoureux et dépourvus de toute mièvrerie mais n’étant pas exempts parfois d’une certaine préciosité: «Aimer / j’aime à nouveau / et pour mourir peut-être / mais à la nuit de votre jour.» Toutefois la sincérité, la passion en face de l’aimée balaient ces rares faiblesses. Imaginée ou réelle, possédée ou idéalisée, la femme envahit le poète. La nuit, le regard d’Alain Borne se charge d’une tendresse qui ne cesse de proclamer cette fascination, cet impérieux besoin de l’autre pour être soi.
Dans la seconde partie Eros cède la place à Thanatos et le lyrisme s’efface au profit d’une écriture plus sèche, expression d’une tragédie qui n’a jamais cessé de hanter Alain Borne. Le refus de la mort est lancé comme un cri de protestation en face du néant auquel le poète se sent promis: «C’est à jamais que je voudrais être: rassurez-moi, mes Dieux. / Pourquoi disparaîtrais-je puisque je suis ? / Faites-moi continuer, demeurer, être», implore-t-il. Pareille logique, Alain Borne le sait, le destin la réfute. Alors à qui s’adresser ? À Dieu, certes, mais la croyance d’Alain Borne vacille souvent: «Je veux croire en Dieu à demi mon père, à demi mon fils et que si je suis là, c’est qu’il m’a jeté dans sa nébuleuse.» Quant à l’amour, à la femme, la perspective de la mort les éloigne et fait même douter de leur présence: «Je ne sais plus de loin d’ailleurs comment vous êtes», écrit Alain Borne. Reste l’écriture pour résister, vainement sans doute, mais nécessairement et cet acte ultime, par sa sobriété, son désespoir accorde encore plus de valeur à cet aveu déchirant: «C’est contre la mort que j’écris comme on écrit contre un mur.» L’amour n’a pas été oublié, mais la mort dans sa tragique obscénité l’emporte et ce livre demeure le témoignage d’un homme chargé de rêves, de désirs, de hantises que seule la poésie avait la charge de transmettre.
©Max Alhau
(Note de lecture parue dans Europe, mars 2007, n° 935)