LE POÈTE DE L’ÉPÉE

Faut-il soupçonner quelque malice chez mes amis du Comité de rédaction ? Connaissant mon peu de goût pour la bagarre – littéraire ou autre – n’ont-ils pas eu pourtant l’idée, un rien vicieuse, de m’appeler, à décharge sans doute, à la barre de ce procès que décidément je ne ferai pas : celui du « Chambelland polémiste » ?

Je me souviens d’avoir eu, en trois occasions, la relative audace d’exprimer à Guy Chambelland mon étonnement devant cette sorte d’addiction à la polémique dont lui-même mesurait parfaitement tout ce qu’elle pouvait lui coûter : folle dépense de temps et d’énergie au détriment de son œuvre personnelle ; ghettoïsation de sa revue, de ses éditions et, par voie de conséquence, de ses auteurs ; mise à l’index – fatale, qu’on le veuille ou non – dans les cercles et lieux de pouvoir où se décident, au moins pour la vie (car, post mortem, il peut bien rester un petit espoir), toute réputation et toute «reconnaissance».

Mais l’homme était ainsi fait que, tout bien réfléchi, cette absurde adversité elle-même se faisait nouvel aiguillon pour la reprise des combats. À la fin de ces conversations, sentant mon ridicule à jouer les Philinte, je m’inclinais donc, à regret mais non sans respect.

Au fond, Chambelland aimait-il tant à ferrailler ? C’est ce qu’on croit habituellement. Bretteur en poésie : voilà l’image qui persiste sur la rétine littéraire, masquant encore la figure du poète, la vraie valeur de son écriture, le grand style de son authenticité.

Certes, Chambelland reconnaissait lui-même qu’une manière de charge d’allégresse pouvait électriser le sabre d’abordage, et je ne me dissimule pas qu’il y ait eu un côté amour du sport dans sa propension constante à l’affrontement. De même qu’il avait beaucoup fondé sur le dépassement dans la dépense physique – le basket, le vélo, la course à pied –, Chambelland tenait en estime le tournoi des idées, les prises musculeuses de la pensée combattante. Je peux citer à ce propos le passage d’une lettre qu’il m’écrivit en 1991, après une soirée de poésie chez moi qui avait donné lieu à une brève mais sérieuse prise de bec entre deux intellectuels parisiens de nos amis : « Je me suis régalé de l’assaut à fleurets démouchetés de [S.] et [G.]. Ces philosophes sont les catcheurs… de l’esprit ? Noûs ? Parole ? Verbe ? […] » Il ajoutait d’ailleurs : « Nos langages poétiques leur sont quasi lettre morte. »

Mais le vrai, je le crois, c’est qu’il obéissait, plus qu’à leur griserie, à la nécessité morale de ces entreprises herculéennes que lui imposait son dégoût de l’environnement littéraire. Car c’est d’abord son originalité de découvreur, son courage d’éditeur et de revuiste, un refus des concessions à l’air du temps, une indépendance – qu’on imagine blessante pour ceux à qui elle fait défaut – qui lui ont valu, de la part des « réseaux » ce bannissement sournois que nul jamais ne décrète mais auquel chacun obtempère par un scrupuleux silence. Chambelland, que sa combativité n’empêchait pas de rester lucide, jaugeait d’ailleurs avec précision l’écart avec l’institution littéraire que ne cessaient d’accentuer les coups qu’il lui portait lui-même. Et il a traîné jusqu’au bout le regret le plus amer d’avoir « lâché » la chronique poésie du « Magazine littéraire », qu’il avait tenue, en compagnie de Jean Breton et de Jean Pérol, à l’aube des années 70 : position stratégique irremplaçable qui lui eût permis sans doute de lutter avec plus de succès contre la dessiccation du champ poétique en rééquilibrant quelque peu l’influence protéiforme des courants intellectualistes et dogmatiques.

Ce qui, à mon avis, explique et légitime une bonne partie, disons une bonne moitié des querelles que cherchait notre poète, c’est sans doute son métier d’éditeur de poésie : le plus rude métier si l’on considère l’étroitesse du lectorat et, partant, l’inexistence économique d’un marché par ailleurs exposé à toutes les embûches, les tricheries – copinage pour la publication ou la recension, opportunisme pour l’attribution des prix, trucage ou self-service pour les subventions, etc. – ; un métier que ne récompensent ni l’argent, bien sûr, ni les honneurs, encore moins ; et lui valant même souvent, vinaigre au fond du calice, l’ingratitude de ceux de « ses » poètes qui, une fois « arrivés », s’empressaient d’« oublier » le tremplin qu’il leur avait offert à leurs débuts et supprimaient toute mention bibliographique de leurs premiers ouvrages (expérience maintes fois répétée, avec parfois des noms devenus « grands »).

Quant aux débats – de fond et de forme –, aux disputes d’art poétique pour lesquelles il faut bien dire qu’il ne céda jamais sa part, rien là qui veuille explication, encore moins légitimation : il ne faisait qu’user de la plus belle liberté de son esprit et de son droit élémentaire à défendre les valeurs d’émotion qu’il se vouait à servir.

Mais je crains qu’ici, insensiblement, mon « papier » ne finisse par se consumer dans des odeurs d’encens, lesquelles au demeurant auraient incommodé l’encensé. Je dirai donc, différant alors un peu de mon rédacteur en chef, que si je reconnais bien à Chambelland « un ton critique de haute voltige », je suis moins sûr qu’il ait fait preuve en toute occasion d’« une pertinence rarement égalée ». Et je peux témoigner aussi que lui-même, en privé, ramenait parfois à de plus justes évaluations son jugement sur les contemporains ; c’était le cas, précisément, s’agissant du poète des Testaments et du Tourment de Dieu : entre eux deux pleuvaient certes les invectives, mais quant à celles de Chambelland, elles n’étaient pas haineuses ; et il savait reconnaître que son adversaire « n’avait pas écrit que de mauvais poèmes », litote à prendre, dans son style personnel et compte tenu du climat tendu, comme particulièrement élogieuse. Il avait tenté d’ailleurs de renouer ; c’est ainsi qu’il adressa, à la façon de Mallarmé, Le Harem, réédité au Pont sous l’eau :

« La bonne humeur d’Ernest d’Hervilly puisse-t-elle
Gagner Alain Bosquet, 32 rue Laborde
Paris, et faire que nous recausions au bord’
D’une table où vider un pot et la querelle.
»

Invitation restée sans réponse, parmi quelques autres, mais relatée par Chambelland dans le numéro 2 de L’Anarque (page 5).

Je voudrais terminer en invitant ceux qui ont la chance de posséder l’unique numéro de L’Insolent et les trois numéros de L’Anarque à relire les pages de rosserie de notre poète : certaines sont d’une drôlerie rare (je pense par exemple à Prix de poésie – La duchesse reçoit à 6 heures, dans L’Insolent, page 2) ; d’autres sont plus graves, dans la dénonciation des tares d’un « système » qui n’a pas vraiment changé depuis ; on peut lire, entre autres, l’article intitulé L’événement 86, consacré à l’anthologie « ••• » de *** (in L’Insolent, page 14), où Chambelland (Maxime Duchamp), après s’être étonné d’y trouver certains poètes prestigieux, à première vue insolites dans ce bréviaire qui se voulait « anti-bourgeois », en vient à ce diagnostic :

« En fait, cette anthologie à prétention et à dominante modernisante, novatrice, accepte tout écart à partir de certaines personnalités nécessaires à la carrière mondaine. ***[[Chambelland donnait les noms: il n’avait pas de nos prudences!]] lui-même, poète, est en contradiction avec l’orientation majeure de son livre : il n’est bon que lorsqu’il est élégiaque, rétro ; redisposez ses lignes de façon classique, c’est une sorte de sous-Verlaine (ce qui est tout de même, de ma part, un compliment). Au vrai, et les déclarations de principes ramenées à la valeur d’un blabla politique, cette anthologie est un fourre tout, d’à peu près tout ce qui n’a pas constitué le meilleur de la poésie des années concernées. Mais c’est ici même qu’elle est significative du terrorisme au sens paulhanien à quoi est soumise la littérature aujourd’hui, et la poésie plus que tout autre genre, puisqu’elle n’a pas de public qui puisse constituer un contre-terrorisme. »

Le polémiste se dépasse en historien des idées par qui l’on peut voir plus clair dans l’évolution des esprits. Il démystifie les panthéons usurpés, comme les idoles dont soudain se fripe la baudruche. Il rend toutes ses chances à la poésie, dont il n’a cessé de porter témoignage.

©Paul Farellier

(« Témoignage », in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

À PROPOS DE COURTOISIE DE LA FATIGUE

Sous l’invocation d’un poème d’Ilarie Voronca[[Dans Contre-solitude, 1946.]] , dont il reprend le titre – répété en exergue –, Guy Chambelland publie en 1971 l’un de ses tout meilleurs livres. Les vers de Voronca faisaient à eux seuls une superbe lecture, porteuse d’un sens irréfragable :

Le songe ne visite pas le téméraire, l’homme debout,
Et la mort demande une grande douceur. L’allongé
Connaît la noble courtoisie de la fatigue,
Son corps est l’ornement à la mesure de la terre.

[…]

Vous rêveurs, vous hommes horizontaux qui attendez
La femme à la beauté immuable, la mort,
Salut à vous, couchés dans le sable ou la boue,
Vous, gloire des navires au fond des océans.

Voici donc qu’à travers un poème, la valeur d’une vie naissait de son aimantation par la beauté immuable et féminine de la mort. Chambelland, faisant alors siennes les paroles de Voronca, s’enrôle noblement dans cette cohorte de l’ombre. Du même coup, son propre livre endosse ses vraies couleurs : celles d’une somptueuse agonie, vécue par le poète dans la vigueur de ses plus belles années. Un sonnet (intitulé aussi Courtoisie de la fatigue) détaille ces beaux miroirs où se perdre jusqu’à l’orgueil/ des inévitables défaites :

D’une cigarette le masque
le poids des lampes dans les yeux
la misère la mort le casque
d’une blondeur où ment un dieu

Car, à la poursuite obstinée de l’échec, c’est bien la mort qui est passionnément habitée dans ces pages, y compris dans leurs moments de plus intense dévoration du vivre. La mort n’y est pas remisée au placard d’un futur, dans la parenthèse d’un après ; non pas l’avenir d’une vie, mais son expérience actuelle, sa compagne la plus immédiate et la plus quotidienne. On vit sa mort, on meurt sa vie. Et vie et mort cessent d’être érigées en substances distinctes ; le poème les fond en une seule et même réalité – celle qui s’éprouve par privilège dans le vertige obsessionnel du sexe :

Ovales purs
mufles de poils
fruiterie de seins sur fûts de jambes
choses à main chauffe cœur brûle couilles
reste ah oui par delà chacune
l’eau anonyme, panique, des yeux
où le suicidé plonge encore
jusqu’à sa mort toujours vivante.

***

Aux innombrables figures féminines qui hantent ces pages, s’accolent le plus souvent les épithètes d’un insoutenable mépris misogyne – « bourgeoise », « pute », « pucelle », « marie-salope », « communiante » !… – où ne sont cultivés ni le poétiquement ni le politiquement correct. Fureur dans la transgression verbale qui n’a pourtant rien à voir avec ces catégories de l’actuelle bienséance médiatique (laquelle, jamais choquée par les pires vulgarités du genre « télé-réalité », s’émouvrait sans doute à ce seigneurial délire si elle le connaissait ; mais son ignorance l’en protège). Nous croyons plutôt que le poète châtie ce qu’il adore, jouit d’infliger des caresses viriles, de proférer les brutales évidences du sexe, de même que le ravit ce souvenir féminin : « je n’oublie pas tes mots de haute ordure ».

(Haute ordure : n’oublions jamais nous-mêmes le Chambelland fasciné par les cycles arthuriens et qui poursuit son Graal : L’important, c’est le fuyant. C’est ça, le Graal. Or, chaque fois qu’est ici entrevu ce Graal, c’est précisément dans la faille de l’ordure.)

Il est une de ces femmes qui, sous la plume, réapparaît plus souvent que les autres. On la distingue au moins quatre fois au fil des pages, dans la mémoire ou dans le rêve de plusieurs débauches : pâleur d’un visage enveloppé d’une coiffure en bandeaux aile de corbeau, incarnation parfaite de la Beauté – que Chambelland entendait comme sexe de l’âme. Dans l’un des textes : Partie – une prose magnifique, peut-être la plus décidément « hard » – elle réunit sur elle et en elle les vigueurs conjuguées de deux amants dont on ose espérer qu’ils n’étaient pas de pur hasard. Des détails intimes de cette « rencontre », l’un des deux hommes s’est fait le « narrateur », sans aucune « neutralité », bien sûr, mais au contraire dans un éblouissement de style qui nous conduit du passé simple au simple présent, des préliminaires jusqu’à la retombée des actes accomplis. Et que dire de cette admirable fin de « Partie » ? Vertige d’étreintes évanouies, exténuation mortelle des sens – une splendeur à la Baudelaire qu’un Gustave Moreau aurait repeinte, avec ce double regard taurin sur la nouvelle Pasiphaé :

« […] Debout au bar, l’autre et moi, la regardons. Etendue sur le dos, les traits comme épurés par la tension extrême de la tête renversée hors des coussins, elle rêve, bouche encore entrouverte cuisses déliées, le cul à peine visible sous la toison où bâillent les lèvres tuméfiées comme les roses après l’orage. Quel dieu, toi aussi, attends-tu donc encore, orné du double membre qu’exigea ta femellité ? Heure du dégoût, ta beauté nous boxe pourtant, de l’attache porcelaine des chevilles au fard putain des paupières retombées. Hanches maternelles, seins communiante, quel simulacre de veillée funèbre commençons-nous à la pâleur lunaire d’un visage rêvant sans nous notre acte sous les bandeaux corbeau de la chevelure à peine défaite ?

Il m’offre une cigarette et nous fumons.

Nous aurions pu tomber plus mal.

Scotch ou framboise ? lui dis-je. »

De même que cigarette et whisky n’ajoutent là qu’une bien légère touche de profanation cynique – ha ! les deux aimables voyous ! – de même le mot « cul », d’ailleurs concédé « à peine visible », ne parvient guère à avilir le sublime : cette beauté violentée des « roses après l’orage ». Faut-il au reste s’interroger sur le vrai sens, pour l’auteur, de l’irruption répétée de certains mots à la crudité agressive, dont ce dernier n’est après tout que le moindre ? Guy Chambelland en attendait-il un « surcroît d’authenticité », comme Pierre Perrin en esquisse l’hypothèse ?[[Pierre Perrin, L’Amour à Mort, in revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8, premier trimestre 2000, p. 56.]] Il est bien difficile d’en décider. Mais on peut au moins mesurer l’effet « objectif » d’une telle dissémination de termes tirés parfois du plus bas registre. Rien à voir avec la révolution romantique : quand Hugo – audace qui aujourd’hui prête à sourire – fait entrer en poésie un « pourceau »[[Le pourceau égorgé, cette « bête difforme, affreuse, exténuée », qui fait pencher la balance de Hugo-Jehovah en rédemption du Sultan Mourad et en rémission de ses crimes contre l’humanité… (La Légende des Siècles).]] , il en escompte et en obtient un supplément épique pour le poème, il gagne du pouvoir poétique. Chez Chambelland, le recours délibérément brutal à un lexique avant tout sexuel nous semble remplir une fonction d’une autre nature : ces mots crus éclosent à l’évidence dans les plus beaux moments de cette poésie, comme s’ils voulaient l’empêcher de verser dans le « poétisme », comme s’il fallait à tout prix, sinon punir, au moins atténuer ou prévenir l’envolée lyrique. Paradoxalement, ils seraient ainsi le signe, non de la provocation, mais, bien inattendue, d’une authentique pudeur qui sait tromper l’ennemi.

***

Dans un envoi à un dédicataire tardif (1989), Chambelland note de son livre : « ces vieux essais de mise au monde ». La grande question était donc bien : comment vivre ? Ou, plus cruellement encore : le poème pourrait-il sauver le vivre ? Offrirait-il ces quelques mots peut-être, où habiter, où exister un peu, où subtilement, et pour rien, se nuancer ? Encore fallait-il, pour cela, que la poésie ne pût se soustraire à l’exigence d’authenticité humaine :

Poème je te veux
non pas poker d’images où le plus malin triche
mais l’homme même avec ses muscles et sa tripaille

[…] cette poussée d’images à jamais viscérale, ce vieux silence humain à formuler toujours pour exister un peu…

Dans le mal vivre, dans la douloureuse vanité d’un théâtre vide,

Seul alors s’en tire le poète

Il ne le peut que par ses dieux personnels, ceux qui naissent d’un songe où le dépassement ne fait qu’avérer l’homme :

Si je ne rêve pas je ne peux exister
sans les dieux que j’invente la mort couve l’été

[…]

Impuissant à mourir et maladroit à vivre
que de grandes images encore je m’enivre

Pourtant, ce recours, cette demande de salut, n’est pas le fait d’une confiance naïve et sereine. Les pires doutes se sont emparés du poète ; ou bien il échoue à écrire le poème, ou bien la parole poétique, même aboutie, s’absente en elle-même :

Beauté Misère
chaque jour je vous vis dans un ordre contraire
je vous dis vous écris
je prends conscience
manque le poème

[…] quand nul hasard fabuleux ne fulgure plus sur tes vocabulaires, quel est ton prix, parole du poète, condamnée à dire le silence, l’absence du poème ?

Ou bien encore le poème, sitôt qu’il s’est écrit, se frappe d’annulation :

[…] au bout des mots où les choses se dissolvent
l’image exacte de ta nullité, poème.

Comme en intimité avec la mort, épouse de tous les instants, l’échec plane ainsi en permanence sur l’écriture de ce livre, alors même que sa lecture ne cesse de nous éblouir : une persévérante insatisfaction dans l’indicible et l’incommunicable, rompue de loin en loin, le temps d’une fascination de sexe ou d’une image inespérée.

Et néanmoins, à celle qui reçoit l’hommage final, revient la victoire, avec l’épée du chevalier :

une fois de plus toujours nouvelle
immémorialement neuve
je te salue poésie

©Paul Farellier

(Etude, in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)