Le défi du temps semble avoir articulé toute la création de Georges-Emmanuel Clancier, au plus profond des deux formes du poème et du roman. Dans son essai La poésie et ses environs [[Gallimard, Paris, 1973 ; 2ème édition, 1991 ; 3ème édition, 2008, augmentée du texte De Bernard de Ventadour à Raymond Queneau (auquel fait suite la postface Sur le pré noir des eaux pures, elle aussi ajoutée à la 2ème édition, Gallimard 2008, du recueil Le Poème hanté).]], il leur distribue ainsi les rôles : « Le roman sauve la vie non pas en l’arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie ». En revanche, « le poème est négation du temps, exaltation de l’instant rendu immobile et illimité, telle une image microscopique de l’éternité […] qui ne cesse de jaillir hors du temps ou, plus exactement, au-dessus du temps, comme l’île est au-dessus de la mer ». Il note par ailleurs le primat d’une mémoire : « La poésie, pour moi, toujours se lie au souvenir ». Le poème semble naître chez lui comme une récapitulation totale de notre terre et de notre humanité, pour combler ce vide que le temps creuse entre l’homme et le monde, et pour conquérir une autre présence. Toutes les ressources de la parole sont ainsi mobilisées pour épouser le monde, en dénoncer souvent l’inacceptable, en déchiffrer les brûlantes énigmes. Et voici que nous est offert ce nouveau livre de poésie, Vive fut l’aventure : il vient, avec fraîcheur et simplicité, confirmer et couronner la haute présence de cette mémoire qui éternise chaque vie en évoquant l’instant, le lieu ou la personne :
terre ou soleil flamme ou femme aubes ou nuits
par le silence appelés.
[…]
la lueur première perpétue son écho
relance un regard
flèche au cœur du temps.
Et ces vers liminaires de la première partie du livre, Étincelles d’instants, trouvent leur prolongement de sens dès le deuxième poème :
Parfois te visite
— d’où surgi ? —
un être de langage
— ou d’image
lumière et feu
beauté d’énigme
victoire d’instant
rebelle
à toute mort.
La foule des instants que fait comparaître la mémoire du poète, voilà que vient l’irriguer un flot puissant d’images : celles qui retentissent d’énergie juvénile (Ainsi/ le jeune torrent/ de vie/ à la fonte fracassante// des neiges), mais aussi les frémissantes (la pulpe d’ombre et de lumière/ de tes seins collines) et les diaphanes (jusqu’au fond du souvenir// s’avançait la douce licorne/ céleste et vive que j’aimais…) ou encore les « mystiques » (Il est ce ravi qui chante/ au bord d’un fleuve sans nom).
Dans la deuxième partie du recueil, Suite marine, le poète – pour en faire le confident idéal, non seulement du souvenir de ce qui fut, mais aussi de tout regard au futur – s’environne de l’horizon des mers ; il saisit cette ligne de tangence de deux éternités, ce visible mascaret de temps et d’espace :
Aux portées du ciel ou de la mer
quelles nuances quelles musiques
viendront s’inscrire pour exalter
avenir et mémoire du jour ?
Et plus loin :
Dans la brise de sel
un brin de ta jeunesse
jadis vibre parfois.
Île claire
au fond du temps.
Le temps marin le transporte ainsi hors du temps agencé et mesuré de l’homme. Il le mène à cette simplicité qu’impose l’océan d’être cette vie/ qui respire. Une nouvelle « présence » alors se révèle, s’éprouve et se célèbre :
Présence
simple présence
dénuée d’heure
d’âge de siècle même,
simple et somptueuse
présence
Au centre du livre, Dits de mémoire nous entraîne en deçà de toute écoute au-delà de tout regard. On pourrait dire – car la poésie a le pouvoir de rapprocher ces deux termes – que c’est d’une errance de la fidélité qu’il s’agit : fidélité de la mémoire certes, mais plus encore, fidélité du cœur. Le poème est ici, à chaque détour, « évocation » au sens originel du terme : appel de l’âme à l’âme, lancé vers ceux que, dans l’esprit, seule une parenté, une consanguinité décisive, garde puissance de maintenir vivants (au sein d’un autre monde/ où seul quelque héros sans ombre accéderait/ dans un tournoiement de glaives). Et le périple se révèle tour à tour angoissant (par exemple, à l’image suggérée de cet internement : ils t’ont emmenée/ par l’allée Artaud/ et l’allée Kafka/ sur toi refermées), ou filialement nostalgique (Tu fus Pierre, magnifique restitution de la figure du père, écartelée entre l’horreur des tranchées de quatorze et la « poésie » des jeux guerriers de l’enfance au pied du château de Châlus – où fut tué Richard Cœur-de-Lion –, l’un des « lieux d’être » et leitmotive insistants de la poésie de Clancier). Le périple englobe d’ailleurs nombre de visages à revivre sur une succession de plans différents ; opérant comme sans surprise la jonction roman-poésie, il en va ainsi du grand oncle mort adolescent et amoureux d’une idole secrète, dont la figure devait être « romancée » dans Le Pain noir [[Édition définitive, 2 vol., Robert Laffont, Paris, 1991.]] sous le limpide prénom d’Aubin :
Aubin qui dans l’éveil du temps
me précède et dont je ne sais guère
que l’appel avec sa fraîcheur d’aube
avec sa douce gaucherie
de laboureur et de berger […]
et il en va de même de maints poètes ou artistes dont, soit les œuvres, soit les destins ont traversé la vie et le parcours du poète : Federico Garcia Lorca (De la corne taurine aux balles/ des tueurs, elle eut mille et mille alliés la mort…) ; Guillaume Apollinaire (Ô poète casqué affamé/ des lèvres, des yeux, des seins de Lou/ voilà que ta nostalgie me gagne) ; Gérard de Nerval à qui le poème La Tour abolie associe encore la mort limousine du roi Richard (La tour d’où jaillit la flèche fatale/ au roi, sa masse écrasait mon enfance./ Ô tour, tour abolie comme en Nerval/ on le lit, dans ton déni je m’enfonce.) ; Louis Aragon, Elsa Triolet et notre poète réunis au chevet de Joë Bousquet, en 1940 (pour chercher un frère en Joë/ cet Orphée terrassé solitaire et meurtri/ mais dont le regard était lumière était victoire.) ; Léopold Sédar Senghor (Mais Joal tendre allégresse tendre promesse/ ah ! je me souviens comme tu la gardais au cœur/ quand nous fûmes à Gorée l’île aux couleurs/ d’une Cythère africaine hélas à jamais meurtrie/ du martyre innombrable […]) ; André Frénaud (Le vieux pays n’est plus que nous aimions/ dont tu chantais la gloire et la misère/ et la déesse Raison déraisonne/ à néant déployé…) ; Jean Tardieu (En souvenir/ de Jean qui pleure/ et Jean qui rit/ il s’imagine/ en Jean qui meurt/ et Jean qui vit.) ; ou encore Alfred Manessier (Regard et main/ d’enfance/ dans les doigts/ les yeux/ à jamais fidèles/ du peintre.). Et même s’il ne le nomme pas, le poète ne cesse d’entendre, et de nous faire entendre en silence, les mots d’un poète/ par delà/ les siècles ; écoutez donc comme ils glissent leur murmure//en la mémoire// étonnée.
Une Suite parisienne, quatrième partie du recueil, montre à quel point la sensibilité d’un poète « monté à Paris » a pu s’empreindre des couleurs charnelles et spirituelles de la Ville. Il ne lui a pas lancé le « À nous deux » de son voisin/ de l’Angoumois. Il ne s’est pas voulu conquérant, mais s’est laissé délicieusement conquérir :
Tu n’espérais rien d’autre
que la vie vaste
et sa jeune vigueur
à l’image de ces rues
t’emportant
dans leur flot de femmes.
Et cela, même si, souvent, la nostalgie du poète devenu citadin l’amène en lisière de village/ jadis naguère autrefois dans l’enfance, jusqu’à son brusque retour aux réalités urbaines, quand l’heure rappelle à l’ordre du désordre/ dément. Car, de même qu’à Baudelaire dont, aux reflets des phares/ sur l’asphalte mouillé, il invoque le spleen, Paris lui impose à la fois sa répulsion et son attrait. Et il sait, comme Baudelaire justement, ce qu’il en est « des vieilles capitales,/ Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements »[[ Les Fleurs du mal, Les petites vieilles.]] . Et c’est l’enchantement qui domine, mêlé d’une tendresse qui, pour le coup, l’éloigne de l’auteur des Tableaux parisiens. Ainsi sont « traités » la bonhomie lumineuse du Dôme doré des Invalides, le miracle parisien de la Sainte-Chapelle qui, à un jour d’hiver, conféra une éternité printanière. Pourtant, à tendresse, humour et fantaisie s’unissent aussi pour produire, par exemple, ce couplet à la Lune de quel incertain Pierrot mi-sérieux mi-badin :
Ô ma compagne un tantinet comique en l’air
cosmique de ces errances ensommeillées
qui me trimballe de Bir-Hakeim à Passy
nocturne passager d’un vieux métro volant
antique baladin au travers de la nuit.
Mais c’est dans le clair nocturne Montparnasse, aux fantômes/ des années qui se voulaient folles, que la plus poignante nostalgie reprend ses droits :
et les passants en nous frôlant
ne savent quel peuple de vivants
d’autrefois ou d’hier qui ne sont plus
rient, gémissent, aiment et se lamentent
sous nos rides et notre silence
dans le clair nocturne Montparnasse.
Et toujours, de légères et insistantes ombres inquiètent le pavé : Honoré de Balzac fuyant ses créanciers par sa porte dérobée en contrebas du haut Passy ; Marcel Proust, sublime reclus de la rue Hamelin ; surtout, Max Jacob à qui revient l’extraordinaire hommage intitulé, en forme de citation, Vue cavalière ou À Paris sur un cheval gris
Ici Max au pied verni
des alezans de neige et d’ébène
sur les berges caracolant
je cherche ton étoile,
ton étoile
à présent allumée
au ciel noir des enfances
pour toujours devenues
cendres.
Pour clore un tel livre, seules recevables la pure émotion de l’âme, la souveraine mélancolie que murmure le poète À la lisière des nuits. Là sont posées les ultimes et pérennes questions : De l’être quel fut le fil quel est le piège ? Là s’enfuient les paroles en psalmodies du silence, lequel fut dès le jardin d’enfance et toujours, nous confie l’un des poèmes, silence de l’adieu. Et là se dessine et s’efface l’incertaine frontière des rêves où vivent les passants d’ombre, un instant tenus hors du ravin noir. Il y a toujours au cœur de l’infidèle été, qui va s’enfuir et creuser sa distance, un être/ aimé dont le sourire au loin s’efface. Il y a elle : il/ la regarde […] regarde/ son beau regard d’absence/ pensive. N’est-il pas dans le même temps ce vieux chasseur du souvenir/ et le jeune amant resurgi ? Le dernier poème du livre, très bref comme le fin brin d’herbe qu’il caresse, se clôt sur un regret aux accents de jugement :
Mais une vie l’autre versant
d’une vie paisible et sans meurtre
seul eût été digne d’un dieu.
Quel beau livre que celui où la profondeur d’une émotion authentique est si discrètement orchestrée ! Aucun fracas, mais des voix réunies par le poète au sommet d’une des œuvres les plus considérables de ce temps.
©Paul Farellier
(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)