LA MAYE, Jacques Darras (1/nuit – 3 cailloux, Amiens, 1988) ; LE PETIT AFFLUENT DE LA MAYE, Jacques Darras (1 nuit – le cri, Bruxelles, 1993).

La Maye n’est qu’un modeste cours d’eau : vérification péniblement faite sur la carte Michelin 52, où elle a la malchance de couler en limite de la carte 51, elle compte peut-être une quarantaine de kilomètres de long. Comme, toutefois, grossie d’un petit affluent, elle se jette directement dans la Manche – en Baie de Somme, à l’extrémité sud du Domaine du Marquenterre –, elle peut en toute légitimité revendiquer l’appellation de fleuve côtier. Ne lui a-t-on pas, d’ailleurs, reconnu assez d’importance hydrographique pour lui faire alimenter un canal, le Canal de Maye précisément ? Voilà donc pour la géographie. Pour l’histoire, elle arrose Crécy – et cela n’est pas rien. Pour la poésie, elle appartiendra désormais à Jacques Darras qui, d’en être l’autochtone émerveillé, l’a remerciée en en faisant la coulée centrale d’un livre-« fleuve » comme de juste, d’un livre-univers (La Maye, 488 pages ; Le petit affluent de la Maye, 408 pages « seulement »).

De cette abondance de textes, il n’y a pas lieu de s’effrayer. Ce qui pourrait, à une lecture superficielle (et surtout silencieuse – lecture des yeux), passer pour de la prolixité, n’est rien d’autre qu’une entreprise consciente de restauration de la durée pour le poème, dans l’oralité et le rythme français. Où l’on retrouve, une fois de plus, la question de la forme, cette interrogation permanente de l’art en France. Toujours le renouveau du poème y advient dans la naissance d’une forme ; ce que nous dit Rimbaud, dans la lettre du Voyant, reprochant à Baudelaire, qu’il divinise par ailleurs, une forme « mesquine » (!) : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

Bien sûr, le poète, au delà même de son dessein avoué, se laisse aussi emporter par l’intensité d’un double flux : sa nature, dont on devine la robustesse et la générosité ; sa culture aussi, que l’on sait imprégnée de la littérature anglo-saxonne, ancienne et moderne, qu’il enseigne à l’Université, et que, traducteur de longue date de Whitman, Pound, Lowry et tous autres, interlocuteur plus récent de Shakespeare[[J. Darras, William Shakespeare sur la falaise de Douvres, Le Cri & J. Darras, Bruxelles, 1995.]] , il restitue dans un français ferme et savoureux. Darras reconnaît lui-même, avec une nuance de bonhomie et un rien de tendresse, cette interpénétration culturelle dont son poème ressort nullement affadi, mais tout revigoré. Ainsi dans cette correspondance du 18 décembre 1994 :

Énergie « américaine », certes, par longue fréquentation – mais l’un de vos invités me l’a qualifiée de « gasconne » et, au-delà du sourire, j’ai apprécié le compliment. Oui, le poème est pour moi un élan, ce mot unique au lexique français que les Anglais empruntent pour le « rugby ».

On pourrait détailler les procédés d’écriture plus ou moins originaux par lesquels transite le poème de Jacques Darras : par exemple, dans La Maye, le déroulement « synoptique » (pages de gauche et pages de droite, ces dernières parfois divisées en deux colonnes inégales) de plusieurs séries de textes à éclipses et réapparitions périodiques – signalées par le retour de typographies « dédiées » faisant un peu l’office d’un leitmotiv wagnérien ; par exemple encore, le passage par les états les plus divers d’une prosodie, tour à tour éclatée en vers ultra-courts et en vers très longs tirant sur le verset (non-claudélien), et de proses éblouissantes, ponctuées ou non ponctuées ; ou encore, dans l’étonnante dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, le recours à un rythme octosyllabique, très libre sur le traitement vocal de l’e muet. Mais rien de tous ces jeux ne signe vraiment la nouveauté de forme que nous évoquions.

Cette nouveauté, en revanche, nous la trouvons radicale dans l’espace créé par la durée du poème ou, plus exactement, dans l’arpentage de la parole par quoi se forme une succession de paysages à l’infini, à parcourir en très longues foulées. Et c’est ici qu’il faut bien se rendre à cette évidence : le regard n’est pas le même, dont on embrasse dans l’instant le « vélin » d’un sonnet de Mallarmé – joyau tout entier gravé sur l’âme dans le même temps qu’y peut irradier chacune des gemmes le formant – , et que l’on fait courir ou plutôt nager dans le flot de Darras. On ne peut jauger, juger ou simplement goûter le poème de Darras que sur la distance. Un « Vendée Globe » en somme, plutôt qu’une visite à Marmottan.

Sur ce millier de pages, toutes ne sauraient avoir le même poids. Il en est qui peuvent être parcourues seulement pour le sourire, souvent le calembour, pour l’agacement… ou le tam-tam – cette dernière notation dépourvue, faut-il le dire, de la moindre ironie : on pense plutôt à l’Orphée noir de Jean-Paul Sartre évoquant ces poèmes qui se nomment des tams-tams, parce qu’ils empruntent aux tambourinaires nocturnes un rythme de percussion tantôt sec et régulier, tantôt torrentueux et bondissant. L’acte poétique est alors une danse de l’âme…[[Situations III, Gallimard, Paris, 1949, p.253.]] Mais beaucoup d’autres de ces pages, pour nous, sont irremplaçables.

Au premier rang, trop subjectivement peut-être, nous élisons les poèmes de l’onde, tous ceux que traverse d’abord l’humble flot de la Maye :

maye, petite maye, petite flèche d’eau coulant dans la craie des batailles, nul arc, nulle arbalète gênoise ne t’a tendue mercenairement vers l’anglais, tu entres simplement dans la tourbe des noms, des fougères, ponctues l’angoisse du courlis d’une phrase limpide, t’envoles à heure fixe avec la mer dans la réserve des marées, petite arche voyageuse, voûte vive, petite arche errante sans autre relique qu’un reste d’eau, qu’un inépuisable reste d’eau soluble, qu’un insoluble chemin d’eau qui nous semelle l’âme.

Puis viennent ceux que la Maye, multipliée en esprit, transmue en déploiement des plus vastes flux – nombre de ces poèmes sont des fleuves whitmaniens et, comme tels, ils arrivent à la mer, à l’océan planétaire, à l’élément liquide avec lequel Darras entretient une irrépressible affinité. Mais il y a aussi l’arbre, image et symbole : arbre du fleuve, des rivières et de leurs affluents, arbre du sang dans notre corps, arbre parfois solitaire, dressé sur le ciel, mais surtout peuple innombrable et unanime (les arbres de la forêt n’ont pas d’existence singulière) auquel Darras nous initie dans un poème de haute futaie, au titre opportunément polysémique : usages de la forêt (sixième « chant » de La Maye). Et partout, des « morceaux » inoubliables : au début de La Maye, par exemple (p.12), une très héroï-comique, paléonto-humoristique et néanmoins émouvante page inspirée par la figure puissante de l’Abbé Breuil ; ainsi encore (p.153, position du poème), une fine satire, sans méchanceté, de la création poétique. Puis, ce testament à la Villon, ce roman plié en huit (l’octosyllabe !) : la dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, où l’auteur trouve en lui-même, dans son propre corps, dans ses os et, bien sûr, avec les nôtres, les chemins mystérieux d’une évolution darwinienne ; il s’y donne tout loisir de contracter nos lointains paléontologiques et notre passé immédiatement historique, notre présent prosaïque, notre devenir onirique… Ce ne sont là qu’échantillons que nous croyons représentatifs, tirés de cette œuvre protéiforme, grande parlerie d’un baroquisme parfois outrageant, le plus souvent fascinant, où le modernisme de l’apparence ne fait pas oublier la « villonelle » dont fréquemment pointe la source, ni la rhétorique rabelaisienne ni les réflexes rimbaldiens, ducassiens, – peut-être même surréalistes, en dépit des dénégations probables de l’auteur.

En tout cas, cette modernité-là, malgré certains tics ou affectations d’époque qui parsèment l’œuvre, s’oppose, nous semble-t-il, à celle de la déconstruction et du nihil : nous la sentons profondément restructurante ; et l’on pourrait appliquer à Jacques Darras, en en transposant les termes dans l’ordre poétique, un jugement semblable à celui qu’exprimait Strawinsky en 1931, après l’audition d’une nouvelle cantate de Hindemith : Cette composition d’une grande envergure offre, non seulement par ses dimensions, mais aussi par sa substance et le caractère varié de ses parties, une excellente occasion d’approcher la personnalité de son auteur, d’admirer son généreux talent et sa brillante maîtrise. L’apparition de Hindemith dans la vie musicale de nos jours est un événement heureux, car il représente un principe sain et lumineux parmi tant d’obscurité.[[Chroniques de ma vie, Denoël et Steele, Paris, 1935, tome 2, p. 174-175.]]

Aux lecteurs que n’effrayent pas les explorations au long cours, nous prédisons avec confiance l’heureuse traversée.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)