Hervé DELABARRE : Les Hautes-Salles, éditions clarisse, 2012, 10 €.

Encore un livre fascinant d’Hervé Delabarre. À propos d’un précédent, Effrange le noir (Librairie-Galerie Racine, 2010), nous nous plaisions à débusquer « un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait ». De même ici, le prière d’insérer relève à bon droit une « violence persillée de tendresse », quand le poème s’essaye Détournement de mineure/ À moins que vous ne préfériez les charmes de l’inversion/ Ou les scandales de l’oxymore.

Deux parties dans ce livre où se subit une sorte de déniaisement poétique ; deux troublantes séquences d’un film onirique, entre Bergman et Buñuel, oserait-on dire :

– en premier, Elle joue à naître, quand le virginal devient proie, quand la jeune fille porte le danger au bord d’un cil, meurt peut-être, sourdement, À coups comptés, renaît (Passée la communion) où elle s’oublie, oubliée, inoubliable, où l’improbable du crime nourrit la hantise, tout comme l’incertitude des « délits » fermait le livre Effrange le noir ;

– en second temps, Les Hautes-Salles, poésie où le « vers » souvent s’allonge, la « strophe » se densifie, pour atterrir en la prose de la conclusion, « Retour à l’origine » : ici, l’épanchement de mémoire est celui d’un enfant masculin, rêve en dérive (Les vieux fantômes des dieux défunts/ Qu’une main d’enfant tient en laisse). La toile de fond : le Saint-Malo de la guerre et de sa destruction. Le fantasme y vient toujours en surimpression des lieux ruinés, cette rue des Hautes-Salles :

Au centre de la pièce
Dans un décor dont il ne reste rien
Rien qu’une vibration blanche
La femme est là
À demi nue assise
[…]

Par quels détours
De par la nuit des temps
À quel étage
Par quel couloir
A-t-on mené l’enfant
Pour l’arrêter devant elle

De retour, bien des années après, dans l’hôtel reconstruit et désert, l’homme ainsi devenu s’arrête devant une porte : nimbée du plaisir qu’elle retient, la femme est là (a-t-elle seulement jamais quitté ce lieu), prête à lui enseigner le fin mot de l’énigme : Il hésite encore à franchir le seuil et espère seulement que c’est bien ainsi que sera sa mort.

Tout au long du livre, d’admirables variations sur les vertiges du temps et du désir.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

Hervé DELABARRE : Effrange le noir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010 – 15€.

Un livre étonnant. Il faut lire ce long poème d’une seule volée à peine fragmentée pour la respiration. Ici, compacité et éloquence soigneusement évitées, avec naturel et sans effort apparent. Ici, libre cours à une parole que l’on ressent plutôt pointes colorées, légères touches à étendre l’imaginaire dans les champs de l’entrevision. La géométrie ténébreuse d’un espace démultiplié pour les sens, le sombre éblouissement de leur plaisir – que tout porte à croire entretissé de douleur – concertent la nuit d’un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait.

Comme dans la sophistication d’un collage, il est fait appel, avec le plus grand bonheur, à tout un attirail lexical tiré de la pure convention sadomasochiste ou encore du kitsch de la transgression et du sacrilège : lèvres d’une poupée, perles qui saignent, stèles brisées, croix défaites, inaccessible outrage, le fouet (bien sûr !), la déchirure des seins, épaule marquée au fer rouge…

Le décor, le costume, eux aussi, paient tribut à une tradition de perversion élégante et, pour tout dire, aristocratique et décadente : parc à l’abandon, statue d’Hécate, revers glacé d’un habit, boudoir et bibliothèque… Des Esseintes n’est pas si loin.

Des animaux – fabuleux de proximité – observent la scène :

Une main somnolente
Remonte le long des cuisses
Suivie du regard hypnotique
Du chat sous la table

Et surtout de multiples êtres emplumés (corbeau, pic épeiche, chardonneret…), acteurs ou témoins obligés, parsèment le parcours nocturne.

Nous ne voudrions pas que les éléments ci-dessus de l’analyse, sorte d’inventaire structural à l’excès, dissuadent en rien d’approcher ce très beau poème dont le charme et la puissance oniriques persistent longtemps après que le livre a été refermé. Ce fut l’aventure d’une nuit du monde (de toutes les nuits ?). Ce fut aussi l’entremêlement du réel des sens et du réel de l’esprit, ce qui érige le rêve en réalité et conduit aux espaces du surréel. Enfin, une émotion se dégage, d’autant plus forte qu’inattendue dans un texte à première vue « distancié » : les dernières pages tremblent dans l’incertitude des « délits » qu’aura couverts la nuit et sur lesquels la demeure fantomatique appose les « scellés » :

Des souvenirs peut-être

Mais le regard
La mèche de cheveux
Le sang encore humide

Est-ce bien un souvenir
Ce corps

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Hervé DELABARRE : Le Lynx aux lèvres bleues, illustrations de l’auteur, préface de Jean-Pierre Guillon, (2007, éditions surréalistes, 122, rue des Couronnes, 75020 Paris, 12 €).

Le Lynx aux lèvres bleues est une œuvre fascinante, dont le titre, l’écriture et l’histoire, relèvent du hasard objectif. Les aventures du Lynx ont été écrites à Los Boliches (un petit village d’Andalousie), en août 1963, alors qu’Hervé Delabarre se trouvait en vacances avec Régine Laurent, Annie Le Brun et Jean-Pierre Guillon, qui relate : « C’était le plus souvent le soir que le lynx faisait son apparition. Hervé prenait alors un de ses petits cahiers d’écolier, frappés en couverture d’un énigmatique félin, pour raconter à sa façon les aventures, les rencontres ou les avatars d’un lynx qu’il avait doté de lèvres bleues… Tant d’invention à partir du premier mot qu’il s’était donné, tant de surprise dans le déroulement des phrases, cette façon purement ludique d’en user avec le langage me sidéraient et m’enchantaient au plus haut point. On aurait dit l’esprit de la langue, le vocabulaire, le goût de la narration ramenés à leur fonction poétique initiale, sans remords ni repentir, malgré les embûches du chemin. Il faut noter d’ailleurs que ces deux cahiers livrés aux flots de l’automatisme furent pratiquement bouclés sans ratures. » De retour en France, Hervé Delabarre et son petit groupe gagnent le Lot et Saint-Cirq-La-Popie, afin d’y retrouver André Breton. Subjugué par le Lynx, comme il le fut par le « Poème à Louise Lagrange » (cf. Les HSE, n° 17/18 et Danger en rive, éd. Librairie-Galerie Racine), Breton décide aussitôt d’en publier un large extrait dans la revue La Brèche ; ce qui sera effectif dans le numéro 7, de décembre 1964. Puis, le manuscrit, constitué par deux cahiers, se perd. Il faudra attendre octobre 2004 pour que Jean-Pierre Guillon le retrouve. C’est d’ailleurs ce dernier qui, témoin attentif de cette aventure, signe la préface de la présente édition, rappelant, à juste titre, que le langage du Lynx est dénué de toute utilité pratique, du moindre effet sentimental. Les phrases, les mots eux-mêmes s’y enchaînent dans un respect tout apparent de la syntaxe et des procédés narratifs traditionnels, mais c’est pour mieux les subvertir de l’intérieur. Le Lynx est très certainement l’une des œuvres les plus puissantes qui aient été produites par le biais de l’écriture automatique, qui vise, rappelons-le, à atteindre les états seconds de l’esprit, en laissant de côté les visées logiques, esthétiques ou morales qui enferment et compriment l’individu : La lune sur les yeux, un cormoran aux lèvres, je quittai les lieux, salué par une haie de moignons enduits de sucre, auxquels je ne prêtai guère d’attention, d’autant qu’un émissaire du Vatican s’était dissimulé parmi eux. Avais-je rencontré la mer ? Sur l’hippocampe en feu, à forme de comète, ma main demeurait, en visière, toujours prête.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)