Mireille FARGIER-CARUSO : Un lent dépaysage, éd. Bruno Doucey, 2015 – 13,50 €.

Ce beau livre de Mireille Fargier-Caruso : non pas un défilé d’instants, mais leur convocation pour éprouver ce que, tout compte fait, aura été la vie et pour scander, à « relire l’oubli », le vrai tempo d’une mémoire. Le poème se mesure dès l’abord à sa propre ambition :

[…] se réconcilier avec soi-même
S’habiter
Apprendre à se passer de toit

Brûler avec les oiseaux

Il s’agit, pour briser l’enfermement de l’existence tardive, de se redonner sens et dignité de solitude. Une femme, dans un été de contemplation inlassable, avec le retour des images et des visages, part à la recherche d’« un autre été un autre feu » :

Quelques violettes entre les herbes hautes
Encore encore

Leur parfum
Ce qui ne s’oublie pas

Et ce qu’elle redécouvre dans l’insondable, c’est d’abord le deuil (« Brutalement/ Le corps séparé// Cette chose posée de tout son long ») ; cela, qui demeure par le travers de toute mémoire, drame infime et immense :

L’espace dans une tranchée
Quelques atomes engloutis par le temps

Indélébiles aussi, ces images à revivre, les ressentis charnels de l’enfance :

Garder les chèvres courir
Entre les murets de pierre sèche
[…]
Et la caresse brutale du mistral sur la peau

Tout un éveil de jeune enfant pour en venir aux brûlantes découvertes qui bouleversent l’adolescente :

[…] cette chaleur qui monte
De son ventre à ses joues

Cette impatience violente en elle
À crier

et qu’un autre jour affirmera, illuminé à la renverse :

Odeur d’herbe coupée le plaisir là venu
Dans le cliquetis des feuilles de peuplier
Un brin d’éternité

Au sommet du « naître et mourir », l’avènement, l’acmé d’« amour et sang mêlés » :

Pour que vive l’enfant
Le pousser hors d’elle-même
L’éloigner à jamais

Ainsi œuvrée par un temps sans pitié, la vie peut-elle essayer autre chose que d’« amadouer/ La solitude radicale » et écouter :

Le silence
Que font les morts
Quand on y pense

peut-elle longtemps distraire de la mort ? (« La mort si loin/ Elle n’y pensait pas »). Le peut-elle par la répétition « peau de chagrin » du quotidien (« Les emplois du temps avec application »), par « l’ordinaire », qui « empaille l’avenir » ; et ce, alors que le désir ne cesse de s’illimiter (« On voudrait tant étreindre le monde ») ?

Le poème aura vécu de supposer « un sens aux souvenirs », « une direction au temps » ; il n’aura fait que « remettre l’oubli à sa place » pour trouver, « entre les blancs », « un lent dépaysage ».

Une lecture envoûtante.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Ces gestes en écho, de Mireille Fargier-Caruso, Paupières de terre éditeur.

Rares sont les poètes qui offrent à lire un itinéraire existentiel, celui d’une femme et d’un homme à travers le temps. Dans Ces gestes en écho, Mireille Fargier-Caruso trace avec émotion et parfois âpreté les grandes lignes d’une vie en commun tout en donnant le plus souvent la priorité à la femme. Par le biais d’une écriture sans effet mais d’une très grande densité, ce sont les difficultés, les espoirs, les attentes d’une femme qui sont mises en évidence. Souvent lorsque le présent semble trop lourd à traverser, le retour à l’enfance demeure comme un recours suscitant, avec le recul, des interrogations: «une déchirure / remonte à la surface / petite / sous l’escalier / elle se croyait à l’abri / de quoi ?». Certes aussi, et Mireille Fargier-Caruso le pressent, la vie en commun apporte souvent ses désillusions, crée des tensions, impose des distances. Ce que la prose aurait pu aisément expliciter, la poésie se contente de l’appréhender avec concision, de le formuler brutalement: «elle voudrait déchiffrer / avec lui des haltes / ne plus s’inventer de raisons / il court devant». Dès lors les drames qui s’ensuivent sont à la mesure de la douleur surgissant, entraînant la vision d’un monde impitoyable, dans une sorte de correspondance entre la réalité et l’état d’esprit de la femme. S’installe un décor dont les mots suggèrent la hideur mais toujours avec retenue: «des eaux stagnantes / du béton sec / des trous sur la chaussée / chiendent entre les pavés». Pourtant le regard de Mireille Fargier-Caruso ne s’en tient pas à cette mise en scène du tragique: si la solitude est là, l’espoir lui aussi s’impose avec ténacité, détenteur de joies: ainsi, l’amour, l’enfant bousculent ce qui pourrait être l’aveu d’un pessimisme radical: il suffit aussi de prendre conscience du monde pour ne pas céder à la défaite: «presque rien / petits cailloux semés / et qu’on retrouve / tout au long du parcours / l’eau du poème / où se désaltérer». Parfois, au fil de l’existence, les espoirs s’effondrent et ce n’est plus la voix de la femme qui prévaut dans les derniers poèmes, mais deux voix unies qui soulignent les méfaits du temps, les désirs insatisfaits, les souvenirs qui perdurent: «de leur passage trop rapide / ils gardent des îles sous leurs paupières / des chants inaboutis». La poésie se charge alors de gravité, d’une nostalgie que chacun éprouve au terme du passage et que nul mot ne parviendra à dissiper. C’est à ce cheminement pudique et sensible que Mireille Fargier-Caruso invite le lecteur grâce à une écriture éprise de justesse et aux ressources sans cesse.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 35, décembre 2006)

Mireille FARGIER-CARUSO, Silence à vif (Paupières de terre, 2004 ; 100 p., 13,50 €)

Qu’est-ce que vivre, et comment ? Questions lancinantes qui semblent traverser tout le poème chez Mireille Fargier-Caruso. Nous habitons ce monde-là/ qui n’est pas le nôtre : quelle vérité triomphe-t-elle du non-sens où nous demeurons ? On remplit nos mains/ On ferme nos maisons/ On empile des signes/ Des objets des occupations/ Sans cesse on tente de ranger/ Le désordre du monde

En ce monde inévitable, seul l’amour, dans son commencement solaire inconditionnellement bon, tisse des accords bleus : […] Nous vivons l’intervalle/ Une brèche d’amour […] Quelqu’un pose à nouveau/ Une main sur nos tempes/ Pour adoucir la nuit/ Encore cette fois/ Nous portons le futur

Le poème sait dire les élans et les chutes – on veut l’illimité le partage/ puis retombe le chant au sol/ comme un caillou – mais il s’affirme comme son propre dépassement : Pour connaître/ un autre soleil/ une barque/ jusqu’à l’infini/ du neuf/ encore une fois// nous sommes/ plus loin que nous

Cela seul nous permet d’affronter la limite et l’effacement ; de n’avoir, humbles, à valider dans notre vie que son petit tas de jours.

Une poésie foncièrement authentique, grave, et qui refuse tout effet de style. Malgré le sombre du thème, lecture en définitive réconfortante comme tout ce qui sait faire face.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)