RIVES DU TEMPS, Antoinette Jaume (La Bartavelle Éditeur, Charlieu, 1995).

Voici une vraie poésie de méditation ; un poète, dans son authentique langage de poète, aborde les thèmes majeurs d’une métaphysique : la vie, la mort, les choses, les mots, la conscience, le temps. Est-il besoin de dire qu’Antoinette Jaume ne nous donne pas la « traduction poétique » d’un système philosophique ? C’est son expérience propre, vécue en poésie, qui produit d’elle-même les interrogations fondamentales. Le livre, en ses trois parties (Rives du temps, Visage écrit, Paroles de vent) nous conduit pas à pas dans une exploration des profondeurs. Si le poème, dès la première partie, sonde les abîmes de l’être, il y parvient comme en dépit des images et des mots qu’il emploie, frappés d’emblée d’une sorte de soupçon radical :

Le gouffre étreint et voudrait révéler
le mensonge des images ces noms qui
ne nomment pas ces mots
qui ne disent pas tout à fait

et de même, ailleurs :

Les choses traquent les mots
jusqu’au bord de leur nuit.

Le questionnement, avant même de s’adresser à l’être du monde, érode nos propres facultés de perception et d’expression :

Jusqu’où va le regard ?
Jusqu’où va la parole ?

[…]
Au déchirant royaume d’être
la pulpe et la parure taisent le noyau

En lisière se tient donc le poème. Du temps, de la mort, – de la mer qui en est séjour et symbole (le bruit de la mer mental et rare / pareil au souvenir) –, il se veut simplement la rive d’où le néant semble proche,

peut-être continuité autre peut-être
mémoire et recommencement

Au terme d’une intense et insistante méditation de la mort, d’une descente aux villes englouties, aux profondeurs des sables et de l’océan, et dans la terre douce qui emplit narines et paupières / écrase le cri contre les dents,

[…] plus rien ne subsiste qu’un peu
de lumière suspendue
aveuglée aveuglante
sans paupière ni rétine
en ce temps hors du temps.

La deuxième partie de l’ouvrage, Visage écrit, prolonge ces pensées en une quête à la fois sobre et passionnée : celle du visage absent, serein sous ses blessures / que la main a su si bien caresser / épanouir en belle chair sous sa paume. Le visage sera déchiffré d’un regard sûr, celui du peintre qu’est aussi notre poète :

Fondus inédits du visage
qu’aucun pinceau n’approche
bleus maculés de brûlures
violets à la frange des pourpres

[…]
Par touches à peine affleurantes
les ocres soulignent le lisse de la pierre
sous la transparence de la peau.

Le visage amoureusement épié, où se succèdent les phases du rire, du rictus, du sourire si proche des larmes, cette face affrontée au paysage et transcendée elle-même en paysage – Visage de forêts et de lacs / avec des plages lisses / des falaises chauffées d’un sourire lent – subit sans cesse perte et reconquête, transfiguration et, de nouveau, perte, jusqu’à ne plus répondre à un appel inabouti, jusqu’à ne plus rendre regard pour regard :

Ces yeux ne voient plus que leur ciel intérieur […]

S’il est une réponse, c’est dans la troisième partie, Paroles de vent, qu’on pourra l’entendre : leçons qui parviennent en écho (m’as-tu dit […], disais-tu […], m’as-tu dit encore […], as-tu alors murmuré), comme les bribes d’un dialogue longtemps interrompu, puis repris dans la mémoire. L’attente y est célébrée, dans un oubli tourné vers l’outrepas […], avec un regard qui reflue / vers la pupille des origines. Car, après l’épuisement de toute passion, de toute fièvre et de toute attente, le sommeil qui vient n’est / jamais qu’une autre attente.

Le monde ainsi renoncé, une vie est légitimée hors du temps :

enfin un silence que nulle foudre
ne saurait rompre
Une fin qui abolit toute limite.

Dans ce très beau livre où l’art des couleurs dompte le tragique, jamais la profondeur de la pensée ne nuit à l’élan du poème ; elle l’exalte au contraire, dans une beauté toujours grave et sereine, qui atteint à la sagesse.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 1, 3ème trimestre 1997)