Jean-Pierre LEMAIRE : Le Pays derrière les larmes, poèmes choisis, préface de J.-M. Sourdillon, col. Poésie/ Gallimard, 2016.

C’est par cette anthologie, composée à partir des sept livres publiés chez Gallimard de 1982 à 2013, que Jean-Pierre Lemaire fait son entrée dans la collection Poésie. Loin de l’addition mécanique des éléments d’une œuvre, tout contribue à faire de cette remarquable publication un livre nouveau et distinct : le choix lui-même des poèmes, sans doute ; mais aussi ce parti pris subtil, que l’on devine, de briser parfois leur flux chronologique de publication (au profit peut-être de leur ordre d’écriture ?) par de discrètes inversions du courant (par exemple, au début, les allers et retours amont-aval puis aval-amont entre les trois recueils La Pierre à voix, Visitation et L’Exode et la nuée ; ou encore, vers la fin, la même oscillation entre Figure humaine, Faire place et L’Annonciade) ; enfin, allant dans le même sens d’unification et de continuité, la suppression des « barrières » qu’auraient pu dresser les titres des livres publiés, seuls subsistant leurs intertitres, souplement reliés.

Amené à relire ainsi une grande partie de cette œuvre (où l’on regrette pourtant de ne rien recueillir des Marges du jour ni de L’Intérieur du monde, parus chez d’autres éditeurs), on peut entendre à nouveau, telle que l’avait saluée, dès 1981, Philippe Jaccottet, cette « voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. » Voix de ce poème inaugural, intitulé « Préface », placé en tête de l’anthologie, de même qu’il faisait seuil pour La Pierre à voix :

Tu as désormais la page entière devant toi
et tu réentends derrière ton épaule
les sages voix qui t’ont appris à lire
tressées avec ta propre voix pour épeler la vie […]

Tu démêles dans ta voix le fil d’or, le fil d’argent, le fil d’azur
et la veine silencieuse de la Sagesse
comme la ligne pâle des anciens cahiers :
Quand tu chantes on doit les entendre tous

La lumière de sagesse à laquelle accède ici la poésie brille d’autant plus que nul brillant n’est recherché, le poème se déployant sans artifices, ne cédant jamais à la tentation de charmer ou de séduire, fermement ancré dans « la vraie vie », « le vrai monde, le monde ordinaire » (selon l’auteur lui-même, qui s’exprimait ainsi, en 2004, dans un entretien avec Olivier Gallet). Le poème est né d’avoir été vécu : le poète n’écrit que les mots qu’il a su vivre. Ainsi peut-il déchiffrer « l’autre message », le plus précieux :

Quand il a lu le dernier mot
il cherche encore au creux de l’enveloppe
autre chose, un signe impalpable
plus fin qu’une épingle, un souffle
qui serait parvenu clandestinement
ici, loin de la mer, comme des grains de sable
recueillis au fond d’un soulier obscur

Nef de cette « vraie vie », la foi du Christ – dont on dirait que chaque mot la respire – traverse l’œuvre de part en part avec une telle vérité humaine que l’agnostique ou l’athée la reçoit à l’égal du croyant ; on a effacé les piliers du dogme pour la transparence de vitrail d’une « figure humaine » et l’évidence du divin en l’homme. Et cela se vérifie jusqu’à ces poèmes faisant référence explicite aux Écritures et qui se refusent à la paraphrase ou à l’imagerie pieuse ; ils répondent simplement dans le champ poétique de notre réel humain et présent à un signe perçu dans le Livre. Ce faisant, ils opèrent sur le texte sacré, et non sans audace, comme l’a expliqué l’auteur dans Marcher dans la neige – Un parcours en poésie (Bayard, 2008), une sorte d’« incarnation » seconde que rendent possible une profonde attention à autrui et une empathie hors norme : avec Simon de Cyrène, on sent encore sur le dos le poids de la croix ; et, dans Grains du rosaire, le ventre maternel souffre et s’éternise :

CRUCIFIXION
Je suis vidée de lui comme à sa naissance […]
Je suis vidée de lui et je recueille tout
comme une bassine au pied de la croix
[…]

Une poésie certes née d’une expérience personnelle, mais qui s’alimente aux sources de nombreuses autres existences, Lemaire ayant reçu cette grâce de savoir lire les regards entretissés et de croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière où la vie humble rencontre l’exceptionnel, où le « Je » croyant transcende l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

L’INTÉRIEUR DU MONDE, Jean-Pierre Lemaire, Cheyne, Le Chambon-sur-Lignon, 2002

Lisant ce très beau livre – lecture qu’il faut préférer lente, réfléchie, recueillie –, on saura bientôt que l’intérieur du monde, comme l’intérieur de l’arche ou l’intérieur du poisson, c’est toute l’attente terrestre de résurrection.

Le livre s’ouvre sur une séquence intitulée Simple mortel (avec cette dédicace : à mon père). Quinze admirables poèmes pour tenter de rejoindre ce père, passé au-delà du temps, dans la campagne venteuse. Des images diaphanes (Je recueille ton silence/ comme les bulles du brochet qui passe/ entre les racines des saules […]), mais aussi de délicats prosaïsmes, faussement anecdotiques (Tu passais la frontière en locomotive […] Tu fumais à l’hôpital/ sur le balcon de la lingerie […]) redonnent du père non seulement un visage qui se recompose, mais peut-être surtout une leçon survivant aux discours. Il reste pourtant que la mort du père efface le monde (Debout, tu as longtemps éclipsé le monde […] et tu l’as entraîné avec toi sous terre. […] Les enfants seuls/ croient encore assez au monde pour jouer.) Jonas se retrouve sur le rivage de ce deuil :

Je vois s’éloigner le dos de la terre
qui m’a rejeté à la vie et te garde,
soufflant par ses évents les arbres, les fleurs.

[…]

Plus encore, celui qui avait un temps éclipsé le monde libère également la relation à Dieu et la renouvelle :

Dieu reprend son ouvrage, il me remodèle
à sa ressemblance qui n’est plus la tienne.

Peu à peu se rapproche ainsi le « secret » de ce livre, tel qu’il affleurait déjà sous le titre, L’Intérieur du monde, repris de l’un des poèmes de la deuxième séquence, intitulée Noé :

Dieu est toujours au-delà des nuages ;
parfois, de nuit, dans l’arche
où nous aurons connu l’intérieur du monde.

Cette partie du livre emprunte à la Genèse le mythe de Noé et du déluge ; mais, loin de le traiter sur le mode allégorique, elle lui rend comme une vérité « personnelle » en l’habitant de la vie et du destin d’un croyant, selon une perspective de salut toute chrétienne. Le poète se trouve alors secrètement investi, comme Noé avec l’arche, de la mission redoutable de sauver l’intérieur du monde :

Il pense aux hommes engloutis,
aux hommes futurs.
Entre les coupables et les inconnus,
l’humanité déjà ancienne
ne tient qu’à un fil :
lui-même,
près de se rompre.

C’est donc d’une gravité sous-jacente que ces poèmes, pourtant si souvent aériens, prolongent l’affrontement évangélique du monde et de la vie spirituelle ; celle-ci, face au monde, conçoit certes un amour fraternel pour les êtres et les choses de la Création – on songe aux Fioretti – mais rejette ce qui fut perverti et que la parole christique désigne non seulement pour être jugé – C’est maintenant le jugement du monde –, mais aussi pour être exorcisé – c’est maintenant que le prince de ce monde sera jeté dehors (Jean, 12, 31). Et le déluge, étant lui-même dans chaque conscience humaine exorcisme radical, aboutit à cette poignante interrogation du poète : Quand tu as chassé les démons éblouis,/ que reste-t-il de moi, Seigneur […] Peut-être demeure-t-il la limpidité franciscaine de ce poème, Paix en Toscane, le dernier de cette deuxième partie :

[…]
Le ciel léger repose
sur la pointe des cyprès.
C’est le même bleu

qu’au temps de François
quand on voyait s’enfuir au-dessus d’Arezzo
les démons comme des cendres.

Il y a une part de confession personnelle assurément, douloureuse quoique toujours discrète et pudique, dans les quatorze poèmes formant la troisième séquence du livre, Chants du Purgatoire. Jean-Pierre Lemaire, en vrai poète, n’écrit que des mots qu’il a lui-même su vivre. On le constatait là pour le « déluge » ; on le vérifie encore ici pour le « Purgatoire ». De ce vocable essentiellement théologique – déjà redressé par Dante en flanc de montagne pour les conquêtes de l’âme – Jean-Pierre Lemaire fait une réalité vivante nourrie de sa propre expérience :

[…]
à côté de nous une joue, une larme
au fond d’un taxi, le front moite qu’on baise
à l’hôpital, sans savoir si les yeux
se rouvriront un jour
[…]

Il semble d’ailleurs qu’en retour, cette expérience personnelle s’alimente aux sources de nombreuses autres existences. Et l’on ne peut que s’étonner de cette faculté que Lemaire possède au plus haut degré, ou plutôt de cette grâce qui lui serait donnée, de faire croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière d’un destin exceptionnel : par exemple ici, le regard d’Etty Hillesum sur le seul arbre du camp d’Auschwitz ou encore la pénitence d’Ignace de Loyola à Manrèse. Le « Je » croyant de Lemaire transcende ainsi l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain :

enterré sous la croix
j’attends de renaître
avec les os d’Adam.

Les deux dernières séquences, La retenue et Les bras ouverts, achèvent de révéler ce qu’on a forcément scrupule à appeler « crise », où le poète aurait trouvé une sorte de nouvelle « initiation ». C’est du Purgatoire en feu qu’a été rapportée, précieux viatique, une goutte d’eau qui ne sèche pas/ sous les pires soleils. Elle grandit jusque dans les cartilages du poète âgé/ qui croît d’un vers encore. Le marin hémiplégique qui pleure en face/ de la beauté du monde, le vieux pêcheur à la ligne qui voudrait s’en aller avec les poissons, l’homme qui hésite en demandant son chemin dans les rues de Bologne, tous ceux-là et bien d’autres seront-ils sauvé[s] du temps ? L’enseignant pourra-t-il reprendre son cours, tel Luis de León autrefois, après la parenthèse/ des années de prison ? Tout ici suggère qu’une étape a été franchie, non seulement dans l’âge mais encore dans un savoir secret (trésor recaché/ après sa découverte) ; aussi, dans l’été, parmi les pierres d’un torrent à sec, une brise fraîche peut-elle venir ondoyer le poème.

Il est donc redonné de vivre – La vie t’est rendue – mais la question du Sauveur est impérieuse : Lui te demande si tu veux/ voir de loin ou brûler. Et le poète, arrêté/ au milieu du temps, comprend enfin l’au-delà du poème :

Il dépend de toi
que l’arbre de vie,
le buisson des âges,
refleurisse au-dessus
de ton orgueil mort.

[…]
Que les mots du poème
ne remplacent pas
ta réponse qui tarde.

Par l’admirable poème Visage bleu, parole marine et cosmique, le livre, dirait-on, se referme en ouverture. Un appel que nul ne saurait ignorer ni même masquer :

Et l’Infini cherche
un port dans ton cœur.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2002)