Josette SÉGURA : LES LIEUX DU CHANT, Prix Voronca 1991, Jacques Brémond Ed.

Cet ouvrage de Josette SÉGURA est à l’image de sa manière de dire ses poèmes : une voix égale, unie, toute à la parole et aux mots qui la tissent. La première et plus longue partie : « A l’imparfait » , est un retour très musical, très médité, sur un itinéraire dont elle se déprend déjà, un chemin bordé de bonheurs réels ou possibles « le cuivre des
soleils sur l’orangeraie », et de déréliction : « cette nuit découpée dans
la nuit la plus noire ».

Mais Josette SÉGURA possède une faculté rare d’assumer jusque dans l’inflexion des mots la mouvante densité de la vie intérieure :

« le vent qui balaya les fruits au fond des coeurs »

ou « notre trame de terre et de ciel / pèse plus que jamais ».

Ses poèmes, doucement tirés de l’informulé, passent de la clarté au clair-obscur : « le vitrail de l’ombre ». Mais, poussée presque à bout d’avoir, avec « ce poids d’âme éclatée », poursuivi

« le corps à corps avec la terre »,

elle se dirige, dans la seconde partie, « Les lieux du chant », vers un consentement à « ce qui vient » : dynamisme doux de la mer et du vent, d’un « presque rien » dans l’intime du cœur qui bat à l’unisson du bleu illimité.

Ce qui œuvre, « l’écarlate douceur », réconcilie le regard avec la
substance sensible du monde, longuement goûtée, au point que :

« l’absence d’image nous consume ».

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 40, automne 1992.

Claude SERREAU : Récitation des rites (éditions Traces 2006)

Récitation des rites est une œuvre qui se donne en partage (un mot qu’affectionne l’auteur). Loin des forges du passé – de son passé – le poète-Héphaïstos travaille sur « le feu froid » pour y ranimer les rêves enfouis. « Les mots anciens » sont psalmodiés, incantés comme vagues itératives dans le flot serré d’une récitation qui ressasse la vie au « ressac muet du sang », celui où tout se résout dans l’émergence du poème et de ses images kaléidoscopiques. Claude Serreau célèbre ici l’existence dans ses multiples manifestations, ses nuances et ses incertitudes : « Cette parole à peu tenant / qui dit l’espoir et puis se tait / esquisse un monde où vivre encore ». Il évoque les grands feux « où le ciel a scellé / les signes des amis / dans leur arche solaire ». Avec les mots du poème il tresse « une couronne d’épousailles / entre brume et soleil » et, conscient de notre minuscule trace, nous convie « à boire à ce régal / un peu d’espace avant le soir ».

Le tour de force de Serreau est de réussir à fondre dans son flux verbal ce qui relève du concret (le descriptif) et de l’abstrait (la pensée), le visible et l’invisible, les deux trouvant leur résultante dans la métaphore qui les transcende « Dialogue des jardins / quand le jour se réveille / à la tête des arbres / avec les mots secrets / que le temps vient peser. » Le ternaire : temps / mémoire / art poétique est ici parfaitement maîtrisé.
La poésie de Claude Serreau, coulée dans une écriture ténue, serre au plus près la réalité, en tire les accords et des échos les plus secrets, ceux que tisse le vent entre lande et océan. Cette voix forte, originale, sait nous faire oublier les mots pour leur substituer un chant qui monte des abysses de la conscience, imposant son lyrisme carré et sa musique profondément humaniste et fraternelle.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Georges Saint-Clair : Les Roses de la Brenta, atlantica éd. – Pupitre, atlantica éd.

C’est sans doute parce qu’il se tient délibérément au plus loin des places et bruyants marchés qu’il importe de saluer Georges Saint-Clair, quand s’écrivent – encore – ses presque dernières pages, en un salut qui tient autant du désir de partage que de l’hommage à rendre. Certes, un grand colloque lui fut consacré il y a une quinzaine d’années, en la capitale de son pays. Mais son pays est la langue, et la langue française dont ses recueils, discrètement égrenés en quelques publications, nous redonnent la fine et juste saveur, à l’heure précise où, le lexique se vidant, le grand corps de cette langue est presque exsangue.

J’ai lu et relu – dans une émotion croissante, de lectrice pourtant avertie – Les Roses de la Brenta. Le titre, pris à l’épitaphe de Heinrich Heine, prouverait à lui seul l’immense culture du poète. Culture qui laisse partout, au fil des pages, ses traces discrètes, pose en les nommant les jalons de ce qui l’a construite et a fortifié l’homme, et qui traverse horizontalement les espaces de la peinture (tant de quatrains évoquant Bonnard comme l’aurait fait tel quatrain des Phares…, Braque, Rembrandt, Greco, Millet, Seurat, Piranèse ou Chardin…), de la musique (Haydn, Mozart, Déodat de Séverac, Ravel, Schubert et sa neige…), de la poésie, de la philosophie (Platon, Kant, Maître Eckhart, Spinoza et le cher Descartes…), de l’histoire (du royaume carlovingien à telle nuit de 1815…), et verticalement descend les siècles.

Georges Saint-Clair tient en la mémoire de son cœur et comme au bord des lèvres les récitant ou les évoquant pour nous dans le silencieux murmure dialogué que nous entretenons avec lui, complices en la lecture, tant de pages, mais tant de choses aussi, tant d’êtres surtout à cette heure où l’âge avançant l’homme aux bords de décembre, il n’est plus que la mémoire qui, par le truchement de la poésie (cette langue éminemment sienne), fait son œuvre de résurrection. Pages, êtres et choses moins nombreux d’ailleurs que parés de ce nimbe qui auréole tout ce qui se tient au bord de l’abîme où notre monde impie va précipiter négligemment ce qu’il a de plus précieux.

Pareille au doux embu des vieilles choses saintes, la poésie, au contraire, fait que reviennent à naître gestes et lieux, êtres et choses, remontés de l’abîme dans la lumière de la langue. Les Roses de la Brenta est une très personnelle et très largement humaine nekuïa. Invocation/évocation de tout ce qui, de n’être plus, n’a plus de place, mais agrandie, que dans le cœur : récitant, ressuscitant et par là offrant, léguant, pages de la littérature (Virgile ou Proust : écoutez :

Ainsi Proust enfant s’émerveillait-il que divine jusqu’à l’oubli de l’heure, la cloche de Saint-Hilaire à Combray ne parût sonner, d’abord, que pour les biens de la terre.

Rilke ou Góngora, Pouchkine ou Rimbaud, Follain, Lorca, Stendhal, Baudelaire, de Retz, Curtis…), peintres et musiciens, objets ou animaux du monde ancien conduits par l’âne théophanique : voyez-le :

Doux remuement d’ombre et de fer
Furtif départ de parabole…

lieux de découverte et d’épanouissement de l’adolescent, du jeune homme (belles salles de classe quand l’école était parmi les champs au point que consonnaient sa cloche et celle de l’angélus), gestes, outils et métiers de l’homme, insoupçonnables aujourd’hui : l’horloger, le forgeron, le maréchal-ferrant, le brigadier, et ce colporteur qui s’éloigne sur la route et autour duquel le soleil fait gloire :

Mais le couchant, tout à son rôle, emporte rabbiniquement dans son châle de prière le repos soudain d’un infime outil.

Et les chers vivants qui ne sont plus, grand-oncle et grand-père en ombres lumineuses conduits par le très Vieil Elie, éternel pourvoyeur de biens, figures tutélaires de l’enfance disparue, mais enfance aujourd’hui en expansion infinie dans la douce clarté de son aura, comme la Grande Vacance qui fut là-bas la [s]ienne, dans le temps.

Partout Fidèle au bruit reclus des choses d’autrefois, inquiet du train d’un monde auquel il ne participe plus, mais paisible en son recueillement, le vieil homme, geyser en poésie, veilleur le front contre la vitre sous le signal des astres, n’est plus qu’attentive écoute aux rumeurs et bruits assourdis d’un hiver plus vaste que celui d’une saison. S’il neige souvent dans ces poèmes, c’est peut-être parce que le silence et la poésie sont le véritable baume de la neige en laquelle tout se conjoint en une douce chute pour que, tout s’inversant dans le regard d’Orphée vers le paradis perdu

Tombent dans l’autrefois les flocons d’aujourd’hui.

©Bernadette Engel-Roux (janvier 2008)

Jeanine SALESSE : Le Brûlé des choses (Tarabuste, Saint-Benoît-du-Sault, 2001)

Ce brûlé des choses, pour Jeanine Salesse et pour le lecteur qu’elle captive et entraîne, c’est la saveur du souvenir, c’est le lointain qui fleure sa présence. Dès la première suite de ces poèmes : L’enfant en capuchon, on éprouve la fidèle insistance de l’enfant dans la personne adulte : Toutes ces taches brunes racontent/ dans la mienne sa vie.

Avec la deuxième suite, Sourire arrêté, sourire intact, lutte inégale contre le temps, de très prenantes images nous étreignent (visages/ qui se vident comme chaises/ se dépaillent ou le bel été à bout de jambes lasses), des poèmes nous saisissent, ainsi celui où meurt un peuplier du jardin : Début de carnage : des passereaux giclent/ sous la scie.

La dernière suite, Pain perdu, amour à foison, se tient comme en recherche d’un équilibre entre l’irrésistible du temps (Les jours se dérobent, nous passent/ au travers, oubliant une pincée/ de neige sur les cols), l’insistance du souvenir (Venue de la mémoire une voix passe/ encore dans la tienne) et, surtout, l’attention aux plus humbles réalités : la volée de plume, l’humus, les souffles, les riens ; avec, pour contrepartie, le sentiment d’un manque dans la parole (Rien ne guérira ma voix/ de ce qu’elle n’a pu dire : ce petit bois/ d’épave, ce rien/ qui fait sourire) et comme un goût d’inachevable qui donne à ce beau livre, au delà même du charme de son écriture, sa véritable dimension poétique.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)