Françoise VALENCIEN, La Mue – (Éditinter, BP 15, 91450 Soisy-sur-Seine, 2005 ; 72 p., 11 €)

N’y a-t-il pas à s’étonner devant les réussites des nouvellistes ? – des bons, s’entend. Il s’y révèle un art dont on éprouve d’autant mieux l’effet, que la cause et les moyens demeurent finalement mystérieux. Certes, cela pourrait se dire aussi, et même d’abord, de la poésie. Mais, moins attendu peut-être, le charme des nouvelles, surtout dans l’exemplaire sobriété de ce petit livre de Françoise Valencien, s’avère plus paradoxal : le plaisir, l’émotion, l’avidité de la lecture, la sorte d’affection dont on se prend pour cette voix qui raconte, et pour les êtres qu’elle suscite, tout cela naît d’une prose sans apprêt et de peu d’ouverture, d’un discours de confinement au réel le plus quotidien. Il est vrai que ce réel dissimule, de ci de là, un humour tendre et, plus souvent, des drames à la modestie déchirante.

Françoise Valencien, poète et prosateur, affectionne tout particulièrement le récit de la vie proche. Elle y débusque les secrets de l’immédiat. Jamais elle ne dédaigne l’esquisse sur le motif : ainsi dans les « brèves » qu’elle publie régulièrement et qui ne cessent d’affiner son art.

Avec ce dernier livre, elle nous fait exister pluriels : par le sourire d’un orphelin, ou la discrète fidélité d’une dame de compagnie, ou encore tel dévouement tranquille d’un travailleur social. Vers la fin, l’un de ses personnages réussit une parenthèse dans le quotidien, le bain essentiel qui lui rend le goût primitif de la vie multiple et l’allégresse dans l’Ouvert. Et, nous donnant plaisamment congé avec la remise à l’eau d’un jeune crustacé doté d’une nouvelle carapace, le livre peut ainsi s’achever sur cette souriante parabole justifiant, et son titre (La Mue), et son épigraphe, empruntée à Mireille Fargier-Caruso (Tu vas vers ce qui te fait autre).

Une discrète philosophie de la vie et du monde, dans une écriture d’une parfaite simplicité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Christian VIGUIÉ : Juste le provisoire (Rougerie, 2004, 7 rue de l’Échauguette, 87330 Mortemart, 80 p., 12 €)

Le souci de son propre statut, la mesure de son degré, voire de son absence de légitimité, sont des exigences auxquelles, en poésie, la parole contemporaine échappe, comme on sait, difficilement. Lisant ou écrivant, nous rencontrons mille témoignages, les plus explicites comme les plus souterrains, de l’astreinte à cette vérification permanente. Christian Viguié est de ces poètes, soigneux visiteurs des choses, des heures, des silences, à quoi, comme à des pierres de touche, il vient frotter sa parole pour des effritements d’éternités, pour une brièveté étonnée :

Les mots ne retiennent aucune preuve
aucun silence
Ils te déposent un peu plus loin
rongé par le soleil.

[…]

Cela peut ne rien signifier
juste le provisoire
le midi parcouru d’un nom
à un autre.

Aucune sécheresse académique, aucun dogmatisme pour cette recherche, mais, dans la lumière du paysage (Le matin s’accroche à un châtaignier/ Un volet pousse un nuage), le simple accomplissement d’un exister conscient par lequel se jauge l’exigence/ du néant. Si le poème de Christian Viguié consent à ne se penser qu’en limite (S’approcher/ sachant que rien ne fut pris/ mais juste effleuré/ ajoutant une ombre à une ombre), il revendique aussi quelque non-violente insoumission dont il se veut redevable à la pierre légère d’un parfum/ à une branche que tu casses/ et qui retentit à peine/ dans l’éternité surprise. Ainsi se décante et s’épuise le destin d’homme :

Souvent tu n’écris
que pour différer le silence
déplacer la mort
au milieu de l’herbe
pour donner la chance
aux pas de l’homme
ou à l’oiseau.

Le poète n’entend pas échapper à l’éphémère. Il reste au contraire, résolument mais sans effort, dans un immanent dont il montre le chemin, échangeant ce qui passe/ et ne passe pas […] un dieu/ contre une brindille.

Une belle et profonde lecture. De précieuses pages pour écouter une voix/ qui soulève le temps.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

CÉLINE VARENNE : La Couleur confisquée (Librairie-Galerie Racine, Paris, 1998)

Étrange éblouissement que celui de ce livre ! Confiscation de la couleur, soit, mais vécue – au sein du blanc secrètement habité de son spectre (porteur des rythmes septénaires) – comme épopée vers un invisible : celui du plus vaste assentiment, le oui en forme d’alliance/ […] le don d’émerveillement/ la vertu d’innocence.

Cela commence par une double allégorie : espace dialogué de la neige et du glacier, qui pourrait figurer comme un idéal d’amour à l’extrême pointe du monde :

ses doigts atteignirent
la lèvre de surplomb

[…]
des doigts aveugles
palpèrent le rebord de la vire

Une deuxième suite (Blanc sur la palette) organise, elle aussi, les fortes tensions d’un champ de dualité car c’est d’une rugueuse confrontation peinture-poème qu’elle se nourrit. Et le Peintre que de nombreuses pièces évoquent ici n’a nul besoin d’être nommé au lecteur qui, peu à peu, identifie les signes de sa présence : Paul Gauguin se devine d’abord (par la tonalité, l’invocation à l’originel, au primitif/ avec ferveur), puis s’affirme, se confirme « en clair », tout au long de ces pages de passion vigoureuse (par exemple par des citations ou reprises de titres connus : « Eh quoi tu es jalouse ? » ou encore « Christ jaune »). Mais d’autres peintres, très différents, peuvent, de loin en loin, s’entrevoir comme par des jeux de contrastes (Bosch sans doute, Ensor peut-être ?), et le poème sait aussi se pénétrer de la matière même de la peinture (encres, huile, toile…) et de tout ce qui, en même temps, fait son objet et son « écriture » : ainsi le nu est-il abondamment célébré au même diapason de beauté dans plusieurs poèmes et, entre autres, dans l’impressionnante cohorte des èves chassées de l’Eden (page 66).

La troisième partie, Blanc qui signes, porte encore plus haut l’ambition poétique, ce que reflète d’ailleurs le sous-titre : la force du verbe. (Tu m’appelles/ parole vive […] mes ailes d’ange me concèdent/ la joie pure). Le désir du poème pour la cime invisible/ par excès de lumière conjure les maléfices et les prestiges d’un monde désespéré, annonce la révélation, explicitement trinitaire, pour vivre selon l’amour/ avec tes compagnons d’éternité. L’horizon du texte, singulièrement élargi au point de se dissoudre dans une forme d’abstraction picturale, ombre du blanc/ sur le blanc, nous appelle au delà même des confins, des limites de l’homme […] dans l’être/ hors de l’être/ ciel et eau.

Le style, sans coquetterie aucune, à l’image d’une pente abrupte, demande des hardiesses de lecture. Un livre comme celui-là s’écrit par passion. Il doit se lire de même.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 138)

CHRISTIANE VESCHAMBRE : Les Mots pauvres, (Coll. Grands Fonds, Cheyne éd., 1996, 3ème édition : 1998)

Il n’est pas facile de parler de ce livre, Les Mots pauvres : l’ayant lu, on pourrait se défier de sa propre parole, se sentir obligé d’éprouver chaque mot avant d’en faire usage à nouveau. C’est qu’il s’agit non seulement d’un écrit d’une exceptionnelle qualité, plein de retenue, de pudeur, mais surtout, envers le langage et son rapport au monde, d’un acte de probité – si rare dans les lettres – et d’une expérience de profondeur et de lucidité à laquelle il ne paraît pas possible que le lecteur puisse lui-même se soustraire.

Sous la forme aérée de billets secrètement destinés, jour après jour, à celui qui accompagne sa vie, la narratrice nous conduit pas à pas dans la fable philosophique dont elle a risqué le pari à partir d’un événement certes postulé, mais aussi intime que radical : la perte soudaine de la parole, un matin au réveil, qui la précipite à l’intérieur d’elle-même, d’abord dans la souffrance, puis, progressivement, dans une lumière d’évidence inespérée.

La voici frappée, comme par miracle, d’une claustration qui, peu à peu, devient visionnaire, la rendant réceptive, sans pathos ni prophétisme, à une révélation d’elle-même, des autres et du monde. S’il n’y a plus cette parole-marchandise, cette valeur-travail, cet outil professionnel qui assurait subsistance et statut ; s’il n’y a plus la menue monnaie des banalités d’usage par lesquelles une certaine pratique de la parole fait rite dans l’euphorie facile qui récompense les consensus, il reste à n’être que [s]oi-même dans un silence goûté comme lieu de l’unité, silence tellement valorisé qu’il appelle encore le silence. Dans l’étrangeté de cette nouvelle condition, les signes de la convention sociale n’en finissent pas de s’étioler : par exemple, cet agenda que l’on ferme, instrument dévalué d’une illusion où on se sent propriétaire du temps à venir ; par exemple encore, ce sourire de pure convenance, auparavant si machinalement dispensé, aujourd’hui sévèrement économisé. En sens inverse, des valeurs nouvelles grandissent : le goût de dessiner, de peindre en secret, et, bien entendu, l’attrait du poème, entrevu maintenant comme consentement à la simplicité. Et, par-dessus tout, une capacité de douter encore, où se confirme une tension vers la vérité, vers un absolu qui parle bas.

On ne saurait trop recommander un tel livre : pour ses qualités propres d’abord, qui donnent un plaisir inaccoutumé ; mais surtout pour les prolongements de sa lecture, avec ce sentiment très fort d’avoir atteint, à travers les mots les plus simples, un seuil secret de plus grande authenticité en accompagnant l’auteur dans l’acte le plus intime et le plus mystérieux, celui par lequel un être se quitte, se perd pour accéder à sa vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 27/28, 2ème semestre 1999, p. 148)