Christiane VESCHAMBRE : Robert & Joséphine (Cheyne éditeur, 2008 – 15,50 €)

Avec ce livre, Christiane Veschambre franchit une nouvelle étape, qui nous paraît décisive, dans l’exploration de sa propre parole [[Voir notre présentation de l’auteur au numéro 25 des Hommes sans Épaules.]]. Elle parvient au plus près de cette vérité poursuivie sans relâche : à la fois celle de l’écriture et celle de la personne.

Le poème « narratif » qui nous était annoncé, nous le dirions plutôt « évocatoire », car il ramène au jour d’une émotion contenue – et dans le partage d’une présence – la vie humble d’une famille dont l’auteur est la mémoire « incarnée ». L’histoire de nos parents nous est obscure. C’est de cette obscurité que nous venons, constatait déjà Christiane Veschambre dans son livre Les Mots pauvres. Et c’est précisément avec les mots les plus « pauvres » (qui ne sont pas les plus faibles) que notre poète invente et articule un langage différent de celui de ses écrits antérieurs, langage de pudeur pour conduire à la lumière et jusqu’à l’épure une mémoire dénudée.

Joséphine, la mère, mise au monde/ sans être née, son passage sur terre/ personne// ne s’en est/ aperçu. Les « comptines » du poème lui tressent l’osier/ d’un berceau ; moi, dit le deuil, je n’ai plus/ qu’à le balancer.

À travers le prisme des souvenirs d’enfance, une foule de petits émois, pauvres bonheurs à la modestie déchirante, vient témoigner que vivaient Robert et Joséphine, invisibles dans le chaudron de l’Histoire, dans la soupe de détresse.

Le poète dresse leurs deux figurines sur tumulus :

petites/ à poser/ au-devant de moi/ dans l’espace/ qui m’échappe// et m’attend

Un ouvrage de tout premier ordre et d’une telle originalité que nous ne lui voyons pas d’équivalent dans la création contemporaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

CHRISTIANE VESCHAMBRE : Les Mots pauvres, (Coll. Grands Fonds, Cheyne éd., 1996, 3ème édition : 1998)

Il n’est pas facile de parler de ce livre, Les Mots pauvres : l’ayant lu, on pourrait se défier de sa propre parole, se sentir obligé d’éprouver chaque mot avant d’en faire usage à nouveau. C’est qu’il s’agit non seulement d’un écrit d’une exceptionnelle qualité, plein de retenue, de pudeur, mais surtout, envers le langage et son rapport au monde, d’un acte de probité – si rare dans les lettres – et d’une expérience de profondeur et de lucidité à laquelle il ne paraît pas possible que le lecteur puisse lui-même se soustraire.

Sous la forme aérée de billets secrètement destinés, jour après jour, à celui qui accompagne sa vie, la narratrice nous conduit pas à pas dans la fable philosophique dont elle a risqué le pari à partir d’un événement certes postulé, mais aussi intime que radical : la perte soudaine de la parole, un matin au réveil, qui la précipite à l’intérieur d’elle-même, d’abord dans la souffrance, puis, progressivement, dans une lumière d’évidence inespérée.

La voici frappée, comme par miracle, d’une claustration qui, peu à peu, devient visionnaire, la rendant réceptive, sans pathos ni prophétisme, à une révélation d’elle-même, des autres et du monde. S’il n’y a plus cette parole-marchandise, cette valeur-travail, cet outil professionnel qui assurait subsistance et statut ; s’il n’y a plus la menue monnaie des banalités d’usage par lesquelles une certaine pratique de la parole fait rite dans l’euphorie facile qui récompense les consensus, il reste à n’être que [s]oi-même dans un silence goûté comme lieu de l’unité, silence tellement valorisé qu’il appelle encore le silence. Dans l’étrangeté de cette nouvelle condition, les signes de la convention sociale n’en finissent pas de s’étioler : par exemple, cet agenda que l’on ferme, instrument dévalué d’une illusion où on se sent propriétaire du temps à venir ; par exemple encore, ce sourire de pure convenance, auparavant si machinalement dispensé, aujourd’hui sévèrement économisé. En sens inverse, des valeurs nouvelles grandissent : le goût de dessiner, de peindre en secret, et, bien entendu, l’attrait du poème, entrevu maintenant comme consentement à la simplicité. Et, par-dessus tout, une capacité de douter encore, où se confirme une tension vers la vérité, vers un absolu qui parle bas.

On ne saurait trop recommander un tel livre : pour ses qualités propres d’abord, qui donnent un plaisir inaccoutumé ; mais surtout pour les prolongements de sa lecture, avec ce sentiment très fort d’avoir atteint, à travers les mots les plus simples, un seuil secret de plus grande authenticité en accompagnant l’auteur dans l’acte le plus intime et le plus mystérieux, celui par lequel un être se quitte, se perd pour accéder à sa vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 27/28, 2ème semestre 1999, p. 148)