Monique W. LABIDOIRE, par Serge BRINDEAU

Nous suivrons l’œuvre de Monique W. Labidoire à partir de « Saisir la fête ». Ce sont ses presque premiers poèmes nous dit-elle.

Le cri traverse le recueil. La vie, individuelle et collective, est exposée à tous les déchirements. Comment oublierions-nous l’histoire, le temps des crématoires et des charniers ? Le vent arrache tout sur son passage. Il semble y prendre plaisir. Monique W. Labidoire éprouve au plus vif le sens de la douleur. Mais elle redoute l’éloquence. Elle use volontiers du «peut-être», du «pas tellement» : « la douleur/pas tellement la douleur ».

Elle évoque avec précision les travaux de la ferme, la vie des villages, autrefois si rude. Elle se penche sur le plus humble. Si elle célèbre le chant des oiseaux, la beauté des plus simples fleurs – minuscules au regard du cosmos mais « extraordinaires » en elles-mêmes, elle voudrait donner une chance supplémentaire à ce qui, dans la nature, nous paraît le plus misérable ou le plus laid (l’ortie, l’araignée que citait Victor Hugo), ou le plus insignifiant (la fourmi).

Partagée entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre l’éphémère et l’illimité, elle s’efforce avant tout de comprendre. Nous attendons le soleil, et c’est comme si le soleil nous attendait.

En ce « court passage », où la femme, particulièrement, « devient son propre passage », Monique W. Labidoire interroge un ciel dont fut souvent rappelé le mutisme. Mais, tissant ses mots comme l’araignée tisse sa toile, ou comme les pauvres tissaient les fibres de chanvre (le langage, a écrit Guillevic, à propos de Monique W. Labidoire « est devenu tissu cellulaire »), elle attend de son travail quelque révélation. C’est sur la lumière que s’entrouvre le poème.

Arythmies (1978) peut paraître, à première lecture, d’une interprétation plus difficile. Le livre se présente comme une suite de chants, distribués en paragraphes de prose au rythme volontairement brisé, heurté. Les thèmes récurrents, sous la poussée de la sève, nous aideront à dégager le sens – comme signification et comme direction intentionnelle.

La nature, la campagne, même dans le monde du béton, restent proches. Voici les saules, les arbres fruitiers – noisetiers, poiriers, oliviers. Il y a quelque chose de pastoral dans cette écriture aux « battements » partiellement ou complètement (c’est-à-dire en quelque sorte, régulièrement) arythmiques. Monique W. Labidoire intègre à sa propre aventure poétique l’acquis de diverses traditions. L’humanité forme une chaîne d’union qui s’est constituée au cours des siècles, des millénaires. Il faudrait, avec les Phéniciens, remonter à l’invention de l’alphabet, étudier les différents systèmes graphiques, passer par l’imprimerie, s’accompagner de « musiques nouvelles ». Il importe de « préciser l’écriture », d’examiner le pouvoir des signes, aux différents degrés de leur usage, d’approfondir l’art de les interroger. Ne sommes-nous pas les héritiers de l’Egypte autant que de la Bible, de Virgile ou de Dante ? Des troupeaux passent dans la trame d’un texte dont la modernité ne doit pas nous écarter de nos permanences. Les signes sont « multiples », mais ils nouent entre eux « d’intimes relations ».

Le texte se présente effectivement comme un tissage. Monique W.Labidoire, qui aime les tapis d’Ispahan, fait aussi référence au métier à tisser de Jacquard – ce métier qui, pour elle, évoque « le tissage encré de la parole ».

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La nature et l’art – peinture, musique – composent la chaîne et la trame du poème. Une telle « géographie des lieux », qui unit, comme autant de « mailles », les continents de l’espace et du temps, laisse progressivement découvrir un « univers intouchable » en deçà ou au-delà de l’univers que nos sens et notre intellect appréhendent dans les limites le plus souvent reconnues de leur structure. Le « scintillement » d’une « nouvelle lumière » se fait déjà « plus vif ».

Le titre « Cassures » (1983) pourrait surprendre. L’expression, avec le tempo et le discret vibrato personnels du poète, paraît plus « limpide », plus « fluide », plus « claire » – ce sont les termes de l’auteur. Mais la musique cherche encore sa « gamme », non que le style manque de maturité, mais du fait que la recherche de la parfaite harmonie n’est jamais achevée. Les mots, comme « déchiquetés », restent en quête de leur « forme ». Le poète à l’œuvre, sujet au « désarroi », sera parfois tenté de rejeter, provisoirement, les rites.
Il s’agit toujours de remettre les mots sur le métier, non pour le seul souci de parfaire un art poétique, mais afin de se tenir au plus près du canevas esquissé. Monique W. Labidoire continue de « faire chevaucher les laines » et de travailler au « remembrement des mots ».

Lentement s’accomplit la métamorphose de l’ego dans sa quête de l’être. La hantise du mal ne nous empêchera pas de nous tourner, comme l’héliotrope, vers ce qui nous éclaire. Attentive au détail de l’existence, préparée à la méditation des symboles que nous offre la nature, songeant aussi à la licorne, Monique W. Labidoire conduit sa tapisserie où s’entrelacent fleurs et branchages, empruntant aux peintres leurs couleurs, aux musiciens leurs lignes mélodiques.

L’originalité thématique de « Cassures » nous paraît résider dans l’importance attribuée au corps, ainsi qu’au pôle féminin de la connaissance. L’anima se joint à l’animus comme les corps se conjuguent dans l’amour, unissant terre et ciel.

Un « nouveau temple » se construit que le poète ornera de son langage et à l’édification duquel ce langage même, langage dit « zénithal », aura contribué. Ainsi poursuivons-nous notre marche vers l’éternité du jour qui se lève. Mais quelque doute ou quelque angoisse reste à vaincre. Nous guette encore la « cassure » de l’ombre.

Géographiques (1991) nous enseigne que « le poème requiert lumière et rythme, mouvement, mémoire, embrasement » et que, de cette façon, « le poème cisèle son mystère ».

Nous avons déjà rencontré dans Arythmies , l’expression « géographie des lieux ». C’est bien une cartographie que nous propose Géographiques et c’est « dans les dénivellations du langage » que cette cartographie se dessine.

L’interrogation sur l’Ecriture et la Poésie est au centre du voyage dont Monique W. Labidoire retrace les étapes, en elle-même comme dans l’histoire et jusque dans la préhistoire (quand elle parle de « l’auroch du trait »). Par allusion, peut-être à une des définitions que Guillevic aime donner à la poésie, Monique W. Labidoire se plaît « à sculpter les mots du silence ».

« Entremêlement », « entrelacement » des éléments (la terre, l’eau, le feu), l’alchimie des formes, des parfums, des couleurs, des sons (musique ou chants d’oiseaux), tentative de « concilier les contraires », tel est bien le sens du voyage entrepris par le poète. Ce voyage, de caractère initiatique, par la sculpture du silence, le travail sur la pierre brute des mots, conduit de l’étincelle aux imperceptibles galaxies. Le « bleu profond des temples », rejoint l’azur qui hantait Mallarmé.

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Sous l’invocation de Saint-Jean l’intuition, autant que l’esprit de Géométrie, conduit par des « chemins de lumière », vers « ce que les yeux » – ainsi que le pressentait Rimbaud – « ne savaient voir ». Le don du poème, lieu d’oraison, est une « Eucharistie ».

Mais ce qui scintille au plus haut du ciel intelligible comme à l’horizon de notre humaine perspective, Monique W. Labidoire garde la sagesse de n’y reconnaître, en ce moment du parcours, avec la certitude de l’ambiguïté, des « ténébreuses lumières ».

Dans « Natures Illimitées » (1995), le regard s’élève sans perdre de vue son espace familier, sachant que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il va du « dehors » des « natures vives », au « dedans » des « natures mortes ». Épris des « intérieurs » (« natures rêvées »), l’esprit insatisfait des « natures désunies » d’« ici », part à la découverte, « ailleurs », des « natures unies ».

Les feuillages de l’imagination se déploient. Le « corps tout entier » participe au déchiffrement du texte. Le rythme auquel le poète a voulu s’accorder est semblable à celui des planètes, des océans. Il répond au balancier de la pendule. La tapisserie s’enrichit de significations renouvelées. Une lumière intemporelle, sans rompre les instants vécus, enrobe les objets. Dans l’intimité du silence, les plus riches partitions laissent découvrir des mélodies, des contrepoints inattendus.

De l’orient au couchant, les signes quittent l’espace restreint où quelque pénombre tentait de les maintenir. La nuit, dont nous aurons suivi les méandres, s’est accouplée avec le jour. Et le silence, témoin de notre passage, reste tout bruissant de formules, secrètes ou murmurées, qu’un poète, effaçant les frontières du profane et du sacré, voudrait transmettre avec confiance, toujours inquiet de l’essentiel.

Que l’harmonie règne entre nous.

©Serge Brindeau

Postface de GUILLEVIC à « Natures Illimitées » de Monique W. LABIDOIRE – Le Milieu du Jour – 1995

La poésie ne peut être définie, on le sait. On la vit ou ne la vit pas, et la vivre c’est communier avec les choses, avec le monde en paix ou en fureur, avec cette vibration qu’on appelle la vie. Lire de la poésie, c’est vivre intensément quelque chose qui n’a pas de nom et qui est la vie secrète de tout ce qui nous entoure. C’est l’acte d’amour avec ce que nos sens nous font deviner.

Certains arrivent à vivre et à faire vivre à d’autres cette communion. Ce sont les poètes.

Monique W. Labidoire est un poète. Elle donne cette communion avec d’innombrables choses dans leur intimité. Cela, par les moyens les plus simples. Par l’acuité de ses sens en rapport avec son univers quotidien elle parvient à se faire ouvrir l’universel. Chez elle les choses vécues ou rêvées prennent la dimension du monde et son langage à la fois plein et acéré, que depuis trente ans je vois évoluer, se concentrer sur l’essentiel, nous plonge dans une expérience et nous rend à nous-mêmes.

©Eugène Guillevic – Le Milieu du Jour

Jeanine Baude, d’île en île – Par Monique W. Labidoire

De l’Océan à la Méditerranée, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, d’île en île, le poème de Jeanine Baude se nourrit de toutes les particules d’une langue qui s’élabore sur le ressenti charnel de la nature, de la culture et de la construction de l’univers pour s’ouvrir sur le sens du monde. Cette écriture appelle au rythme mais aussi à la nécessité de poser sur le paysage du poème un des éléments qui lui semble des plus importants. Car des quatre éléments, c’est bien l’eau, élément premier de la vie qui est « Énigme et foudre à la fois dans ce désir cloué de chair et de sel opaque en ce lieu d’astrolabe Océan humain ».

Jeanine Baude trace l’épure de son poème tel qu’il lui apparaît dans son unité. Quelques mots sur la page blanche, un poème bref et concis, tout au moins pour les premiers recueils, quelques mots placés sur une vaste étendue qui doit autant que possible rester nue afin d’y laisser place à l’imaginaire et au contemplatif mais aussi à la volupté qu’appelle la nudité, même voilée. Cet espace est prêt à recevoir à tout moment cet « autre chose », qu’est le poème. Son écriture bien affûtée joue la partition des aigus et des graves avec beaucoup de virtuosité, mais elle n’en reste pas là. Elle s’incarne dans ce que la poète nomme « incarnat désir » ce désir appelé par tous les sens et qui traverse entièrement l’œuvre :

«Cette lumière du désir
Où s’arrondit le monde
Vasque remplie de bleu
Accomplit le mouvement
Salutaire des jours
Lavés
Au rythme océan.»

Le désir c’est tout simplement ici, l’amour du monde. À la fois désir d’en saisir la beauté mais aussi de montrer cette beauté, de la partager, de l’éclairer, afin de ne pas la voir disparaître. La disparition et la mort sont deux concepts récurrents chez Jeanine Baude. La destinée humaine, de vie et de mort, unique dans son évidence de finitude n’a pas fini d’absorber toutes les réflexions des philosophes, des artistes, des penseurs, de tout être réfléchi et bien sûr des poètes. Cela conduit la poète, selon ses propres dires, a peut-être mieux prendre conscience de la valeur de la vie et de saisir par les mots, par le poème le plus précieux de chaque instant.

Le poète ne serait pas poète si il, elle, ne savait un tout petit mieux voir ce que d’autres ne reconnaissent pas toujours. « Savoir regarder », nous dit Jeanine Baude bien évidemment ! Elle nous donne le tempo de son univers : jazz, saxo, trompette, piano. Elle mémorise des lieux en les nommant, Ouessant, Venise, Singapour, New York poursuivant sans relâche « Le domaine intact/Où revenir ». Sa poétique recense des mots récurrents : océan, totem, cariatides, sel, chant, mémoire, des appels qui frappent notre propre mémoire et nous permettent d’entrer dans l’univers du poète.

En suivant l’évolution de son écriture, on s’aperçoit qu’elle peut passer du poème court dit libre à la prose poétique, car nous dit-elle changer de forme est une prise de risque qui lui est nécessaire et s’impose selon les lieux, les événements et l’imaginaire de l’instant. Brusquement, le rythme peut changer et la mémoire du poète s’accorde joliment à des sons mélodieux alors qu’elle nous menait quelques pages plus avant sur des voies plus arides. Et elle nous offre quelques vers qui riment d’une façon assez inattendue sous sa plume :

« Cette cantate pour mémoire
comme l’oiseau frôle un bleuet
et les vents de mer le grimoire
de giratoires feux follets

croise le chant d’une écriture
la trame d’arides versets
dont le sel serait la parure
et l’océan l’anneau secret »

Un jeu de langue, des réminiscences et, bien entendu, un clin d’œil plein d’humour à une forme un peu passée empreinte d’une certaine mélancolie sous la plume de notre poète. Tout aussi brusquement le poème revient vers des résonances dont la modernité ne nous échappe pas et affluent par saccades comme arrachées à un territoire qui ne serait plus en mesure d’offrir le plus intime bourgeon. (je veux parler de l’ego et de la distance prise)

Parfois il y a tentation pour le poète d’enfermer son poème dans une « tour d’ivoire » ; pour Jeanine Baude nous pourrions plutôt reprendre l’idée de l’île, l’isola, là où la poète s’isole et où elle peut continuer son dialogue avec les éléments de la nature, du ciel, de la beauté en écho avec un soi-même qui ne se résoudra jamais à la perte de tous ces trésors. Le poème, la poésie sont bien dans cette œuvre les cariatides dont elle nous parle et qui soutiennent l’édifice en construction. Une construction solidifiée par des mots bucoliques en un jardin par essence même secret. L’île, le jardin, l’océan, la terre tracent ensemble le mouvement d’un monde toujours inconnu, toujours à découvrir : par le poème.

Avec Incarnat désir publié en 1998, J. B. ne va quitter ni l’horizon de l’océan, ni l’eau, son élément de prédilection. L’océan, grand géniteur de vie insémine tous ses espaces par la parole poétique — l’espace surtout de ce fameux « océan humain » dont nous parle la poète dans son précédent recueil. La chair du texte, d’une sensualité évidente, dévoile ses courbes et ses creux mêlant ses sonorités à des saveurs gourmandes, dans un lyrisme soutenu par le choix de mots qui nous précipitent dans un paysage qui pourrait paraître étroit par la forme du poème mais s’épanouit autrement. C’est sans doute une des forces de JB qui avec peu de mots réussit à dessiner une fresque là où on s’attendait à ne trouver qu’une esquisse, c’est nous dit-elle : « Une question de nudité » et dans son poème il est bien question d’amour et peut-être bien d’amour perdu :

« ÎLE CORPS OCÉAN » le titre d’un de ses recueils pourrait bien être le troisième volet d’un triptyque toujours ouvert sur l’océan. Le poète vit la mer dans sa réalité, à Ouessant tout d’abord où elle trouve un renouvellement d’inspiration dans un endroit qui ne change guère pour l’essentiel et que l’on pourrait trouver trop immobile, puis en mer Méditerranée dont elle est la fille naturelle. Deux lieux, deux entités sexuées, le masculin et le féminin qui s’accouplent avec passion et volupté dans le poème de J. B. Dans ce troisième volet, le bleu méditerranéen apparaît comme un élément de civilisation dans lequel la poète va introduire ses propres repères. La langue toujours tactile sous le feu des mots cherche à revenir sous l’entrechoquement des voyelles, mais l’espace poétique se confond dans le désir et le plaisir du présent, cet espace « C’est » nous dit-elle, «une étendue de mots, de lettres de syllabes,/une langue// une épaisseur où salive un baiser dans la durée».

Parfois le lecteur doit renoncer au sens immédiat du propos, l’univers du poète restant trop fermé. Pourtant les mots proposés ne sont jamais abstraits, ils ont toujours un sens, mais le poème reste une énigme que selon nos mœurs, notre culture, nos approches et l’humeur du jour, nous pouvons ou ne pouvons pas résoudre. Voici un exemple hors contexte :

«Et Venises les bois de Cadore
La route les fers
Il est minuit docteur Schweitzer

C’est un tango

Une autre souche à brûler»

Bien sûr si nous nous arrêtons sur ces vers nous allons tout de même y trouver des repères. Et tout d’abord le nom de Venise avec un s, ce pluriel dont nous aurons peut-être une clé dans un autre livre qui s’intitule «Venise, Venezia, Venessia», puis la route, les fers, une interrogation. Avec : Il est minuit docteur Schweitzer, nous sommes en compagnie de Boris Vian et du jazz qui semble être une musique importante pour la poète. Jazz y sommes-nous ? Non, c’est un tango, écrit Jeanine Baude comme pour nous détourner de notre route. Ne nous y enferrons pas et sautons à pieds joints dans l’ouverture, car nous dit-elle plus loin, « Les grilles sont de peu de durée » .

Le poète a besoin d’espace, elle a besoin de respiration, elle tente d’atteindre l’hyménée en transcendant une certaine réalité par le poème. Le poème résonne de ses instants où elle peut accéder dans un souffle de plaisir à d’autres zones : « inespérée l’ivresse » avoue-t-elle. Une ivresse qui se poursuit par le voyage, par la joie d’une connaissance confirmée ou révélée, ainsi cette très belle suite sur « La compagnie des Indes ».

Qui ne connaît pas Port-Louis, en Bretagne et le passionnant musée de la « Compagnie des Indes » niché dans une citadelle Vauban d’où l’on découvre l’orient, l’orient qui désigne, l’est, le levant, mais aussi la ville de Lorient qui en tient son nom ; qui donc ne connaît pas ce site peut partir en compagnie de notre poète qui a su capter avec beaucoup de finesse, de mélancolie et de sensualité l’aventure vers l’orient des épices, du thé mais aussi vers l’histoire des hommes et des femmes et ici nous trouvons la présence de Byzance. Dans ce recueil, la poète ne quitte pas la mer, elle embarque à Venise la Sérénissime, gagne Byzance sans quitter la place Saint-Marc, où elle rencontre par une nuit de janvier, sans doute pluvieuse, il pleut beaucoup à Venise en janvier, ses propres fantômes, Italo Calvino, Joseph Brodsky, Pasolini, George Sand et Thomas Mann, voilà bien la force de ce poème que de nous interpeller, de nous entraîner, vers d’autres lieux, d’autres vies à partir de points géographiques qui peuvent paraître antinomiques ou au moins éloignés les uns des autres: Venise, Lorient, Manhattan mais qui au contraire sont liés par l’appel de l’océan, des échanges et de la connaissance.

Venise est une île. Reliée par les hommes au continent.(Mestre) Jeanine Baude la ressent comme un lieu à part. À la fois isolée de toute autre terre et unie à tant d’aventures. À Venise, on côtoie un peuple de marins, d’aventuriers, de passants ; depuis la République de Venise, on embarquait vers l’ailleurs. Aujourd’hui c’est toujours un port d’ouverture et d’aventure. L’ailleurs reste ancré à cette terre aux palais flamboyants, aux canaux putrides par endroits, où la grandeur passée fréquente une marée de touristes venus de tous les coins du monde. Venise est-elle vouée à la disparition ? On le craint. Aussi les livres, les écrits, les photographies, les films viennent à son secours. J.B. participe à ce sauvetage en nous livrant sa vision de cet endroit unique, en nous guidant, en poète, dans cette Venise fascinante sillonnée par Le Tintoret, Bellini, Monteverdi, Mondrian, Paul Klee, tant d’autres.

S’isoler pour écrire ne veut pas dire s’isoler du monde et la poète introduit dans la chair même de son écriture les événements du monde au moment même où elle écrit. C’est ainsi que nous passons de la peinture vénitienne à la guerre du golfe, de l’évocation du Titien à la Tchétchénie.

À sillonner les ruelles et les canaux, à prendre le frais dans les églises, à déguster un verre de vin blanc dans une trattoria, la poète se plait à introduire des personnages imaginaires dans un récit habité de personnages authentiques, artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, notables, mécènes. Surgissent deux écrivains aux prénoms italiens Enzo et Maria qui sont identifiés comme écrivains de Bruges, cette ville surnommée la Venise du Nord.

Vivre Venise au plus près aide J. B. à faire cohabiter d’une façon harmonieuse l’imaginaire et la réalité de cette ville peu ordinaire. On sait que la réalité peut dépasser la fiction ainsi, laissons-nous porter par tous ces personnages vivants ou morts qui hantent la page du poète. Des personnages de roman s’introduisent dans le récit. Ils sont écrivains. Y a-t-il ici un dédoublement ou plutôt un redoublement de la personnalité même de la locutrice ? Peut-être. Autour d’eux, Venise continue dans le récit à vivre son présent et son passé. Un exercice de style tout à fait intéressant où l’essai de la pensée voisine avec la création poétique et le roman. Sans oublier l’auteur même du récit qui devient le personnage principal du livre même si « Je » se veut une autre.

Le Je, le Tu s’approprient tout l’espace du poème dans les dialogues intérieurs nourris du visage de l’autre. Un amour sûrement, peut-être un jeune homme qui deviendra homme. Un visage imaginaire, un personnage sorti d’une fresque vénitienne que la poète emporte avec elle mais toujours un vrai visage d’amour :

L’écriture de Jeanine Baude ne livre pas tous ses secrets. Certains textes peuvent paraître hermétiques. Il faut laisser du temps au temps, nous dit-elle, du blanc dans la page, du bleu dans les mots, du noir dans les ombres. Grattez, suivez la piste, effleurez, gardez intact votre désir d’être en poésie, de respirer en poésie, de regarder certains poèmes comme des petits tableaux ou les écouter dans leur motif. Couleur, son, résonance, amour, désir construisent l’œuvre. Les continents du poème existent bel et bien dans cette œuvre même si une nouvelle fois, la poète s’arrime à une île mais celle-là largement habitée, une « ville île » dans laquelle le business est plus présent que le poème. Quoique ? Jeanine veut-elle nous prouver le contraire ou tout simplement nous montrer que le poème est partout avec elle, et dire comme Sertorius (et Corneille) pour Rome : « Rome n’est plus dans Rome, elle est là où je suis » ? Le poème est avec la poète, en tous lieux, là où elle est, là où elle vit.

De Sertorius exilé en Espagne à la corrida il n’y a que quelques pas puisque l’Espagne est le pays de la corrida et que Jeanine nous dit avoir une passion pour l’art tauromachique. Mais ne serait-ce pas cette prise de risque du torero, cet affrontement avec la mort qui la subjugue ? L’être humain n’est-il pas lui aussi en affrontement permanent avec la mort ? Prendre des risques c’est vivre la dépossession, la disparition, le changement. En poésie, comme dans sa vie, Jeanine aime changer de forme, de contenant et de contenu et passer de Ouessant, une île presque inhabitée, à Manhattan, une île surpeuplée, jusqu’à Venise, une presqu’île désormais, pressée par les millions de touristes qui la visitent. Rien n’est formel, tout bouge. « Et pourtant ! la terre tourne ! » dirons-nous avec Galilée. Ici le silence, là le bruit, puis de vastes étendues arides désolées, là une humanité aux regards multiples, aux couleurs de peau différentes, aux langages oubliés.

Il est de bon ton ces dernières années de parler de « Work in progress » que Jeanine traduit en bon français par « L’avancée dans le texte ». Pour la poète, l’avancée dans le texte est en adéquation avec l’avancée dans le vécu, le ressenti, l’observé, l’échange avec les lieux, les gens, les éléments ; C’est une façon de célébrer le monde et de rester vivant. « Il n’y a que cela à faire, écrire pour durer encore » écrit-elle avant d’œuvrer totalement son « Chant de Manhattan ». Elle avait déjà éprouvé cette manière de construire son texte avec ses « Venises », et ses « Océanes » me semble-t-il. Mais dans ce recueil il y a, en premier lieu, l’énoncé de ce qui va se faire, qui se fait déjà et qui est ce fameux « Work in progress ». En deuxième lieu, il y a la pratique, la réalisation du poème proprement dit qu’est « Le chant de Manhattan ». Façon très intéressante de faire partager son travail au lecteur et surtout de lui faire confiance. La poète nous livre ainsi ses secrets de fabrication, son expérience, et nous laisse pénétrer au plus intime de son processus de création.

Le chant de Manhattan, c’est évidemment l’épopée des premiers immigrants avec ce qu’elle comporte de bien, de mal, de possession et de dépossession, c’est la rudesse, la difficulté, l’argent, la maladie, c’est là aussi le « work in progress » des civilisations, des religions, du métissage, de la politique, de l’argent, c’est le défilement des mondes, de chair, de musique et de sang. Lire ce livre c’est être dans l’histoire de l’Amérique. Pour la poète, Manhattan semble être une sorte d’arche de sauvegarde d’un monde multiple, une arche de miséricorde sur laquelle l’humanité entière s’est rassemblée pour être sauvée du déluge universel. Sauf que l’histoire montre que l’humanité crée ses propres déluges et tout est à recommencer. Mais le poème est puisé dans le fondement même de la matière humaine que Jeanine Baude observe et nous donne à voir. Les poèmes affluent, inondent, comme un déluge justement et le champ poétique semble ne pas pouvoir arrêter sa fougue comme si la locutrice ne pouvait se résoudre à ne pas tout englober, tout dire, tout vivre, tout ressentir. Tout doit participer au Chant, un chant qui est porté au plus haut de la voix.

Les poèmes sont sonores et résonnent de battements de tambour, du tempo des cuivres, de l’improvisation jazzique, de Negro spirituals, le jazz est là, telle une écriture spécifique au nouveau monde. Le tempo est là dans le poème et c’est avec joie que nous y retrouvons Langston Hughes, un poète noir américain dont nous devrions lire la poésie plus souvent et que Jeanine met en exergue à son Chant de Manhattan avec un court poème que j’ai rapidement traduit :

La nuit est belle
Comme les visages de mon peuple

Les étoiles sont belles
Comme les yeux de mon peuple

Le soleil aussi est beau
Comme est belle aussi l’âme de mon peuple.

La poésie est aussi musique et si elle n’est pas pour tous « la musique avant toute chose » elle est nécessairement rythme, battement, accords sur l’instrument qu’est le corps du poète. Elle est tous ces passages, ces écoutes associées à des lieux. Le Jazz à Manhattan, Jean-Sébastien Bach à Leipzig, Mozart à Salzbourg, Bartok à Budapest. Tout avance, la vie, le poème et reprenant un vers de René Char, Jeanine Baude confie: « Aller me suffit ». Aller oui, vers et avec le poème, avec les mots du piano, avec les mots de l’amour, avec les mots de la culture et de la connaissance. Le travail de vie s’élabore, l’expérience du poème conduit l’œuvre, une œuvre qui se révèle en avançant dans un temps qui passe de l’éphèmère à l’éternité.

***

Il semble que de Ouessant à Manhattan en passant par Venise et grâce à la poésie, nous avons pris la mer et vogué à l’aventure du monde, dans le désir de saisir, de comprendre, de vivre tout simplement. Jeanine Baude nous guide dans sa progression et nous indique des voies de passage. Il y a un équilibre entre la nudité d’Ouessant, la marée humaine de Venise et le foisonnement de Manhattan. Tout y est et nous appelle : La grande nature, parfois déserte, — on pourrait dire isolée/désolée — chargée de solitude, le lieu si particulier de Venise où des artistes, des personnages évoluent comme en représentation, comme dans un théâtre sur la scène de la vie et Manhattan avec sa vie brutale et immédiate faite de sang, de chair et d’argent. New York, une ville où l’on ne dort jamais dans laquelle il faut faire et faire toujours. « Do and Do » nous dit le poète.

Ici le poème prend une autre identité. Il est en prose, il constate, dénonce et s’engage. Il est historique, documenté mais il reste avant tout un chant poétique puisqu’il raconte une épopée, celle de tous ces peuples émigrés vers ce qu’il y a lieu d’appeler « le nouveau monde ».

Ce poème nous violente parfois, comme le désir. Il nous propulse dans un imaginaire qui rejoint la fiction. Où est la fiction ? Où est le réel ? Jeanine a le talent de les réunir, de les faire fusionner, créant ainsi un style tout à fait singulier. Le sens du secret que nous avions souligné plus haut pour certains recueils se transforme en énigme résolue, en puzzle reconstitué. La connaissance de soi, l’ouverture par les mots aux idées, à la philosophie, à l’observation, à la spiritualité et à la beauté constituent les matériaux essentiels de ce « work in progress » qui œuvre désormais sous la plume du poète et n’aura de fin qu’au bout de sa course, tous feux éteints. Pour l’instant, les lumières scintillent et les étoiles de la constellation du poète sont pour nous autant de signes et d’appels. Nous y avons répondu aujourd’hui au Mercredi du poète et n’oublierons pas désormais de regarder le ciel.

©Monique W. Labidoire

Serge BRINDEAU sur LE DAMIER BLANC ET NOIR

Avec le poète, nous allons tenter d’« ouvrir ou clore un paysage ». L’un de ses paysages, car Serge Brindeau en a de nombreux. J’ai choisi un paysage cérébral et philosophique, un damier blanc et noir qui nous apparaît sous une lumière éclairante dans l’œuvre mais sera parsemé, sans doute, de tout ce que ce paysage diffuse de nature, d’éléments et d’approche du monde creusés dans le blanc de la lumière et le noir des ténèbres.

Le blanc, récurrent chez Serge Brindeau accueille à l’ouverture les premiers poèmes, des poèmes sous forme de récits qui racontent les gens, le monde du quotidien, la réalité de vies diverses et racontant, le poète nous dit, je le cite :« Les Rois de mon enfance, avaient de la terre humaine, plein les mains » (SB p 13). Dès ses premières publications, Serge Brindeau suit un chemin dans lequel il va nous conduire, il marche vers une main qu’il veut nous offrir « une main nue » écrit-il « un visage pur comme ce jour sans passé/ que dans la nuit préparent les grands ouvriers ».

Mais qui sont ces grands ouvriers bâtisseurs, hommes et poètes associés à cette « belle ouvrage » qu’espère le poète ? De la belle ouvrage, Serge Brindeau sait faire en philosophie, en poésie ; poésie pour vivre soi-même mais aussi pour faire vivre les autres sur ce chemin partagé, un chemin d’amitié, de rencontres, d’expérience et de poésie, un chemin éclairé et qui va droit, à la verticale de la lumière quand le soleil est à son zénith. Brindeau est toujours appelé par la lumière et comme le suggère son ami Wellens dans un entretien publié dans le numéro spécial de La Sape, il semble vouloir toujours se tenir à proximité de la lumière même si le soleil en biais peut faire dévier certaines lignes ; mais affirme aussi Gaston Bachelard dans une lettre publiée dans ce même numéro, chez Brindeau « on y voit clair, on y voit droit ». Pour être en règle avec soi-même écrit le poète.

Au début il y a le blanc et la lumière, il y a le noir et les ténèbres, ces forces en opposition parfois brutale mais que le poète va devoir regarder avec la même intensité. Il faut comprendre pour combattre, mais il faut aussi comprendre pour aimer. Il le sait, trop de lumière peut aveugler, mais la lumière peut aussi éclairer violemment et révéler des zones que l’œil ne supporte pas. L’œil sait aller au-delà de cette lumière aveuglante et tel un oracle, le poète annonce comme il en ressent la nécessité impérieuse et je le cite, que :« Les murs se couvriront de linges noirs ». Le poète nous dit bien que le monde en effet n’est pas que belle lumière, il est aussi l’obscur sur le damier blanc et noir du hasard.

Ainsi son poème va du blanc au noir, du noir de la mort inscrite dans la destinée humaine au blanc d’une absolue connaissance et songe-t-il avec une grande maîtrise : « Nous prenons méticuleusement de l’espace/pour oublier que nous passons », et il affirme quelques vers plus loin « Nous irons rejoindre [un] jardin blanc ».

Nous avançons aux côtés du poète, un pas blanc, un pas noir, mais ces pavés sont du ciel et de la terre et la terre de Serge Brindeau embaume de thym, de sauge, de menthe, d’églantine et de basilic. Les paysages dessinent des ombres et des lumières, mais savent fixer le motif qui réconciliera les contraires.

« … Touffe très secrète du basilic
Un gravier remonte au ciel bas vers les parfums
La terre et l’eau communient
Pour donner sens à nos regards aux feuillages enfouis
Le souffle renaîtra plus vif et plus acide
À la graine du fruit
Qu’on protège et réchauffe en soi-même.

Nul paysage
N’a prévalu sur la demeure souterraine
Familière aux battements du sang
Nous sommes faits d’humus et de passions
De sève puisée dans le tombeau de la lumière
Tout retournerait au désert où la nuit se concentre
Si je ne veillais à recréer le diamant d’eau
Pensée d’aurore qu’il faut offrir à son visage…. »

Le monde est noir. Le poète colère. Bien sûr les mots liberté, tolérance et fraternité tiennent place forte dans son lexique, mais il est des limites qu’il ne supporte pas. Il y a ceux qui savent et ceux qui savent moins. Son métier de professeur ne peut le quitter entièrement quand il est poète. Il doit transmettre, clarifier, faire comprendre. Aussi la poésie doit-elle s’écrire, selon lui — et quelques autres —, dans un langage compréhensible et presque immédiat. Mais le poète doit garder toute sa liberté, toute sa vérité et n’adhérer qu’à son propre ressenti, son quotidien, sa vie ordinaire. Écrire pour l’homme ordinaire donc, comme un poète ordinaire ? Programme qui a fait grincer quelques dents dans certains milieux poétiques. Cette « Poésie pour vivre » signée par Serge Brindeau et Jean Breton en 1964 retient notre attention même si nous savons, tout au moins concernant Brindeau, qu’il n’était plus tout à fait d’accord quelques années plus tard avec certains passages du livre.

Le poète résiste à l’appel des clans, des écoles de poésie, il résiste aux médailles, aux uniformes, il résiste aussi au noir des ténèbres ; il est vivant pour son poème et celui des autres. Il prend très souvent la route et porte dans sa besace ses poèmes mais surtout ceux de tous ces autres qu’il découvre et qu’il encourage. Inlassablement il va de cafés littéraires en sous-sols discrets, de maisons de la culture en médiathèques et maisons de poésie, réunions poétiques, animations, donnant des articles aux revues, offrant des préfaces, il réalise des anthologies, un travail important qu’aujourd’hui nous nous devions de mesurer. Faisant cela, Brindeau est en parfaite adéquation avec une grande partie de ce livre à deux voix : rester au plus près des gens et leur donner une poésie pour vivre.

Avec le recul — et peut-être dans la période même de l’écriture, mais il fallait que ce livre existât—, Serge Brindeau comprend qu’il n’y a pas que le noir d’un côté et le blanc de l’autre, et il l’a toujours su. Mais qu’il le veuille ou non, il s’aperçoit que la poésie reste dans l’ombre et au secret de quelques lieux ; et qu’elle soit libre, directe, musicale, engagée, cérébrale, humoristique, farfelue, elle est à la fois noire et blanche, reçue ou rejetée. C’est ainsi qu’au jour, le pied du poète se pose sur le carré noir du damier et qu’à la nuit tombée son autre pied se pose sur le carré blanc. Il est ainsi, du haut de sa haute taille, toujours prêt à s’envoler.

Un coup de dé heureux et l’expérience du poème se poursuit de l’autre côté de la terre, au Japon, avec ce très beau recueil « Un bois de paulownias » où les contraires, loin de se fustiger s’unissent harmonieusement. La lumière ouvre sur le blanc et le noir comme autant de chandelles allumées pour fêter une bonne nouvelle. Un ciel/De gravier blanc, la Neige/ Voilée de noir/Visage blanc/ Masque blanc/Héron blanc/oeillets blancs/le noir s’est transformé en Nuit, en nocturne, en vêtements ou en chevelure positivant l’alliance et accueillant désormais le vermillon des torii et le bleu du ciel. Ouvrir le paysage sur l’inconnu, sur une autre civilisation, sur une autre forme poétique. Le poète ouvre grands ses yeux et dans l’intensité du bleu s’approche du jardin zen, du haïku, du cerisier en fleurs et de ce bois de paulownias dont on fabrique un instrument de musique au pays du soleil levant.

Revenu sur des terres plus familières le poète regarde « Par la fenêtre blanche » « La trouée de lumière ». Il ouvre de nouveau le paysage sur le monde habité par une humanité que l’on devine entre pierre et brume. Mais le chemin n’est peut-être pas aussi fleuri que le poète le voudrait car dit-il :

Calciné le chemin

Les feuilles noires
Offrent leur cendre

À l’astre neutre qui s’éteint.

Quel est donc le devenir de ce monde semble s’interroger le poète. Il nous semble bien qu’il ne veuille pas clore ce paysage malgré sa propre affirmation. Mais peut-être n’affirmait-il pas et s’interrogeait-il seulement. Pour faire vivre ce paysage, il parsème son espace poétique de fleurs, de fruits, de bruits, d’eau. La pluie vivifie les plantes, la feuille s’ouvre et dans la forêt, le temps repose. La lumière revient, blanche, pour s’assoupir et attendre.

Il fait si bleu
Quand le soleil
Se lève sur les îles

Le souffle
Avant l’aurore
Énonce la forêt

Toute parole pourrait naître

Un semblable feuillage
Unit au cerisier le chêne

Un jour
Écrit son ombre
Sur le toit.

Oui, le jour, cette nouvelle journée que va vivre le poète, ce jour écrit son ombre sur le toit. Ce toit qui résiste aux intempéries du vivant, aux ténèbres, à la fermeture, au gouffre que l’on retrouve si souvent chez Brindeau. Comme dans ces gares que le poète fréquente beaucoup, ce jour va accueillir la lumière particulière d’un instant privilégié pour s’installer au point rencontre d’une arrivée espérée ou d’un départ attendu. Ici encore les oppositions s’unissent car l’harmonie est appelée par le poète.

Mais où en est le poète de son avance ? Au bout du chemin, a-t-il couvert de ses pas et de ses poèmes chaque carré du damier blanc et noir ? « L’horloge bat » écrit-il, « Je ne vois pas le balancier ». « On dit qu’il neige,… Un rouge-gorge dans le froid ». Le temps est devenu blanc, « Le gris/ est chargé de blancs cristaux » « Les toits sont rayés de noir » « À fleur de terre/Les syllabes sont blanches » dans «Un même cercle blanc» qui pourra m’accueillir, dans un autre espace, dans cet inconnu dont je ne connais pas la couleur, semble dire le poète qui désormais n’hésite plus sur le damier. Noir, blanc, il lui faudra habiter le noir, il le sait. Mais c’est le blanc et la lumière que le poète choisit pour quelque chose qu’il lui faut bien nommer éternité et silence. Ce silence va devenir sa demeure à lui aussi et seulement cinq semaines après la disparition d’un poète qu’il aime, Guillevic. Serge Brindeau aura juste le temps de lui adresser son salut fraternel « in memoriam » en s’unissant à son aîné.

Le poète a nommé sa mort, notre mort, mais en ces instants qui lui sont consacrés ici et maintenant et que nous vivons avec force, nous restons, ensemble, sur le damier noir et blanc du hasard et de la destinée et avec lui nous tentons et nous tenterons pour le temps qui nous est imparti d’ouvrir ou clore un paysage et plus précisément le sien avec lequel j’en suis sûre, nous nous sentons en pays d’accueil.

©Monique W. Labidoire

PAUL FARELLIER – VINTAGES – Rétrospective 1968-2007 (Librairie-Galerie Racine, 2008)

Paul Farellier est un poète du souffle et de la distance. Ces poèmes naissent du creusement, du travail, de soins et d’attente. Ils maturent dans la grande cuve à poèmes, nous offrant des millésimes qui selon le poète lui-même peuvent varier selon la terre, le soleil, les pluies, l’attention du vendangeur. Quarante poèmes pour quarante années, le choix du poète a dû être bien difficile. Un peu de hasard a pu s’inscrire dans ce choix mais certaines années sont d’une qualité rare et c’est sans attendre que nous devons déguster ces poèmes.

Des instants, des lumières, un regard sur un vécu, l’oiseau qui s’envole, le silence toujours en recherche dans l’œuvre de Paul Farellier, tout cela impose un moment poétique dense et questionnant. « J’écosse la mémoire » écrit le poète qui tente peut-être de ne pas laisser s’égarer le moindre tremblement dans ce que nous pourrions relier à un vers précédent « Tout le métier d’aimer ». C’est que le poème de Paul Farellier ne semble pas vouloir rester dans la solitude même si les apparences sont parfois trompeuses chez ce poète assez secret. Son espace poétique s’appuie sur la réflexion philosophique et métaphysique tout autant que sur les éléments du monde et de la nature accomplissant par son poème une symbiose qui nous conduit à vivre avec lui la matière du monde comme son néant. Ainsi par l’union du paysage et de la lumière comme connaissance d’une finitude acceptée, nous pouvons lire ces très beaux vers :

«il a gelé blanc

et la lumière est prise.»

Silence, beauté, lumière, des étoiles que Paul Farellier ne doit plus chercher. Elles nous semblent véritablement atteintes dans ce recueil.

©Monique W. Labidoire

(Note de lecture in revue Poésie sur Seine, n° 68, printemps 2009)

Christiane VESCHAMBRE : Robert & Joséphine (Cheyne éditeur, 2008 – 15,50 €)

Avec ce livre, Christiane Veschambre franchit une nouvelle étape, qui nous paraît décisive, dans l’exploration de sa propre parole [[Voir notre présentation de l’auteur au numéro 25 des Hommes sans Épaules.]]. Elle parvient au plus près de cette vérité poursuivie sans relâche : à la fois celle de l’écriture et celle de la personne.

Le poème « narratif » qui nous était annoncé, nous le dirions plutôt « évocatoire », car il ramène au jour d’une émotion contenue – et dans le partage d’une présence – la vie humble d’une famille dont l’auteur est la mémoire « incarnée ». L’histoire de nos parents nous est obscure. C’est de cette obscurité que nous venons, constatait déjà Christiane Veschambre dans son livre Les Mots pauvres. Et c’est précisément avec les mots les plus « pauvres » (qui ne sont pas les plus faibles) que notre poète invente et articule un langage différent de celui de ses écrits antérieurs, langage de pudeur pour conduire à la lumière et jusqu’à l’épure une mémoire dénudée.

Joséphine, la mère, mise au monde/ sans être née, son passage sur terre/ personne// ne s’en est/ aperçu. Les « comptines » du poème lui tressent l’osier/ d’un berceau ; moi, dit le deuil, je n’ai plus/ qu’à le balancer.

À travers le prisme des souvenirs d’enfance, une foule de petits émois, pauvres bonheurs à la modestie déchirante, vient témoigner que vivaient Robert et Joséphine, invisibles dans le chaudron de l’Histoire, dans la soupe de détresse.

Le poète dresse leurs deux figurines sur tumulus :

petites/ à poser/ au-devant de moi/ dans l’espace/ qui m’échappe// et m’attend

Un ouvrage de tout premier ordre et d’une telle originalité que nous ne lui voyons pas d’équivalent dans la création contemporaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Claude LOUIS-COMBET : La Fin de l’archipel, dessins et gravures de J. G. Gwezenneg (éditions Isoète, Cherbourg-Octeville, 2007 – 13€)

Des éditeurs rares, ici Isoète éd., publient des livres qui le sont plus encore, quand bien même ils rejoignent une œuvre considérable, aujourd’hui abritée quasi toute chez José Corti : celle de Claude Louis-Combet. Les réflexions comme les récits lyriques les plus connus situent l’écrivain sur une île plus isolée et moins repérable dans l’océan littéraire actuel que l’archipel improbable d’où partit ou échoua Saint Brendan. La figure et la pérégrination du moine irlandais légendaire encadrent métaphoriquement la très belle confession réfléchie et lyrique de Claude Louis-Combet dans La Fin de l’archipel. Il s’agit là moins d’une relation autobiographique que de celle d’une aventure purement intérieure. Énoncé à la première personne, il semble que « l’homme du texte » et l’homme de chair s’y fondent (fondre : fusionner et fonder aussi) plus qu’ailleurs, dispensés ici parfaitement de tout recours à une tierce Figure (hagiographique souvent ailleurs). Car, dans toute l’œuvre, le souci de l’écrivain aura été de « rendre sensible la présence de la chair dans l’ordre des mots. » (L’homme du texte, Corti éd.). La confession personnelle ne se dépouillant jamais de l’apparat de la langue, l’écrivain parvient à les faire se conjoindre, comme en tous ses livres, sans aucun artifice, en un très juste accord.

Il y a dans ce texte très court (qu’amplifient en sa belle typographie les étranges formes ovoïdes des dessins et gravures de J. G. Gwezenneg) ce dont le reste de l’œuvre nous a faits familiers : l’aspiration vers Dieu, la cassure adulte, le péché de chair, la permanence d’une fascination
pour les figures de l’hagiographie, la lucidité face à l’avancée de l’âge, l’aveu aussi d’une masse d’écrits en attente dans cette réduction de la vie à sa peau de chagrin. Mais ce qui en fait la singularité et nous atteint plus que tout dans ce récit, c’est son cœur battant, la sève et sang qui l’irrite et le traverse tout et que nous savons, hors de tout texte, la réalité physique, concrète, charnelle de deux personnes indissociables.

Dans «le débord de la nostalgie et de la mélancolie », se dit, au plus loin comme au plus près des navigations du moine incitateur, le désir humain : celui d’une grande passion unique, consomptrice, vécue comme absolue.

©Bernadette Engel-Roux

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Marie-Josée CHRISTIEN : Conversation de l’arbre et du vent, photographies de Jean-Yves Gloaguen (Tertium éditions – Parc d’activités Quercypôle – 46100 Cambes ; 90 pages, 12,50 €)

On entre dans l’univers poétique de Marie-Josée Christien bercé par une étrange musique où les mots s’aventurent jusqu’aux âmes des arbres et au delà à cet endroit mystérieux où Quelques oiseaux dessinent – des points de suspension. Cette Conversation de l’arbre et du vent nous invite au partage de la mélodie et des futaies du plaisir. Le chant se mêle aux branches, les racines pénètrent la terre et c’est dans l’harmonie d’une poésie charnelle que Marie-Josée Christien évolue avec l’aisance d’une maîtrise de tous les instants. Tout peut cacher le soleil – un nuage – la pluie – l’oubli. Mots magiques dans leur simplicité naturelle. Termes empruntés à la nature dans ce qu’elle a de plus authentique. De toute éternité, le poète sait que D’un seul battement d’ailes – l’oiseau – à lui seul – remplit le jour. Les photographies de Jean-Yves Gloaguen soulignent avec délicatesse les propos de Marie-Josée Christien. C’est dire que ce charmant ouvrage réunit beaucoup de qualités. À commencer par le talent.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Pierre DHAINAUT/ Sur le vif prodigue, dessins de Grégory Masurovsky (L’Abreuvoir/ Éditions des Vanneaux, 2008 ; 70 pages, 12 €)

Le nouveau livre de Pierre Dhainaut, bellement illustré par Grégory Masurovsky, recourt à un vers proche de la prose qui appréhende généreusement une pensée développée par le poète avec cette générosité de cœur que l’on constate chez lui, de livre en livre. Saluer le vif, c’est saluer la charpente et l’écorce, l’os et la chair. Et Pierre Dhainaut alimente le secret du « dire » avec ses formules « au plus près » d’une poésie brillante dans laquelle s’implante un quotidien chargé des multiples attraits de l’existence d’un homme ordinaire qui possède le don de transformer la réalité. Voici que surgissent les vents – de plus loin que la mer, – ils ont déchiré l’horizon, – de ride en ride ils prennent le visage – pour du sable à morte-eau. Cette poésie sied à Pierre Dhainaut. Elle fait partie d’un tout qui accorde au Nord, cher au poète, les vertus de l’existence même, ce « vif prodigue » qu’il célèbre avec grand bonheur dans cet ouvrage. Les illustrations de Grégory Masurovsky ouvrent de larges baies sur la poésie de Pierre Dhainaut et ses compositions n’accompagnent pas les poèmes mais leur offrent les terrains sablonneux sur lesquels le poète s’engage avec volupté, dans la plénitude de son art. Confiance aux mains quand les regards défaillent, – elles ont peur autant qu’elles espèrent, – elles avancent : l’espace au bout des doigts.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Olivier DESCHIZEAUX : Le soldat mort (éditions Rougerie, 2008 ; 64 pages, 11 €)

Par le biais de courts poèmes en prose, Olivier Deschizeaux nous confie les interrogations et les doutes d’un soldat, mort pour une cause dont il soupçonne à peine tenants et aboutissants, un pauvre bougre d’homme qui se décharne et se désespère d’être devenu ce cadavre dont les chairs se décomposent, dont les sucs intimes suintent des planches disjointes. C’est la mort et son cortège de processus répugnants où la peau se désolidarise des chairs, où seule une philosophie subsiste après que la chimie a joué son rôle. Le soldat mort retrace une injustice (pour quelle raison mourir à vingt ans ?) qu’Olivier Deschizeaux dénonce avec véhémence en des textes d’une rare intensité. Vides artères du sable, tentacules jetés aux sorts ineffables de l’angoisse, terne congrès et tendre palissade, j’étouffe le nom de mes prétentions moribondes, la terre, le monde se sont tournés vers la folie du vent. Le soldat mort, c’est un peu de l’enfance qui disparaît avec le jeune homme tombant sous les rafales, Le soldat mort, c’est l’horreur de l’existence confisquée à l’âge où l’on songe à l’amour, aux plaisirs de tous ordres. La guerre insinue ses ailes sous le manteau brisé du printemps, les aigles s’abreuvent aux nuages, à grands pas s’approchent les secousses de l’autel qui ouvrira son sang au mien. Un livre éprouvant et beau.

©Jean Chatard

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)