J’APPARTIENS AU DEHORS, Pierrick de Chermont (Librairie-Galerie Racine, Paris, 2008)

Ces poèmes en prose, récemment révélés au public, constituent non un recueil mais un livre fortement unitaire, qui frappe tant par la hauteur de son inspiration que par la puissance et l’originalité de son écriture. Il y a comme un vrai bonheur à voir cette poésie – dégagée des modèles de l’actualité littéraire – reprendre en charge la langue exténuée que traînent bien des ruisseaux contemporains et la vivifier soudain, redonnant aux mots l’ampleur et le souffle perdus. Plus encore : la profondeur et l’élévation se tissent d’un humour sans mépris et l’équilibre s’établit, miraculeux, entre la gourmandise lexicale et le sensible du monde.

Nous allions décontenancés face aux bourgeons de la vigne, aux cerises dans les arbres, vertes comme des sauterelles. Même la pierre voulait agrandir la toge empire des vieux lichens. Le printemps est une marche trop petite pour la gloire, le cycle des soleils, une vieille au manteau trop étroit pour le culte.
Venez enfants druides, venez célébrer ce que les oreilles écoutent mais n’entendent pas ! Cueillez en paix ce que les paroles promettent de fraîcheur ! Redites comme la marguerite pigeonne au champ, le chevreuil à la fontaine de vos yeux et comme tous palpitent d’or sous la lune !

(Extrait de « Verdure »)

Le poète, on le voit, parvient à imposer à la force du verbe une confrontation assidue au réel. Ce réel, quel est-il pour lui ? À la question, cette note, nourrie d’une lecture attentive des poèmes, mais aussi d’entretiens avec leur auteur, tente une réponse qui ne soit pas trahison. Ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Y coexistent mesure et démesure : ainsi une Méditerranée, dehors « infini et clos », à l’opposé d’un Océan, dehors « des vertiges et du vide », avec lequel le poète entretient une complicité toute bretonne.

Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer. Dans le poème intitulé « Sillon », le paysage vu du train et la page d’écriture du voyageur ne cessent de se superposer, jusqu’à y découvrir leur impossible perméabilité – entendons tout à la fois l’impossible dissolution de l’un dans l’autre, comme l’impossible clôture entre les deux : « Folie que vouloir retenir les âmes sur des rails terrestres ! »

Cependant, le dehors, comme tout être vivant, résiste à la prise de possession. Les choses ne se laissent pas faire. Le poète nous initie à l’art de composer, au sens le plus tragique du mot : il faut délocaliser ses états, se fragiliser. Non pas tourisme avec garantie de rapatriement, mais exil sans retour, entraînant perte de repères et lente déréliction. Au bout, encore des marches à descendre, le déracinement final d’un soi, présent certes, mais dont rien ne peut plus assurer qu’il soit distinct du monde : « Aucun lien ne peut m’arracher aux forces du provisoire, à son absorption dans le tourbillon noir de la cendre. » On relève cette singulière et impressionnante figure : « Il monde ! Il pleut ! Parole impossible à prononcer… » d’où se dégage l’effroi d’une impossible extériorité au monde. Rien ne nous en distingue, nul endroit où se tenir et le tenir sous le joug d’une observation. Nous voici dans cet état que le poète appelle «néantitude».

Parvenir à soi-même, faire cesser cet exil, se rendre extérieur au monde ? Seul le permettrait un saut dans l’absolu. Mais ce livre n’en sent pas le vouloir. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain sont sillonnés : que ce soit sur le pavé des villes ou à travers les terroirs, un Ulysse, évidemment rusé, parcourt cette « néantitude ». Balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… tels sont les Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes de notre appartenance au dehors, de notre résidence forcée en quelque sorte, et voici donc, non sans étonnement, que s’en découvre « l’usage » ! Il y a là, pour le regard et l’écoute, une faculté merveilleuse que le poète appelle « l’âme » dans le beau poème « Résistance à la négation », que nous citons intégralement :

Qui veille adossé aux parois du jour ? Qui considère la nuit avec espérance ? Qui forme les emplois inédits de ce que nous sommes et dont il fait soif ?
Qui fait silence et suit en arôme les contours d’une parole ? Qui garde une disponibilité suffisante pour s’immiscer dans le labyrinthe de nos gestes ?
L’arbre livre au soleil le battement des saisons. La pierre aux océans, la courbe et la langueur de vivre. Tous offrent des réponses et des questions aux réponses. Qui s’en approche et les écoute ?
Qui tourne et fouille notre obscurité ? Qui cherche un salut dans une langue oubliée, une promesse derrière l’entêtement ? Qui voudrait un rapport neuf avec ce qui ne meurt pas ?
L’âme, notre fierté, notre passe-droit. Unicité sans encoche, fraternité aux enroulés stellaires. En elle, les fragilités de la vie sauvage, la torpeur du cristal, la harpe éblouie de l’aurore, la fierté du sel, l’appétit de nos villes, le rire écume des océans.
En l’âme, le miracle du livre unique. Une langue nouvelle, avec une grammaire, des voyelles et un vocabulaire neufs, parfaitement éternels, parfaitement recevables par l’autre. En l’âme, l’homme debout, droit comme un soleil.

Pourtant, en dépit de ces moments de gloire, la vie intérieure est toute d’opposition et, à toute tentative de possession, dresse autant d’obstacles que le dehors lui-même. Ce cocon n’est pas prêt à se rendre, à se soumettre à cette absence de bord, à la perte de soi-même :

Chaque matin, je réapprends qu’un autre que moi existe. Il serait ni chose, ni bien comestible, mais un vide insondable au cœur, irréductible à l’intelligence.
Par le jeu des millénaires, quelques modes de coopération me furent enseignés, un petit pécule remis pour tout échange entrepris dans les règles de l’art.
Mais que sa parole soit prière ou bariolure, toujours je la reçois avec violence. L’autre figure une lutte avec un dieu impossible. D’homme, il ne porte que les cendres et sa mort annoncée.

(Extrait de « Éloge funèbre »)

La vie intérieure, aussi sauvage que le dehors, recèle une violence inouïe, une capacité à renier tout ce qui n’est pas elle-même. Ulysse encore en représente la figure emblématique : tellement marqué, brûlé dans ses intérieurs par le voyage au dehors que, rendu à lui-même en reposant pied sur Ithaque, il n’est plus capable de se gouverner, de demeurer auprès des siens, d’apprivoiser le quotidien. Justiciable des dieux seuls : autant dire de personne !

À rapprocher ces deux électrodes que sont le dehors, infini et clos, et la vie intérieure, il y a pour le poète, non seulement une forme d’aventure, de recherche d’inconnu, mais un choix de vie, qui relève d’une foi, d’une confiance en la présence/absence de l’Être-Dieu pour l’homme. Très significatif d’un engagement chrétien, ce verset de Saint Paul placé en épigraphe : « Lui, ne retint pas Dieu en lui. Au contraire, Il s’anéantit homme parmi les hommes. » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».

Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009)

FORÊT JURÉE, Pierre-Alain Tâche – avec des pastels de Martine Clerc (Éditions Empreintes, Moudon, 2008)

Voici le livre où est d’abord vécue – et même explicitement figurée – une remontée à la source : un poète explore sa propre vérité en se restituant le pays d’enfance. S’il y parvient, c’est à travers le prisme de son expérience poétique et dans la transparence d’un savoir secret qu’il a gagné à vivre. Sur les pentes de l’origine, le regard et l’écoute, sitôt replacés dans un amont assurément enchanté, discernent mieux les vallées de la vie qui va, puis le terme encore voilé d’une chute inachevée.

Au demeurant, la mémoire, ici, ne semble pas vouloir ruser avec le temps. Un travail commun les réunit dans une « dépossession apaisée », selon l’heureuse expression d’Alain Rochat dans son prière d’insérer. Et surtout, l’ensemble du livre, comme chacune de ses étapes, porte à la fois un bilan[[Un bilan : c’est le titre du poème où s’achève la suite intitulée La vie qui va.]] du vécu et un constant « examen de conscience » du poète sur l’exercice même de sa parole, comme s’il ne pouvait se passer d’en juger la pertinence et la légitimité. Aussi, tout au long de ces poèmes, l’extrême précision lexicale, appliquée au « rendu » d’une nature tutélaire et presque consanguine, ne fait-elle jamais description, mais bien plutôt introspection : le regard du poète sur la nature est d’abord un regard en lui-même.

C’est sous un titre – Si nommer sauve – marquant bien le souci d’une véritable destination par la parole, que Pierre-Alain Tâche, en quatre brefs poèmes liminaires, donne sens à son « retour amont ». Encore peut-on, dans ce titre ambigu – énonce-t-il une simple hypothèse ou prend-il acte d’un acquis avéré ? – voir poindre à la fois un doute (je ne tiens rien pour certain) et une espérance (J’ai confiance en la vie qui va), c’est-à-dire tous les éléments d’une sorte de pari pascalien, en dépit de tout, pour la parole et l’écriture.

Pari tenu dès la séquence suivante, La vie qui va : dix-huit poèmes d’une grâce aérienne et lumineuse pour dire ce pan d’enfance qui revient:/ celle des fruits sauvages, près de l’eau,/ des cailloux lisses, dans la main… et tout aussi bien le chuintement de la faux ayant inauguré de lointaines fenaisons :

La faux régulière de l’aube, alors,
volait sur une herbe muette
– et c’était toujours dans le matin frais,
lorsque est gracieuse et légère
la chute des têtes folles.
Vous aiguisiez notre oreille et notre œil.

Mais très vite revient le souci lancinant de la valeur d’une parole poétique et réapparaissent les intermittences du doute et de la confiance ; d’un côté, le poète constate : Ma voix se fige […],/ qui n’a pas eu l’attention qu’il fallait/ pour le faîte d’un jour en suspens,/ dont le poème n’aura rien sauvé ; en revanche, évoquant l’eau du bisse roux (petit canal d’irrigation), il lui garde écoute,/ ayant toujours le poissonneux dessein/ de faire remonter les mots, pour frayer,/ jusqu’au bassin proche des sources. Dans le poème final de la séquence (Un bilan), il conclut provisoirement : Autrefois, j’habitais l’herbier/ qui depuis fane entre mes doigts. […] Le gel du silence a gagné./ J’appelle encore cela beauté.

Le cœur éponyme du livre, Forêt jurée (en patois d’Anniviers : Zau zoura), tire son nom d’un lieudit proche du village valaisan d’Ayer. En cette forêt, le poète, dès l’enfance, a pu se lier à la nature de manière fusionnelle et, en quelque sorte, se l’approprier.

La clairière où l’enfant a compris/
qu’il est
des choses infinies/
demeure un lieu vaste et sacré.

Ce lieu lui aura enseigné les mille enchaînements mystérieux par lesquels les éléments naturels et les êtres vivants forment autant de mutuelles réponses. De là, l’intime adhésion à la pensée baudelairienne des « Correspondances » : la Forêt jurée s’érige en temple et chacune des quatorze pièces de cette séquence poétique emprunte une brève citation au célèbre sonnet. C’est aussi, sur quatorze pages placées en regard, une correspondance en miroir que reçoivent ces poèmes sous la forme d’une série d’admirables pastels de Martine Clerc, non pas illustrations, mais, eux aussi, véritables poèmes visuels.

Cette séquence centrale est, de plus, le lieu d’une luxuriante nomination ; là triomphe, à travers les trois règnes, la fête lexicale à laquelle nous faisions allusion plus haut :

Autrefois, devant les vivants piliers,
luisait, sur un coussin de saponaire rose,
une cicindèle champêtre au vert foncé
qui me glaçait le sang […]

ou encore :

Sur l’arbre dénudé, dont la sittelle et la chouette
auront à disputer bientôt
les meilleures loges au grimpereau,
le pic épeiche ne transperce plus
qu’empreintes vides d’écriture.

Et l’on voit dans ce dernier vers reparaître la hantise, à chaque pas suscitée, du statut de la parole au sein de l’être – ce que confirment les vers suivants, désabusés certes, bien qu’adoucis par l’humour :

Mais la vie a tôt fait de détruire un poème :
elle fragmente ses métaphores
comme elle ferait d’un roc
– et j’essuie, chaque fois, pour cela,
la risée humiliante des geais.

Malgré cela, la parole, le mot, resteront pour le poète l’objet d’une quête indépassable :

C’est là-haut que je vais,
que je monterai, tant que je le puis encore,
écartant l’abondante luzule,
au-devant de ce mot qui m’attend,
depuis l’enfance, sous la mousse,
et qui me donnerait la clé.

Rêve d’un graal dont une des formes poursuivies pourrait être ce corps fabuleux d’Hélène, traqué dans six poèmes, troublants et magnifiques, en approche de la fin du livre. Cette Hélène n’est pas sans points communs avec une autre Hélène – « de vent et de fumée » – telle que l’a hantée Yves Bonnefoy ; et l’on ne peut que rapprocher la princesse imagée, chez Pierre-Alain Tâche, par des chardons calcinés/ qu’un vent violent disperse sur les eaux et celle dont la semblance, chez l’auteur de La Vie errante, ne fut qu’un feu/ Bâti contre le vent sur une plage […] brasier, ravagé par les vagues. Mais, tandis que le songe de Bonnefoy s’affairait au procès de l’Idée, celui de Tâche chante le long désir où le trouble impubère accomplit/ son chemin de sang vers la tombe.

Car c’est l’approche mortelle d’un jour honni […] où nous ne pourrons plus quitter/ l’hiver et la hauteur qui demeure en arrière-fond de tout ce livre, même en ses instants les plus lumineux, et que déclinent explicitement les huit poèmes de Haut octobre, antépénultième séquence de l’ouvrage :

Nous avons l’âge de marcher
vers ce qui, déjà, se retire
en ne laissant d’autre destin
qu’un devenir glacé.

[…]

Au-dessus, dans le gras fané de l’alpage,
où le réseau des signes se resserre,
tout (de la pierre peinte au lichen)
attend, sereinement, l’inéluctable.

Les trois poèmes d’un très émouvant finale mesurent, regardant le pan d’en face, cet écart que ressent tout créateur entre désir et inachèvement : J’étais venu pour faucher./ La distance est cruelle.// L’herbe est inatteignable. Et le poète, s’imageant en une feuille promise à quitter/ la branche où elle aura loué, écoute en lui-même le bruit ténu/ que fait sa chute inachevée. Et il lance alors cette ultime interrogation, non dénuée d’inquiétude : Mais qui dira que j’ai gardé foi ?

Nous le dirons, nous. Les réussites de ce très beau livre nous y autorisent.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009)

JACQUES TORNAY, FEUILLES DE PRÉSENCE, L’Arrière-pays, 10 €.

Le temps de quelques poèmes, l’on se découvre sur un chemin du bonheur, ouvert par une confiance impalpable, sans cesse renaissante, qui permet d’enjamber les rêches traverses du présent.

À chaque instant, le banal est converti en infini:

« La vibration de l’air
entre l’insecte et la plante sera la préface d’un miracle ».

La poésie naît de la confidence la plus ingénue, qui est aussi la plus grave:

« Je m’en remets à la manière
que j’ai d’être et de respirer ».

Jacques Tornay veut saisir les « occasions d’éternité », en laissant la moindre manifestation de mouvement et de vie lui révéler l’essentiel.

« Le ruissellement d’une lampe » libère du temps; la flânerie ménage des îlots de merveilleux:

« Les mares près des jardins légumiers
À force de s’étendre se transforment en océans ».

Même si « le bord de l’effondrement » se devine en filigrane des bonheurs d’exister, Jacques Tornay cultive, ou plutôt détient cette capacité de s’ouvrir des « nulles parts » où, voile à voile, les choses s’effacent dans une sorte d’illusion bouddhique.

Pourtant, c’est bien dans le sens de la réalité la plus méditée qu’il faut suivre le poète pour apprendre de nouveau les noms infinis du monde.

©Gilles Lades

GILLES BAUDRY: NULLE AUTRE LAMPE QUE LA VOIX, Rougerie, 13 €.

Ce livre est un journal et un guide spirituels. Et c’est parce qu’il est un journal qu’il est un guide. Pour celui qui, comme Gilles Baudry, est un contemplatif, chaque instant a à voir avec l’évidence. Et son propos est de la faire partager. Évidence spirituelle qui est aussi une évidence sensible:

« Les étoiles qui sont
les fleurs les plus lucides de la nuit. »

C’est l’oreille spirituelle qui guide: le mot déchiffre et dévoile les résonances de la transcendance dans le sensible:

« Ces chants blessés des oiseaux migrateurs
qui sont la plus belle preuve du ciel ».

Sans cesse, l’esprit obéit à la « germination de la lumière », image de l’infini renaissant et source d’un élan jamais las:

«garde la page inapaisée ».

Humble et fervent, le poète sait reconnaître les délégués de l’infini. Ainsi, la première neige:

« elle est la seule
qui sache et qui se taise ».

Gilles Baudry suscite une géopoétique spirituelle à partir des monts d’Arrée: « on vit ici/… avec l’épine dorsale des monts/ pour ligne de partage/ entre deux mondes ».

Du cœur de la mystique chrétienne, il élève son poème à la contemplation de Marie:

« Son regard de vitrail
s’éclaire du dedans
sa gravité légère l’apparente au ciel ».

Sa foi le place au nombre des pèlerins d’Emmaüs, dans les pas du Christ:

«leur battement dans notre cœur
abolissait le temps ».

©Gilles Lades

JOSETTE SÉGURA : AU BORD DU VISAGE, suivi de L’ENCLOS (N et B /Pleine page éditions), 12 €.

Dans cet ouvrage, qui a reçu le Prix Olympique 2007 (prix annuel de poésie en Aquitaine), Josette Ségura se fraie un chemin de calme certitude vers une spiritualité de plus en plus concrètement appréhendée:

« Je voudrais être dans une parole qui s’appuie sur l’air ».

Elle accueille cette douceur que recèle l’invisible et qui veut nous guérir de « tant de haine », haine elliptiquement et pudiquement tue.

Une telle poésie aspire à un déchiffrement de l’âme à l’âme, à la découverte de ce qui résiste à toute perte:

« Nous écoutons ce qui se voit presque ».

Josette Ségura désigne ce qui est la négation de la poésie: la violence du refus d’aimer, le mutisme comme anti-silence. Elle cherche « la langue dans la langue », mélodie sans mots. Car, dans un autre canton de l’âme, peut se rencontrer « notre être inhabité »:

« Laissez-moi au creux de la pierre
avec mes peupliers sans feuilles
………………………………….
suivre ce fil de paroles tues. »

Après tant de désert, l’être accède à un propos partageable « comme un bouquet de fleurs blanches ».

Dans la deuxième partie : « L’enclos », l’ouvrage de Josette Ségura s’édifie sur un espace épuré: un pays du Sud (« C’est toujours l’été »), le ciel, la montagne, une tombe.

Cette part du monde s’exhausse à l’éternité, efface les barrières de l’esprit et du temps, s’intériorise au point d’être une médiatrice de l’infini:

«Tout fait signe sur le parvis de notre âme, loin de ces jours opaques où nous replongeons dans l’absence. »

©Gilles Lades

GEORGES CATHALO : L’ÉCHAPPÉE, Encres Vives éd. (Collection Encres Blanches), 6,10 €.

Il est dans les poèmes de Georges Cathalo un ton particulier de mélancolie qu’il ne faudrait prendre ni pour du découragement ni pour du désenchantement. Simplement, cet homme, ce poète, sait le poids du monde et ce qu’il oppose à notre simple joie, à notre simple confiance.

Un mot apparaît ici : « L’échappée » : enfin ne plus être rivé à ce qu’il appelait naguère « Les lignes de charge ». Encore faut-il trouver la bonne voie, pour ne pas

« se fuir/ et se perdre en soi-même ».

Encore faut-il savoir « démêler l’écheveau des attentes ».

Et trouver la bonne patience, ne pas céder (comme avant?) à la fascination pour les aspects les plus mécaniques de l’existence, pour les figures de l’absence et de la mort. Ne pas aggraver non plus l’incertitude sur la validité des liens qui nous relient aux autres.

L’on devine les figures solaires mais ombrées de ténèbres de Jean Malrieu et de Georges Herment. Leur vie, leur œuvre, devenues ici une sorte d’allégorie, consonnent avec de tels vers:

« et dans l’hérésie des saisons
naîtra une force nouvelle
qui repoussera ses craintes ».

D’un poème l’autre, apparaissent des jalons contre le néant. Qu’il suffise d’en citer deux: « l’odeur chaude des livres » et

…« Une voix douce et calme
provenant de la pièce voisine
une voix rassurante
disant le bonheur d’être là. »

©Gilles Lades

JEAN-MAX TIXIER: LES SILENCES DU PASSEUR. Le Taillis Pré, 17 €.

La force de cet ouvrage tient dans son intime tension entre des sections à la thématique contrastée, comme « Écriture »/ « Requiem pour un silence »/ « Notes musicales »/ « Le plus prégnant vertige » et l’égalité du ton, grave, qui use d’un verbe sobre, épuré, lapidaire, même.

Le thème de la mort inaugure et clôt le livre. La barque funèbre indique la mission du poète: « Tu traverseras la matière ».

De là se déduisent des tâches, des exigences: vaincre l’absence par le mot, fertiliser le non-être, devenir une empreinte dans les choses, surmonter les fatalités:

« Pourquoi craindre la chute
Si je fais partie du vertige? »

Une fois écartée la furtive tentation du néant:

« Noyer la vie tremblante sur les berges »,

il s’agit de favoriser l’inspiration (« la soudaine ivresse »), d’exprimer la clarté:

« Ce sera ton honneur
d’être la transparence »,

de vivre avec ferveur un amour qui se déclare « dernier »:

«Mon amour conjuré
demeure ma demeure »,

d’aboutir, enfin, « à la conversion du néant ».

Les derniers poèmes, métaphysiques, intériorisent une idée de la mort:

«Après le dernier seuil naîtront le vide et le néant. »

Sans se défaire, stoïque, le poète lit dans l’eau et la roche la part amenuisée de la lumière, sauf que

« L’énigme d’une pensée future traverse la mémoire ».

©Gilles Lades

GUY RIOLLE : LISIÈRES, Sac à mots éditeur, 12 €.

« Lisières » est une sorte de traité spirituel où Guy Riolle nous enseigne comment affûter le regard jusqu’au moment où il rejoint l’intériorité, comment aiguiser l’ouie jusqu’au mystère.

Cette sensibilité à la vie secrète sublime les perceptions vitales:

« Le sang en moi
m’est une lampe
un feu qui tremble
et qui tisonne ».

Le vital est aussi ce « tortillon de vie » qui deviendra un arbre immense. Quant à la plénitude intérieure, elle naît de l’épreuve traversée:

« Absent
jusqu’à la présence parfaite
de l’instant ».

Entre le silence et le bruit du monde et du corps, et par la volonté de rejoindre « l’indicible de vivre », se crée un sens intime de la mélodie.

Guy Riolle sait que l’absolu ne se regarde pas en face. Il a donc appris à en deviner les voies et les manifestations:

« Fissure sans lueur
cette absence m’éclaire ».

Au bout de ce chemin, il trouve le visage du Christ:

« Tu n’en as pas d’autre
que celui de l’Homme supplicié ».

Éprouvant la vie jusqu’à l’usure, celle dont naît le sens, cultivant l’affût d’un jardinier ou d’un météorologue de l’âme, Guy Riolle recherche la fécondité sublime, dont l’emblème est l’alouette:

« Ou bien, dissoute dans l’apothéose du zénith,
survivra-t-elle seulement par l’ombre de son cri, tel le poète ».

©Gilles Lades

PIERRE MAUBÉ, PSAUME DES MOUSSES, Éditions Éclats d’encre, 12 €.

Ce recueil s’ouvre sur des images de détresse, et sur un dialogue insistant de soi à soi (le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs « tu, sa vie, son œuvre ») :

«tu te bats te débats
dans la nuit qui te noie t’assiège te dissout ».

La soif d’identité est prête à subvertir le vieil homme:

«et tu voudrais vomir cela qui n’est pas toi ».

Elle entraîne un examen fasciné du corps, de toute la personne, un désarroi lucide qui oscille de la rage à l’autodérision :

« le rat devrait se chercher une ordure
plus appétissante que toi ».
……………………………
… « tu ne peux vivre
que sous l’écorce de la vie ».

Les vers martelés d’anaphores scandent la hantise et l’horreur d’un échec intime.

Le poète consent au torrent qui l’emporte, à une série d’abandons: abandon de la chose « vautrée au creux du monde / les quatre fers en l’air », de la parole qui « ne fait pas trois pas hors de ta bouche / qu’elle succombe », de soi, même: « ton dernier râle fait écho/ à ton premier vagissement ». Et pourtant:

« l’enfant que tu étais est un rire d’eau tendre».

Mais la litanie des échecs souligne le désir d’une vie fondée:

« tu voudrais
dessiner sur le mur la forme d’une destinée. »

©Gilles Lades

JACQUELINE SAINT-JEAN : LUMIÈRE DE NEIGE, Sac à mots éditeur, 12 €.

En trois sections (Soleil blanc, Chronique des pierres, Lumière de neige), Jacqueline Saint-Jean suscite, accompagne, redouble l’instinct découvreur de l’imaginaire qui opère à la façon des vagues de la mer, exhumant chaque fois un fruit nouveau.

Cette traque de poésie s’effectue dans un état d’hypnose et de lucidité, équilibre où la lumière, la marche, la distance scrutent « la trame habitable ».

L’écriture, qui joue du blanc et du décalage des vers, figure concrètement l’ajustement à la voix.

Le « songe », prégnant, est cette brusque mutation du regard qui convertit la perception pour ouvrir l’être à l’expérience poétique:

«Corps séparé cassures
Brèches brèches sans fin »,

et permet de fixer l’insaisissable:

« Coup de vent la vie
Cette fuite d’ombres
Au long glacier bleu
Balayé par le temps ».

Ces poèmes peuvent être mis en perspective selon une triple modalité: l’ascèse du souffle, un imaginaire ajouré, une mise en résonance.

D’autre part, si, tout au long de ces textes, la « lumière » de la vie intérieure apprivoise la minéralité, l’écriture la plus consciente cerne de ses traits les ardentes intuitions de Jacqueline Saint-Jean:

« Feu de neige éclair
Où les mots s’effacent ».

©Gilles Lades