Probité, rigueur – la voie dont Max Alhau n’a jamais dévié, voilà qu’elle s’élargit avec ce livre, prenant une nouvelle ampleur, mais aussi un surcroît d’élévation. Beauté singulière des poèmes, jamais ornée, seulement abreuvée à la fluide simplicité de la langue. Loin des jeux verbaux ou des pièges sémantiques, c’est vers un ailleurs que le poète répond du mystère et de la difficulté : dans une dimension proprement métaphysique – celle de la lente approche et des paris décisifs.
Quatre étapes pour ce parcours : « Pays », « Du bleu dans la mémoire », « D’un côté l’autre », « La voyageuse ».
Le Pays invoqué par les poèmes du premier jalon, apparaît comme patrie mouvante et incertaine, contrée d’exode et d’exil, et malgré tout, digne de gratitude puisque recours suprême :
[…]
tu acclimates le vent,
tu fortifies l’ardeur
de ceux qui te saluent.
[…]
reçois parmi tes plaines
cette lumière alliée
à une aube première
qui jamais ne faillit.
[…]
nous ne revendiquons
de toi nulle faveur
mais simplement le droit
de rejoindre ce lieu
qui fut source et estuaire
d’une vie sans grandeur.
Source et estuaire : au seuil d’un livre qui, d’hésitations en tâtonnements, ne cesse pourtant d’interroger le sens, comment assigner plus clairement à ce Pays, à ce lieu, tout mental qu’il soit, et par-delà même l’abaissement existentiel (vie sans grandeur), une valeur absolue d’« origine » et de « destination » ?
Avec la deuxième séquence, « Du bleu dans la mémoire », s’engage la poursuite méditative de la fuyante vérité de ce livre. D’emblée, la porosité et l’hypothétique de l’existence nous sont donnés à sentir : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Le poète, ici, met en doute l’éternité, dont le sentiment, pourtant – avec, en corollaire, celui de l’absence –, n’a jamais cessé de l’habiter : on garde mémoire, par exemple, du poème Célébration de la lumière, où s’achevait le livre Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995) : là déjà, quelques lignes permettaient d’espérer, pour les rêveurs de lumière, qu’ils auront vaincu l’absence pour l’éternité. Aujourd’hui, la priorité du poète, c’est de rechercher l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Non que l’éternité soit récusée vraiment : dans ce nouvel ouvrage, elle affleure souvent de-ci de-là, mais c’est alors dans une sorte de mode mineur ; ainsi, n’est-ce pas l’éternité, ce temps dont il est dit qu’il n’a plus cours ? Ou encore l’infini invoqué dans ces vers :
Tu répètes qu’il n’est pas de chemins
qui ne conduisent vers l’infini,
vers des parcours où le ciel s’abîme,
où les rivages sont superflus.
Sans compter que, si l’on court sans attendre à la fin du livre, on peut y lire : Parfois c’est cela l’éternité,/ cet avant-goût/ de ce qui ne sera pas. Et, de même, à la dernière page, comme pour résoudre l’énigme dialectique absence-éternité : Appelle l’absence par son nom,/ tu n’auras pas à te soucier/ du temps ou de l’éternité.
Pour le moment du moins, c’est à la mémoire que l’on tente de se confier (le ciel met du bleu dans la mémoire). Bien singulière mémoire, et plutôt traîtresse : de même que l’éternité préfigure, nous l’avons vu, ce qui ne sera pas, de même : Nous nous rappelons ce qui n’a pas été. La mémoire ne sait plus nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante qu’elle est à nous faire présents à nous-mêmes :
Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.
Malgré cela, si affectée et diminuée qu’elle soit, la mémoire persiste avec mystère :
On avance, on regarde,
même si tout a été oublié,
on se souvient encore.
La troisième séquence, « D’un côté l’autre », semble s’abriter dans le voisinage d’une nouvelle opposition dialectique : celle du Même et de l’Autre (Tu habites le rêve d’un autre, […] et si tu te présentes en face de toi, c’est sans doute une ombre qui te répond). Débusquerait-on une sorte d’entre-deux situé au-delà de l’invisible ? Faut-il comprendre que le jour/ ne fraie pas avec la nuit, qu’ils sont séparés, mais aussi reliés, par un écart énigmatique : braise sans cesse/ à l’intérieur du feu ?
L’écart en vient à être ressenti comme lieu où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (mystiquement ?) :
Terre ou nuages,
on ne sait plus
ce qui les confond,
peut-être cette proximité
du ciel et de la mer,
cette alliance des contraires
qui est pour nous
passage entre deux mondes
et rien d’autre pour le regard.
Rien, au-delà d’un passage, ne subsistera de toute façon en termes de salut. Le poète choisit l’alliance imagée des mots et des oiseaux pour nous le faire idéalement éprouver :
Qui donne refuge
aux oiseaux apeurés,
à des mots défaillants ?
[…]
On ne peut rien sauver :
les oiseaux et les mots
ou même cet instant
captif entre les paumes
et déjà aboli.
« La voyageuse », figure éponyme de la dernière séquence, précède notre commune humanité dans le proche et lointain de l’absence ; c’est de l’autre côté du fleuve,/ dans ces prés où jamais/ la nuit ne prend ses quartiers ; c’est là que se poursuit cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Il faut, pour cela, avoir franchi la ligne après laquelle/ on souffle sur la cendre/ pour mieux se rappeler/ ce que fut la forêt. Mais l’absence est aussi ce que l’on interroge, la saison que l’on traverse pour découvrir sous la fonte des neiges que les fleurs, les herbes/ n’avaient pas tout à fait déserté,/ que tout exil renoue ainsi/ avec nos origines ou la naissance même. Ce que la voyageuse refuse à l’absence, c’est le droit de noircir/ le corps et l’âme. Elle-même ne se dérobe pas à l’obligation du voyage (Elle a déjà passé le cap après lequel/ les traces et les pas ont pris congé du monde.), tout en gardant la confiance la plus émouvante dans le « nunc » réaffirmé :
Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.
Le livre nous laisse fascinés dans le suspens de son dernier vers : rien ne commence, rien ne s’achève – auquel répondent les très belles encres d’Hélène Baumel.
©Paul Farellier
Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011