Max ALHAU : Si loin qu’on aille, avec des photographies d’Elena Peinado Nevado, L’herbe qui tremble, 2016 – 16 €.

Dans ce livre, tout entier innervé de la présence/absence de sa compagne disparue, le poète, « guetteur d’éclairs et d’orages », poursuit son inlassable exploration « pour dissiper [s]es doutes/ pour accroître le parcours et négliger le terme » ; mais, cette fois, ce qui initie le parcours, c’est le malheur de « ce brasier/ qui consacra l’éphémère » :

Avance avec ce dernier feu
qui saura embraser des étoiles
et te conduira plus loin que tes pas,
que ton souffle dans ces territoires
que les mots hésitent à nommer.

Que sont ces territoires, envisagés explicitement, dès les premières pages, dans une perspective métaphysique ?

Tu comprenais
qu’au-delà d’horizons
qui ne se découvrent jamais
résidait le secret du monde, […]

Il semble que le chemin spirituel emprunté par le poète prend ici une nouvelle orientation ; la lente approche dans l’espace médité, à travers l’hésitation et le tâtonnement, l’interrogation continuelle d’un sens, la poursuite d’une vérité fuyante, l’ont maintenant conduit à ce point auquel l’épreuve subie confère un caractère décisif : est-ce alors « la dernière étape,/ ce pont jeté/ entre deux infinis, une pierre lancée/ au-dessus du fleuve/ et qui disparaît/ au loin » ? Se découvre-t-elle enfin au cœur du plus sombre, cette « lumière » qui, jusque-là, s’était dérobée ? Augure-t-elle « des temps/ immémoriaux » ? Rien ne s’assure aussi vite, et le poète se reproche « encore une parole de trop », tant il se souvient « que toute perte l’emporte sur le gain » et que lui-même demeure « la somme/ de toutes [s]es incertitudes », mal pourvu du défaillant butin de la mémoire :

Tu n’as pas assez prêté attention
aux branches de ce cerisier,
aux nervures de ses feuilles, […]

Pas d’avantage tu n’as conservé en mémoire
ce visage si clair, ce regard fouetté de lumière,
ce corps maintenant dissous dans le temps.

La première partie du livre (« Quelques mots qui vacillent ») se clôt cependant sur le souvenir d’une aurore, d’une « promesse d’éternité », sur le gué que l’on franchit, « vers des horizons/ lentement conquis après tant de marches. » Et c’est aussi d’une « terre promise/ pourtant jamais conquise » que s’initie la deuxième partie (« Quelques empreintes sur le sable ») :

ce lieu encore inconnu
pareil à une source
qui ravive et délivre.

Un lieu que l’on ne peut guetter qu’à travers un « surcroît de silence », et qui, à l’opposé d’un « autrefois » terni, se présente comme « à l’orée d’un pays/ aux terres inestimables » ; quelque chose qui fasse que soit « possible/ ce que l’on nomme commencement » et qu’« il ne subsiste rien de nos empreintes », forçant alors à constater :

devant nous tout est à venir,
tel un sentier que l’on tracerait
les yeux fermés.

Et c’est sans doute pourquoi les poèmes de la troisième partie (« En d’autres lieux, au jour le jour ») confrontent le poète à la beauté « fidèle » des paysages où se continue sa marche de « voyageur sans carte ni itinéraire » ; façon qu’il a de trouver dans « l’instant » ce qui « perpétue [s]on destin/ ses failles et sa disgrâce ». Au terme, est-il un seuil franchi, dans un temps « immuable » où « l’arbre et la pierre/ ignorent ce qui les assemble », de même que l’homme peine à « désigner ce qui se dérobe/ et dont l’attente seule/ comble toute impatience ? »

Un livre aussi pur dans la réalisation que dans l’intention, et d’une grande profondeur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Gabrielle ALTHEN : Soleil patient, Arfuyen, 2015 –14 €.

Un « argument », offert au lecteur, et que celui-ci ne découvrira qu’en fin de volume, explicite le « trajet » que jalonnent les trois parties de ce livre. À partir de la grisaille et du manque existentiel (première partie : Trouver manque), un combat protéiforme et tragique est livré au nom du « désir » et pour le « mériter » (deuxième partie : Falloir) et déboucher enfin sur Le Troisième Jour (troisième partie) « de la vie redevenue vivante », patiente comme ce « soleil plus nu » dont le mystère « danse », mais toujours pour un futur. Sous les deux espèces de la métaphore et du symbole, et suivant, peut-être, quel modèle de déambulation progressive, quelle Divina Commedia, n’est-ce pas ici à la quête d’un salut que se confie le poème ?

De fait, c’est tout naturellement la parole qui, à partir du « gris », initie le voyage : Un mot/ Pour attirer la foudre/ Dans le gris sans éperons du moment/ Le mot arrive/ Puis il nous dévisage. Le départ se prend ainsi dans un monde dont la grisaille est moins ennoyée d’eaux stagnantes qu’hallucinée de visions infernales, comme celle-ci : Le ciel a ses épines/ Te voilà écorché […] Manque pourtant la corruption des chairs/ Et le poète comme un chien/ A des yeux carnivores/ Qui font le tour de sa tête/ Et percent des fenêtres – ou encore celle-là : La terre était pelée comme une orange/ Les sentiments couraient par meutes/ Les routes ont des sœurs borgnes/ Où déposer le pus de l’air/ L’été pensant sur les taudis/ Le ciel est pierre parmi les pierres […] Au tréfonds de ce monde à la « lumière indurée », aux « griffes rentrées », il arrive parfois que s’entrouvre un « bref tiroir du temps », un intervalle de liberté qu’on ne sait pas ou ne veut pas saisir au vol, ce qui fait que les mots s’effondrent dans la bouche/ Le moment se referme/ Et ce n’avait été que rameau caressant le vent…

Avec Falloir, deuxième partie du livre, pour se dégager d’un monde où « La beauté […] est un trou sur le vide », où « La pureté […] a les dents noires » et, comme obsessionnellement, « L’idéal a les dents qui pourrissent », c’est une tâche de libération qui commence, de réhabilitation et de restauration du « désir » : Un jour je referai le beau bouquet/ De mes désirs/ Et je le poserai sur un autel vacant […] Je n’ai pas d’aise dans mon cœur/ Mais si un jour faisant la paix/ Mon cœur et moi aimions la même rose/ Crédible/ La même rose agissante/ Et terrible/ Je reviendrais à la maison/ Et de nouveau j’habiterais ce cœur. Mais là, c’est tâche ardue pour la parole du poème : s’il peut conduire « à la porte du temps » c’est bien souvent tout près « de la colonne vive du malheur » que doit œuvrer cet « autre Sisyphe » qui, inlassablement, s’emploie aux combats d’une « lumière débordant la couleur éblouissante de la mort ».

Avec Le Troisième Jour et sa « surprise » d’un « coup de vent heureux », s’établira peu à peu la sagesse d’une sérénité nouvelle : Au travers du sous-bois/ Les anges vont sans perles/ Une beauté se rassérène/ – Jusqu’à la grâce de l’os/ Il nous faudra ôter notre parure – Et c’est aussi jusqu’à « la joie » qui se met « à occuper le terrain », s’appliquant, comme la guêpe en son surplace […] à durer, à mi-hauteur d’homme, au-dessus des iris. La sorte de bonheur épuré qui s’éprouve là, d’avoir su se mériter, arbore un « bleu qui se décharne ». Son paysage confine à un absolu de transparence : Le vent brille/ La chose est sans contour/ Un grand cyprès roussit/ Pour que la mort ne soit pas dite absente.

Au-delà de son expérience existentielle, on lira, qui la transcende, le beau et grand poème qu’est ce livre, où la parole, forte et délivrée pour affronter les aspérités d’un destin, s’est peu à peu donné les demi-teintes qui arbitrent l’éclat et l’assentiment.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.

Gabrielle ALTHEN, La cavalière indemne, Éd. Al Manar, 2015 ; 86 p., 16 €.

Sous ce titre, La cavalière indemne – image de la vie qui passe quand nous demeurons, manquant de la vivacité qu’il faudrait « pour aller avec elle et l’aimer » –, Gabrielle Althen reprend, en le modifiant de quelques ajouts et retraits et d’une judicieuse redistribution des poèmes, un précédent recueil qui s’intitulait Sans preuves (Éd. Dune, 2005), titre qu’elle maintient pour la troisième partie du nouvel ouvrage.

Les preuves, certes, seront négligées dès le départ, au seul bénéfice de l’évidence poétique et sans nul recours à l’étayage des raisons. Le geste ici est de pure passion, et s’il reste une « preuve », elle sera, pour nous illuminer, de l’ordre du désir ; un désir qui, en chacun, s’enrichit pourvu qu’on ait su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.

Dès ce texte liminaire, résonne une parole forte et délivrée, et comme armée pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y puisse goûter par moments de subtils pianissimi, à la limite du silence : ainsi, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire ouvre une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse. Parfois nous frappe, dans la confidence, un surprenant voisinage valéryen : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Le même ton est donné au dialogue flexible d’un solitaire avec sa fenêtre :

Je voulais d’autres mots
Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme

Mais le plus souvent, c’est une vigueur qui l’emporte, avec de coupantes images (La mort, nue comme une offrande sur du verre…), et l’on se trouve dérivé par le flux de ce livre et ses courants tournants : tour à tour il se fait abandon ou désir, mémoire ou projection, douleur ou plaisir. La coloration affective de la parole enfièvre un combat – cosmique aussi bien qu’intérieur – où s’éprouvent et se conjuguent l’exigence sensuelle du monde et une soif, sans cesse naissante et contrariée, de transcendance.

La victoire est celle de l’Art, affirmée dans la dernière page (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. À peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Outre la profondeur du sentiment, comment ne pas éprouver aussi, avec ce livre, le plaisir, devenu si rare, du style ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus délicates lumières : La résonance cherchait en elle le préférable et sa limpidité. Un arbre pur en contre-jour lui écrivit dans la clarté.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 40, 2nd semestre 2015.

Max ALHAU : Le Temps au crible, avec des peintures de Bang Hai Ja, éd. L’herbe qui tremble, 2014, 16 €.

Encore une étape, qui nous semble capitale, sur l’itinéraire de méditation poétique tracé par Max Alhau. Bien peu de voix persévèrent autant que la sienne à ouvrir en poésie d’aussi intimes cheminements dans notre condition de mortels et « notre éternité quotidienne » . Rare le poète, comme lui « brûlé de vérité, de justice ». À travers doutes, hésitations, parfois pertes de repères, un parcours décisif continue pourtant de s’accomplir, qui permet « d’espérer en une possible métamorphose de ce monde. »

Où donc pourrait être cherchée la clé d’une telle espérance, sinon dans l’exploration minutieuse que traduit ce nouveau livre, au-delà des frontières, au cœur du temps ?

On se dit que la forêt est proche
où l’on pourra passer le temps au crible.

Et il est d’autant plus nécessaire que cette exploration se fasse en marge du « monde » que celui-ci s’inscrit, dès l’abord, comme insusceptible, pour nous, de possession ni même de la moindre tentative de préhension :

Nous ne possédons que le vent, l’air :
le reste que l’on nomme le monde
nous échappe et même les saisons
pèsent à peine sur notre corps.

[…]

Tu n’auras servi
que quelques dieux obscurs,
rayé de l’ongle une roche trop dure
pour y laisser une empreinte.

Ce n’est qu’en surpassant la contrainte du temps (jusqu’à nous perdre/ parmi les étoiles, les comètes, réconciliés avec le vent,/ avec le temps qui n’est plus) qu’il nous serait permis – dans quel ultime franchissement ? vers quelle autre vallée ? – d’aller, légers de toute peur,/ […]/ les mains offertes au vent,/ passeurs en retrait des choses […] Pourtant, à cet endroit du texte, et comme en un mouvement de recul, le poète ajoute ces deux vers : mais quand même présents/ dans ce pays. Se referme alors, effaçant toute perspective d’au-delà, la porte tout juste entr’ouverte de la transcendance. Le poème, se reliant ainsi à une pensée fidèlement sous-jacente chez l’auteur, ne daigne guetter « nulle autre saison », cantonne le désir à la terre, n’aspire en définitive qu’à des confins d’immanence (Tout est là/ dans la sécheresse des mots, celle des herbes ). Ce sont les confins de ce que Max Alhau invoque maintenant comme une oscillante patrie, parcourue de rêves en friche, où l’on avance jusqu’au bout de l’inachevé.

Avec les deux dernières parties du livre, Libre cours et Terre d’asile, suites de poèmes en prose d’une admirable venue, et à travers les mille figures de l’émerveillement au vivant – éclair, torrent, mésange, une odeur de fleurs ou le cri d’une sarcelle –, c’est encore le temps qui est affronté : le temps à jamais ancré dans son cours et nous qui suivons tout en nous efforçant à d’autres attentes jamais comblées. Et cette poésie, qui veut qu’on soit là simplement pour forcer le silence, pour dire seulement la présence de ces terres, parvient à conférer au passage éphémère de la lumière sous le regard humain le plus énigmatique des pouvoirs, celui d’accrocher l’éternel à l’instant. Le temps cèdera, la cendre n’aura pas droit de conquête. Pour seul butin, le temps n’emportera qu’un peu de vent au creux d’un paysage à peine esquissé du doigt.

Profondeur, charge poétique et intensité de la méditation, pureté et simplicité de l’écriture, tout concourt à faire de ce beau livre, parmi les productions récentes, l’une des lectures les plus nécessaires.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 38, 2nd semestre 2014.

Gabrielle ALTHEN : Vie saxifrage, Al Manar, éd. Alain Gorius, 2012 – 15€.

À l’image de l’obstinée saxifrage dont les racines peuvent, d’un élan vital, effriter la roche, et par le symbole expressément revivifié de Sisyphe, les brefs poèmes de ce livre (vers et proses mêlés) parient pour la vie : ils prennent subtilement parti contre ce qui la traverse et voudrait la perdre ou la nier.

Au départ, rien ne dissimule le déséquilibre des forces en présence : en face, il y a un enfer à réparer, les crevasses du temps qu’on devrait aider la rosée à visiter ; et quoi donc pour vaincre si ce n’est la pointe d’ombre qu’on appelle nous, tête d’épingle, pivot d’abîmes ? Heureusement, le poème trouve l’allié véritable : le vent, le très bon vent, étale la nappe du vivant. Dans ce flux, cette gaze de l’air sur le lieu délicieux, qui peut transporter jusqu’au « Pays musicien », la vie ne peut qu’être goûtée : la neige sent bon le mimosa, ou encore : la liberté s’amuse sans gestes autour de toi.

Un affrontement est permanent, et avec lui les défaites successives, non seulement parce que la terre est lieu de saccage (Bleu de trop d’une piscine jouxtant le beau rivage ! / Trou vacancier empli de détritus ! […] Pour n’être pas importunés, ils ont dallé la mer), mais aussi parce que l’ennui et l’accablement parviennent à s’insinuer, nous dévisagent, nous soumettent aux agrégats du temps. Mais la lutte est celle d’un poète, et il n’est pas surprenant qu’à travers l’incertain et le maléfice, ce soient les mots qui combattent :

Trois mots qui pleurent dans le silence
Puis deux mots qui vous regardent :
De toute façon vous bougez trop !
Pour moi j’attends un autre mot
Où reposer le monde
Et commencer mon âme

Mais rien ne commence et rien ne se finit
Et des mots nous regardent
Et nous avons raison
D’attirer leur pitié
Bien que le diable la dérobe

On retrouve avec joie, dans ce livre, le ton si personnel de cette parole libre et forte qui caractérise tant d’ouvrages du poète. Avec d’étonnantes images, jamais données pour le spectaculaire, et ce sentiment d’un flux héraclitéen et d’une mêlée de contraires, à la fois cosmique et intérieure – on se souvient et on projette, on abandonne et on désire. À la fin du livre, À l’heure où tout devient regard, un consentement se fait jour jusqu’aux clartés vivables des lointains. La vie se déploie en « chair exacte » : C’est en ce point de la matière humaine que commence le ciel.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

Max ALHAU ou Les Richesses du démuni, par Paul Farellier

Il y a une sagesse de poète dont Max Alhau donne le plus pur exemple : sagesse gagnée à vivre sans jamais exalter ce vivre, mais au prix d’une douleur qui fait le fond de l’existence ; et, de ce fait, sagesse non sereine : souffrir donne bien à connaître, mais reste à souffrir. C’est une « passion », au sens fort du terme, que Max Alhau, dans son livre Le Fleuve détourné, a qualifiée d’exil jamais consenti, signifiant clairement par là qu’il y oppose une réelle insoumission, même s’il reconnaît que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité.

Nous avons là un poète de la condition humaine et donc une poésie orientée toute sur la destinée mortelle du cheminement. Celui-ci se déroule au jour le jour : l’espoir est dans le quotidien, puis de même le doute. À chaque pas, les repères menacent de se perdre, et la vie se passe dans l’expropriation :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.
[[Nulle autre saison, L’Arbre à paroles, 2002.]]

C’est bien pourquoi le poète, dans son espace d’évidence pure, nous fait découvrir que même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].[[Le Fleuve détourné, L’Arbre à paroles, 1995.]]

Aussi, dans l’inventaire de ces imprescriptibles trésors, une extrême attention va-t-elle se vouer à ce qu’il y a de plus ténu : à la marge, aux parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore à ce que l’on glane, les mains serties d’épines[[Ibidem.]]… Tout cela parce que l’on n’attend nulle autre saison et qu’il faut cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » :

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.
[[Nulle autre saison, op. cit.]]

Même la célébration de la lumière[[in Le Fleuve détourné, op. cit.]] – quelques lignes d’un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité – ne veut en définitive atteindre que des confins d’immanence. Dans les ouvrages les plus récents, tel Du bleu dans la mémoire[[Du bleu dans la mémoire, Voix d’encre, 2010, livre dont sont extraites toutes les citations qui suivent.]] , le cheminement spirituel prend une nouvelle ampleur avec un surcroît d’élévation ; la lente approche du poète dans la dimension métaphysique le conduit vers ce point où pourraient se prendre des « paris » décisifs, mais ce Pays, comme il le nomme, demeure celui de l’hésitation et du tâtonnement, lieu d’interrogation continuelle d’un sens, de poursuite d’une vérité fuyante : là se fait le questionnement de l’éternité et de l’absence, deux pôles qui n’ont cessé de l’attirer ; là, l’existence elle-même confine à la simple hypothèse : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Et l’on comprend que l’asile recherché, c’est d’abord l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Mais si, dans cette recherche, le poète se confie à la mémoire (le ciel met du bleu dans la mémoire), voilà qu’il la découvre impuissante à nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Les signes se multiplient d’un mal-être que Max Alhau sait assumer, en le sublimant sans l’idéaliser. La pensée quasi mystique d’un point désiré où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (cette alliance des contraires/ qui est pour nous/ passage entre deux mondes/ et rien d’autre pour le regard) n’aboutit nullement en perspective de salut (On ne peut rien sauver:/ les oiseaux et les mots/ ou même cet instant/ captif entre les paumes/ et déjà aboli). Le terme du voyage humain, terme proche et lointain, est celui de l’absence ; c’est là qu’il faudra poursuivre cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Pour le poète, l’autre rive renoue ainsi avec nos origines ou la naissance même. C’est pourquoi rien ne commence, rien ne s’achève et tout a lieu dans « l’éternité » d’une immanente simultanéité :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

©Paul Farellier

Étude pour la revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Max ALHAU : Du bleu dans la mémoire, Encres d’Hélène Baumel, Éditions Voix d’encre, Montélimar, 2010 – 19 €.

Probité, rigueur – la voie dont Max Alhau n’a jamais dévié, voilà qu’elle s’élargit avec ce livre, prenant une nouvelle ampleur, mais aussi un surcroît d’élévation. Beauté singulière des poèmes, jamais ornée, seulement abreuvée à la fluide simplicité de la langue. Loin des jeux verbaux ou des pièges sémantiques, c’est vers un ailleurs que le poète répond du mystère et de la difficulté : dans une dimension proprement métaphysique – celle de la lente approche et des paris décisifs.

Quatre étapes pour ce parcours : « Pays », « Du bleu dans la mémoire », « D’un côté l’autre », « La voyageuse ».

Le Pays invoqué par les poèmes du premier jalon, apparaît comme patrie mouvante et incertaine, contrée d’exode et d’exil, et malgré tout, digne de gratitude puisque recours suprême :

[…]
tu acclimates le vent,
tu fortifies l’ardeur
de ceux qui te saluent.
[…]
reçois parmi tes plaines
cette lumière alliée
à une aube première
qui jamais ne faillit.
[…]
nous ne revendiquons
de toi nulle faveur
mais simplement le droit
de rejoindre ce lieu
qui fut source et estuaire
d’une vie sans grandeur.

Source et estuaire : au seuil d’un livre qui, d’hésitations en tâtonnements, ne cesse pourtant d’interroger le sens, comment assigner plus clairement à ce Pays, à ce lieu, tout mental qu’il soit, et par-delà même l’abaissement existentiel (vie sans grandeur), une valeur absolue d’« origine » et de « destination » ?

Avec la deuxième séquence, « Du bleu dans la mémoire », s’engage la poursuite méditative de la fuyante vérité de ce livre. D’emblée, la porosité et l’hypothétique de l’existence nous sont donnés à sentir : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Le poète, ici, met en doute l’éternité, dont le sentiment, pourtant – avec, en corollaire, celui de l’absence –, n’a jamais cessé de l’habiter : on garde mémoire, par exemple, du poème Célébration de la lumière, où s’achevait le livre Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995) : là déjà, quelques lignes permettaient d’espérer, pour les rêveurs de lumière, qu’ils auront vaincu l’absence pour l’éternité. Aujourd’hui, la priorité du poète, c’est de rechercher l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Non que l’éternité soit récusée vraiment : dans ce nouvel ouvrage, elle affleure souvent de-ci de-là, mais c’est alors dans une sorte de mode mineur ; ainsi, n’est-ce pas l’éternité, ce temps dont il est dit qu’il n’a plus cours ? Ou encore l’infini invoqué dans ces vers :

Tu répètes qu’il n’est pas de chemins
qui ne conduisent vers l’infini,
vers des parcours où le ciel s’abîme,
où les rivages sont superflus.

Sans compter que, si l’on court sans attendre à la fin du livre, on peut y lire : Parfois c’est cela l’éternité,/ cet avant-goût/ de ce qui ne sera pas. Et, de même, à la dernière page, comme pour résoudre l’énigme dialectique absence-éternité : Appelle l’absence par son nom,/ tu n’auras pas à te soucier/ du temps ou de l’éternité.

Pour le moment du moins, c’est à la mémoire que l’on tente de se confier (le ciel met du bleu dans la mémoire). Bien singulière mémoire, et plutôt traîtresse : de même que l’éternité préfigure, nous l’avons vu, ce qui ne sera pas, de même : Nous nous rappelons ce qui n’a pas été. La mémoire ne sait plus nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante qu’elle est à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Malgré cela, si affectée et diminuée qu’elle soit, la mémoire persiste avec mystère :

On avance, on regarde,
même si tout a été oublié,
on se souvient encore.

La troisième séquence, « D’un côté l’autre », semble s’abriter dans le voisinage d’une nouvelle opposition dialectique : celle du Même et de l’Autre (Tu habites le rêve d’un autre, […] et si tu te présentes en face de toi, c’est sans doute une ombre qui te répond). Débusquerait-on une sorte d’entre-deux situé au-delà de l’invisible ? Faut-il comprendre que le jour/ ne fraie pas avec la nuit, qu’ils sont séparés, mais aussi reliés, par un écart énigmatique : braise sans cesse/ à l’intérieur du feu ?

L’écart en vient à être ressenti comme lieu où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (mystiquement ?) :

Terre ou nuages,
on ne sait plus
ce qui les confond,
peut-être cette proximité
du ciel et de la mer,
cette alliance des contraires
qui est pour nous
passage entre deux mondes
et rien d’autre pour le regard.

Rien, au-delà d’un passage, ne subsistera de toute façon en termes de salut. Le poète choisit l’alliance imagée des mots et des oiseaux pour nous le faire idéalement éprouver :

Qui donne refuge
aux oiseaux apeurés,
à des mots défaillants ?
[…]
On ne peut rien sauver :
les oiseaux et les mots
ou même cet instant
captif entre les paumes
et déjà aboli.

« La voyageuse », figure éponyme de la dernière séquence, précède notre commune humanité dans le proche et lointain de l’absence ; c’est de l’autre côté du fleuve,/ dans ces prés où jamais/ la nuit ne prend ses quartiers ; c’est là que se poursuit cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Il faut, pour cela, avoir franchi la ligne après laquelle/ on souffle sur la cendre/ pour mieux se rappeler/ ce que fut la forêt. Mais l’absence est aussi ce que l’on interroge, la saison que l’on traverse pour découvrir sous la fonte des neiges que les fleurs, les herbes/ n’avaient pas tout à fait déserté,/ que tout exil renoue ainsi/ avec nos origines ou la naissance même. Ce que la voyageuse refuse à l’absence, c’est le droit de noircir/ le corps et l’âme. Elle-même ne se dérobe pas à l’obligation du voyage (Elle a déjà passé le cap après lequel/ les traces et les pas ont pris congé du monde.), tout en gardant la confiance la plus émouvante dans le « nunc » réaffirmé :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

Le livre nous laisse fascinés dans le suspens de son dernier vers : rien ne commence, rien ne s’achève – auquel répondent les très belles encres d’Hélène Baumel.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Claude ALBARÈDE : Un chaos praticable, peintures d’Alain Dulac, (éditions L’herbe qui tremble, 25 rue Pradier 75019 Paris).

La pratique du poème de Claude Albarède nous a habitués à cette manière sensible qu’a le poète de creuser son poème comme on pénètre la matière du monde, à cette manière si particulière de faire surgir les blessures et les douleurs humaines en écho à celles trop nombreuses de la planète.

Son nouveau recueil, « Un chaos praticable » nous semble avoir atteint des zones de non-retour. Claude Albarède nous offre ici des poèmes d’une rare intensité où chaque mot coïncide avec le sens que le poète pressent de son dire.

La forme adoptée du poème en prose nous semble réfléchir exactement le sens de ce qui est donné à voir et à découvrir et son rythme, intimement lié aux pas du locuteur, l’accompagne dans ces chemins, sentes, et errances multipliées au travers du Causse ardéchois, lieu d’origine du poète.

« Cette marche ardente » ne conduit pas seulement à la finitude malgré les ruines et tous les précipices rencontrés, elle conduit vers un chaos, « Un chaos praticable » car générateur d’un nouveau monde, tout au moins dans l’esprit du poète. Marcher, avancer car « il te faut trouver l’homme interminable » jusqu’à « la pesée du couchant »

Le poète s’interroge et interroge le monde. Suivre un chemin de terre c’est pour lui suivre un chemin d’humanité, approcher des maisons habitées, ressentir les battements des vies toutes proches. « Un bout d’affection avec les fleurs » surgit avec beaucoup d’émotion dans le poème afin de le partager avec la nature et ceux à qui il n’est pas donné de pouvoir l’appréhender.

Albarède parle du monde avec amour, un amour tremblant, comme le brin d’herbe, comme les pierres (Guillevic n’est jamais loin) mais un amour d’autant plus tragique que le poète sait comme tout être humain que tout doit disparaître. Alors il lui faut devancer le chaos, croire en une sorte d’éternité, croire au-dessus de tout qu’il y a de « Possibles futurs » malgré que : « Comme des mots qui n’ont pas fait poème les ruines n’en finissent plus… »

Mais une chandelle reste toujours en veille sur les chantiers poétiques d’Albarède, une petite flamme qui éclaire des sentiers encore praticables au milieu de ronciers épineux, de contre-pentes et d’à-pic qui l’appellent à toujours confronter ses mots à la pierre, à attiser les feux du camp, pour retourner chaque matin à la source. Cette source que nous espérons intarissable.

Les peintures d’Alain Dulac accompagnent très justement les poèmes d’Albarède dans un jeté de pierres, d’entremêlement de racines, de big-bang praticable lui aussi, dans ses douceurs et ses violences. Tracés du peintre et du poète cheminent sur les sentes éclatées du monde, à l’infini de l’approche plus concrète de son devenir.

©Monique W. Labidoire

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Louis ALDEBERT : Sommes de toutes parts (le cherche midi, 2010).

Sans doute le poète a-t-il tenté de mettre au jour, dans une forme parfois obscure qui est l’apanage et le plaisir de la poésie, toutes les richesses et aussi les douleurs accumulées. Le titre est explicite : il exprime une sorte d’opulence de vivre, presque un merci, et ce butin, partout cueilli, est constitué d’élans, de surprises, de beaux venins dans la lente ou brutale circulation du monde. L’amour de la compagne (et, à travers elle, l’évocation de la femme libératrice), l’ode à l’amitié, les hymnes au pays que le cœur burine, les sports ambigus ou non, la solitude de l’enfance sont donnés en courtes rafales sous la tendresse ou la grimace du soleil. On effeuille, parmi les fines herbes, « une panique dans la menthe », on assiste à la genèse par l’acmé, on incante l’âge dans les ruades de l’enfance, tout « en balbutiant les mots vifs désappris », l’espace de quelques formules simples ou savantes. Il y a les avalanches du bleu et ce rictus qui nous attend – avec, entre ces deux promesses qui s’affrontent, toute « la présence d’un sens ». « À celle qui dort » : calme et lente tu vis la main bleue de la pluie / t’apaise et dans les heures où le tissu de nuit / s’élime à la trame aride du matin / tu étreins des brassées de robes un butin / de fanes égrenées de masques personnages / oubliés par ta chair de veilleuse trop sage / et les rondes où t’entraînent d’androgynes enfants / sont des désirs cruels sous des tourbillons blancs / quand tu halètes fort est-ce encore ta peur / qui suspend ton apnée à fleur d’hypnose ou le tressaut slave de ton humour moqueur / mon obstinée à te méfier des roses / un rai clair des persiennes est assez audacieux / pour fondre l’inquiétude à l’envers de tes yeux. Louis Aldebert, « À celle qui dort », extrait.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

LA BELLE MENDIANTE, Gabrielle Althen, suivi de LETTRES A GABRIELLE ALTHEN, René Char (Ed. L’Oreille du Loup, Paris, 2009)

J’étais en quête de la proposition d’une poésie forte et vivante, vivace, non sentimentale. Ainsi Gabrielle Althen caractérise-t-elle si justement, en introduction à ce livre, la recherche ardente qui la conduisit, dans les années soixante-dix, à une importante suite de poèmes, parmi lesquels ses tout premiers publiés [[Précisons, incidemment, qu’ils furent alors publiés à La Revue de Belles-Lettres.]]. Sous le titre La Belle Mendiante, elle les réunit aujourd’hui [[Le recueil se divise en deux parties : La Belle Mendiante et Le Cœur Solaire, ce dernier titre étant celui du premier ouvrage de l’auteur publié chez Rougerie (1976).]] et les fait suivre de la correspondance que lui adressa dans le même temps René Char, destinataire de ces textes au fur et à mesure de leur élaboration. Il y a donc ici des lettres échangées dans la proximité du pays comtadin, et souvent des lettres poèmes que l’on devait retrouver par la suite en Chants de la Balandrane. De là le double intérêt de cette publication : elle met en miroir, comme le fait Char lui-même du printemps et de l’hiver dans Verrine, les très purs poèmes qu’appelait alors, impérieuse, une témérité première, et le regard aîné d’un maître qui rend compte ici de [sa] fraîche surprise.

Dès le premier poème, c’est face à un monde de mensonges et cris, et pleurs de la vallée oblongue, en un mot face à un désastre que s’érige cette figure : La Mendiante au bord du monde à mendier devenait belle. Pour accéder là, il n’y aura pas eu déni du monde, mais active confrontation et, en définitive, un retrait essentiel, une mise en marge ; d’ailleurs pur événement de l’intériorité, car c’est dans la clarté vacante régnant au cœur de soi que s’est dressée une tour : la forteresse de l’appel. Peut alors s’inscrire – choix lucide du diamant – cette devise : Etre beauté de ce qui n’a pas lieu. De cette hauteur vraie, le poète, nous le savons, ne devait jamais descendre.

Quitte à donner, dans la suite de son œuvre, plus de corps, plus de fièvre sensuelle à sa parole, avec aussi plus de soif du monde et même d’un au-delà du monde, Gabrielle Althen, dans ces années, s’assigne d’abord un devoir de purification. Il lui faut abstraire vers un essentiel qui tient à la fois de l’ordre de l’évidence – la lumière jette du sable blanc sur l’évidence – et de l’ordre d’une impitoyable justice – le soleil est ce qui tranche sans aménité – ; il lui faut tenter de vaincre, décelée dans l’intramondain, cette faiblesse qu’est l’impuissance de l’homme à demeurer le riverain de son propre sacre. D’où la recherche d’une « Alliance » (titre de l’un des premiers poèmes) pour laquelle s’entame un parcours – alors commença cette marche entre la larme et le nuage – dont les poèmes successifs jalonneront l’anabase. L’enjeu aussi en est fixé : moins de m’élancer que de comprendre tout l’espace possible, la limite du vent… aller au devant des flèches transparentes qui affilent l’ubiquité de la lumière… Et le récit se développe d’une ascèse, d’une initiation personnelle. On y perçoit très tôt les accents d’une véritable « révélation », ce qui se dit aussi, n’est-il pas vrai, « apocalypse » – et le ton comme l’idée s’en imposent avant même que résonne le poème de la page 16 : Et voici que dans le cortège du soleil une trompette prophétique danse sur les eaux de la mer.

Un espace a donc été conquis, mais surtout compris, et cela dans toute une étendue que le poète évoque et image de façon saisissante par l’échelle des fréquences sonores : Il y a vers l’aigu, les copeaux de la joie […] auxquels répond dans le registre grave le chemin attentif des racines du bronze. Véritable orchestration de cet espace, lieu d’une ivre navigation certes, mais dont l’ivresse ne produit jamais le nébuleux romantique – « s’affûtant » au contraire l’offre du ciel et de la mer pour aiguiser à chaque pas le souci du juste, de la griffure sans défaut et s’obsédant à ce mot « exact » répété en multiples occurrences comme dans l’infini de deux miroirs opposés. Une pensée se mesurant ainsi au fléau de l’oxymore : Sur la munificence heureuse de la mer, l’austérité flambait ; et toute l’âme d’un paysage dans une rigueur cézannienne :

Essaim d’un jour d’odeurs et d’ombelles autour de la maison grandie de ma simplicité, la moisson chavirée par la plaine monte dans la lumière agile aussi haut que le ciseau de l’éclat.

Avec, de proche en proche, d’admirables images (et pourquoi, toutes ces années, tant de contempteurs de l’image ?) pour dire le cœur même d’éternelles saisons : l’or qui bat sous ces patiences plombées de plumes, deux gorges de pigeon au haut de l’hiver nu, comme les poings plus compacts d’une terre encore chaude. Images dont le cours indéfiniment renouvelé dessine l’invisible chemin, celui au bout duquel la Mendiante pourra dire : Je devins transparente.

Place est alors faite pour Le Cœur Solaire. Par lui, s’« il faut oser le sens », ce sera toujours dans le champ de l’énigme, celui que chérit un sphinx intérieur, son regard à la dureté métaphysique. Il s’agit de supporte[r] le silence, peut-être un infini silence. Mais, dur service que celui-là, comme le crie le poète : Devoir aigu que d’assister à la blancheur sans tréteaux de la joie ! Le poème s’est écrit au cœur d’une sécheresse, il s’est fait galet nuptial. Il récuse les herbes folles anciennes et tout souvenir : Il est sûr maintenant que je ne sais pas m’attendre… Comment pourrait-il, à des instants, ne pas rêver d’être coupé de [s]es sévérités d’astre ? Pourtant, « l’austérité » ne cessera de « flamber » : Terre raclée, sèche évidence de la terre […] Bien que le ciel touche terre, il faut hurler à la lumière […] Le cri de l’arbre sec est ma seule saison.

On n’imaginerait pas qu’une telle parole eût pu laisser insensible le maître dont la rigueur solaire exigeait, avant tout, comme l’avait vu Maurice Blanchot dès 1949 dans La Part du feu, « révélation de la poésie, poésie de la poésie ». Et pourtant, comment ne pas s’éblouir d’une « initiation » aussi étonnante, toute méritée qu’elle fût, pour la jeunesse de cette œuvre dont, à peine naissants, les fragments venaient sous le regard le plus acéré qui se puisse rêver ? Peu de créations, sans doute, auront connu tel adoubement.

Les poèmes que Gabrielle Althen lui adressait avaient de plus, mérite suprême, le don à leur tour de provoquer René Char au poème ; témoin, le début de ce billet du 3 février 1978 : Escaladant – le mot est trop fort – une épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi, languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte « La Ginestière » comme titre (ah ! le noble lieu au plus noble d’amont, le connaissez-vous ?) Je vous l’enverrai bientôt.

Mais les lettres de Char ici reproduites n’attestent pas seulement la valeur et le pouvoir insolite des textes que lui adressait sa jeune correspondante. Lui, qu’on aurait tendance à imaginer grand solitaire, altier, hauturier… – les épithètes ne manquent pas pour conforter ce qui a tout peut-être d’une illusion d’optique – ses lettres témoignent aussi de « l’art personnel » qu’il mettait dans la simple et véritable amitié. Et l’on se souvient alors de la force et de la constance des liens d’amitié qui avaient pu l’unir à un Albert Camus, par exemple, ou à des compagnons de Résistance, et comment ne pas songer à ceux qu’il savait hausser à un paysage essentiel, tel ce Louis Curel de la Sorgue[[ in Seuls demeurent, 1945.]] ?

Voilà donc, liant l’œuvre et les jours, ce très beau livre de lumière, qui est aussi le journal d’une étonnante rencontre poétique et humaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture à La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)