Gabrielle ALTHEN : Soleil patient, Arfuyen, 2015 –14 €.

Un « argument », offert au lecteur, et que celui-ci ne découvrira qu’en fin de volume, explicite le « trajet » que jalonnent les trois parties de ce livre. À partir de la grisaille et du manque existentiel (première partie : Trouver manque), un combat protéiforme et tragique est livré au nom du « désir » et pour le « mériter » (deuxième partie : Falloir) et déboucher enfin sur Le Troisième Jour (troisième partie) « de la vie redevenue vivante », patiente comme ce « soleil plus nu » dont le mystère « danse », mais toujours pour un futur. Sous les deux espèces de la métaphore et du symbole, et suivant, peut-être, quel modèle de déambulation progressive, quelle Divina Commedia, n’est-ce pas ici à la quête d’un salut que se confie le poème ?

De fait, c’est tout naturellement la parole qui, à partir du « gris », initie le voyage : Un mot/ Pour attirer la foudre/ Dans le gris sans éperons du moment/ Le mot arrive/ Puis il nous dévisage. Le départ se prend ainsi dans un monde dont la grisaille est moins ennoyée d’eaux stagnantes qu’hallucinée de visions infernales, comme celle-ci : Le ciel a ses épines/ Te voilà écorché […] Manque pourtant la corruption des chairs/ Et le poète comme un chien/ A des yeux carnivores/ Qui font le tour de sa tête/ Et percent des fenêtres – ou encore celle-là : La terre était pelée comme une orange/ Les sentiments couraient par meutes/ Les routes ont des sœurs borgnes/ Où déposer le pus de l’air/ L’été pensant sur les taudis/ Le ciel est pierre parmi les pierres […] Au tréfonds de ce monde à la « lumière indurée », aux « griffes rentrées », il arrive parfois que s’entrouvre un « bref tiroir du temps », un intervalle de liberté qu’on ne sait pas ou ne veut pas saisir au vol, ce qui fait que les mots s’effondrent dans la bouche/ Le moment se referme/ Et ce n’avait été que rameau caressant le vent…

Avec Falloir, deuxième partie du livre, pour se dégager d’un monde où « La beauté […] est un trou sur le vide », où « La pureté […] a les dents noires » et, comme obsessionnellement, « L’idéal a les dents qui pourrissent », c’est une tâche de libération qui commence, de réhabilitation et de restauration du « désir » : Un jour je referai le beau bouquet/ De mes désirs/ Et je le poserai sur un autel vacant […] Je n’ai pas d’aise dans mon cœur/ Mais si un jour faisant la paix/ Mon cœur et moi aimions la même rose/ Crédible/ La même rose agissante/ Et terrible/ Je reviendrais à la maison/ Et de nouveau j’habiterais ce cœur. Mais là, c’est tâche ardue pour la parole du poème : s’il peut conduire « à la porte du temps » c’est bien souvent tout près « de la colonne vive du malheur » que doit œuvrer cet « autre Sisyphe » qui, inlassablement, s’emploie aux combats d’une « lumière débordant la couleur éblouissante de la mort ».

Avec Le Troisième Jour et sa « surprise » d’un « coup de vent heureux », s’établira peu à peu la sagesse d’une sérénité nouvelle : Au travers du sous-bois/ Les anges vont sans perles/ Une beauté se rassérène/ – Jusqu’à la grâce de l’os/ Il nous faudra ôter notre parure – Et c’est aussi jusqu’à « la joie » qui se met « à occuper le terrain », s’appliquant, comme la guêpe en son surplace […] à durer, à mi-hauteur d’homme, au-dessus des iris. La sorte de bonheur épuré qui s’éprouve là, d’avoir su se mériter, arbore un « bleu qui se décharne ». Son paysage confine à un absolu de transparence : Le vent brille/ La chose est sans contour/ Un grand cyprès roussit/ Pour que la mort ne soit pas dite absente.

Au-delà de son expérience existentielle, on lira, qui la transcende, le beau et grand poème qu’est ce livre, où la parole, forte et délivrée pour affronter les aspérités d’un destin, s’est peu à peu donné les demi-teintes qui arbitrent l’éclat et l’assentiment.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.

Gabrielle ALTHEN, La cavalière indemne, Éd. Al Manar, 2015 ; 86 p., 16 €.

Sous ce titre, La cavalière indemne – image de la vie qui passe quand nous demeurons, manquant de la vivacité qu’il faudrait « pour aller avec elle et l’aimer » –, Gabrielle Althen reprend, en le modifiant de quelques ajouts et retraits et d’une judicieuse redistribution des poèmes, un précédent recueil qui s’intitulait Sans preuves (Éd. Dune, 2005), titre qu’elle maintient pour la troisième partie du nouvel ouvrage.

Les preuves, certes, seront négligées dès le départ, au seul bénéfice de l’évidence poétique et sans nul recours à l’étayage des raisons. Le geste ici est de pure passion, et s’il reste une « preuve », elle sera, pour nous illuminer, de l’ordre du désir ; un désir qui, en chacun, s’enrichit pourvu qu’on ait su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.

Dès ce texte liminaire, résonne une parole forte et délivrée, et comme armée pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y puisse goûter par moments de subtils pianissimi, à la limite du silence : ainsi, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire ouvre une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse. Parfois nous frappe, dans la confidence, un surprenant voisinage valéryen : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Le même ton est donné au dialogue flexible d’un solitaire avec sa fenêtre :

Je voulais d’autres mots
Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme

Mais le plus souvent, c’est une vigueur qui l’emporte, avec de coupantes images (La mort, nue comme une offrande sur du verre…), et l’on se trouve dérivé par le flux de ce livre et ses courants tournants : tour à tour il se fait abandon ou désir, mémoire ou projection, douleur ou plaisir. La coloration affective de la parole enfièvre un combat – cosmique aussi bien qu’intérieur – où s’éprouvent et se conjuguent l’exigence sensuelle du monde et une soif, sans cesse naissante et contrariée, de transcendance.

La victoire est celle de l’Art, affirmée dans la dernière page (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. À peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Outre la profondeur du sentiment, comment ne pas éprouver aussi, avec ce livre, le plaisir, devenu si rare, du style ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus délicates lumières : La résonance cherchait en elle le préférable et sa limpidité. Un arbre pur en contre-jour lui écrivit dans la clarté.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 40, 2nd semestre 2015.

Gabrielle ALTHEN : Vie saxifrage, Al Manar, éd. Alain Gorius, 2012 – 15€.

À l’image de l’obstinée saxifrage dont les racines peuvent, d’un élan vital, effriter la roche, et par le symbole expressément revivifié de Sisyphe, les brefs poèmes de ce livre (vers et proses mêlés) parient pour la vie : ils prennent subtilement parti contre ce qui la traverse et voudrait la perdre ou la nier.

Au départ, rien ne dissimule le déséquilibre des forces en présence : en face, il y a un enfer à réparer, les crevasses du temps qu’on devrait aider la rosée à visiter ; et quoi donc pour vaincre si ce n’est la pointe d’ombre qu’on appelle nous, tête d’épingle, pivot d’abîmes ? Heureusement, le poème trouve l’allié véritable : le vent, le très bon vent, étale la nappe du vivant. Dans ce flux, cette gaze de l’air sur le lieu délicieux, qui peut transporter jusqu’au « Pays musicien », la vie ne peut qu’être goûtée : la neige sent bon le mimosa, ou encore : la liberté s’amuse sans gestes autour de toi.

Un affrontement est permanent, et avec lui les défaites successives, non seulement parce que la terre est lieu de saccage (Bleu de trop d’une piscine jouxtant le beau rivage ! / Trou vacancier empli de détritus ! […] Pour n’être pas importunés, ils ont dallé la mer), mais aussi parce que l’ennui et l’accablement parviennent à s’insinuer, nous dévisagent, nous soumettent aux agrégats du temps. Mais la lutte est celle d’un poète, et il n’est pas surprenant qu’à travers l’incertain et le maléfice, ce soient les mots qui combattent :

Trois mots qui pleurent dans le silence
Puis deux mots qui vous regardent :
De toute façon vous bougez trop !
Pour moi j’attends un autre mot
Où reposer le monde
Et commencer mon âme

Mais rien ne commence et rien ne se finit
Et des mots nous regardent
Et nous avons raison
D’attirer leur pitié
Bien que le diable la dérobe

On retrouve avec joie, dans ce livre, le ton si personnel de cette parole libre et forte qui caractérise tant d’ouvrages du poète. Avec d’étonnantes images, jamais données pour le spectaculaire, et ce sentiment d’un flux héraclitéen et d’une mêlée de contraires, à la fois cosmique et intérieure – on se souvient et on projette, on abandonne et on désire. À la fin du livre, À l’heure où tout devient regard, un consentement se fait jour jusqu’aux clartés vivables des lointains. La vie se déploie en « chair exacte » : C’est en ce point de la matière humaine que commence le ciel.

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans Épaules, n° 35, 1er semestre 2013.

LA BELLE MENDIANTE, Gabrielle Althen, suivi de LETTRES A GABRIELLE ALTHEN, René Char (Ed. L’Oreille du Loup, Paris, 2009)

J’étais en quête de la proposition d’une poésie forte et vivante, vivace, non sentimentale. Ainsi Gabrielle Althen caractérise-t-elle si justement, en introduction à ce livre, la recherche ardente qui la conduisit, dans les années soixante-dix, à une importante suite de poèmes, parmi lesquels ses tout premiers publiés [[Précisons, incidemment, qu’ils furent alors publiés à La Revue de Belles-Lettres.]]. Sous le titre La Belle Mendiante, elle les réunit aujourd’hui [[Le recueil se divise en deux parties : La Belle Mendiante et Le Cœur Solaire, ce dernier titre étant celui du premier ouvrage de l’auteur publié chez Rougerie (1976).]] et les fait suivre de la correspondance que lui adressa dans le même temps René Char, destinataire de ces textes au fur et à mesure de leur élaboration. Il y a donc ici des lettres échangées dans la proximité du pays comtadin, et souvent des lettres poèmes que l’on devait retrouver par la suite en Chants de la Balandrane. De là le double intérêt de cette publication : elle met en miroir, comme le fait Char lui-même du printemps et de l’hiver dans Verrine, les très purs poèmes qu’appelait alors, impérieuse, une témérité première, et le regard aîné d’un maître qui rend compte ici de [sa] fraîche surprise.

Dès le premier poème, c’est face à un monde de mensonges et cris, et pleurs de la vallée oblongue, en un mot face à un désastre que s’érige cette figure : La Mendiante au bord du monde à mendier devenait belle. Pour accéder là, il n’y aura pas eu déni du monde, mais active confrontation et, en définitive, un retrait essentiel, une mise en marge ; d’ailleurs pur événement de l’intériorité, car c’est dans la clarté vacante régnant au cœur de soi que s’est dressée une tour : la forteresse de l’appel. Peut alors s’inscrire – choix lucide du diamant – cette devise : Etre beauté de ce qui n’a pas lieu. De cette hauteur vraie, le poète, nous le savons, ne devait jamais descendre.

Quitte à donner, dans la suite de son œuvre, plus de corps, plus de fièvre sensuelle à sa parole, avec aussi plus de soif du monde et même d’un au-delà du monde, Gabrielle Althen, dans ces années, s’assigne d’abord un devoir de purification. Il lui faut abstraire vers un essentiel qui tient à la fois de l’ordre de l’évidence – la lumière jette du sable blanc sur l’évidence – et de l’ordre d’une impitoyable justice – le soleil est ce qui tranche sans aménité – ; il lui faut tenter de vaincre, décelée dans l’intramondain, cette faiblesse qu’est l’impuissance de l’homme à demeurer le riverain de son propre sacre. D’où la recherche d’une « Alliance » (titre de l’un des premiers poèmes) pour laquelle s’entame un parcours – alors commença cette marche entre la larme et le nuage – dont les poèmes successifs jalonneront l’anabase. L’enjeu aussi en est fixé : moins de m’élancer que de comprendre tout l’espace possible, la limite du vent… aller au devant des flèches transparentes qui affilent l’ubiquité de la lumière… Et le récit se développe d’une ascèse, d’une initiation personnelle. On y perçoit très tôt les accents d’une véritable « révélation », ce qui se dit aussi, n’est-il pas vrai, « apocalypse » – et le ton comme l’idée s’en imposent avant même que résonne le poème de la page 16 : Et voici que dans le cortège du soleil une trompette prophétique danse sur les eaux de la mer.

Un espace a donc été conquis, mais surtout compris, et cela dans toute une étendue que le poète évoque et image de façon saisissante par l’échelle des fréquences sonores : Il y a vers l’aigu, les copeaux de la joie […] auxquels répond dans le registre grave le chemin attentif des racines du bronze. Véritable orchestration de cet espace, lieu d’une ivre navigation certes, mais dont l’ivresse ne produit jamais le nébuleux romantique – « s’affûtant » au contraire l’offre du ciel et de la mer pour aiguiser à chaque pas le souci du juste, de la griffure sans défaut et s’obsédant à ce mot « exact » répété en multiples occurrences comme dans l’infini de deux miroirs opposés. Une pensée se mesurant ainsi au fléau de l’oxymore : Sur la munificence heureuse de la mer, l’austérité flambait ; et toute l’âme d’un paysage dans une rigueur cézannienne :

Essaim d’un jour d’odeurs et d’ombelles autour de la maison grandie de ma simplicité, la moisson chavirée par la plaine monte dans la lumière agile aussi haut que le ciseau de l’éclat.

Avec, de proche en proche, d’admirables images (et pourquoi, toutes ces années, tant de contempteurs de l’image ?) pour dire le cœur même d’éternelles saisons : l’or qui bat sous ces patiences plombées de plumes, deux gorges de pigeon au haut de l’hiver nu, comme les poings plus compacts d’une terre encore chaude. Images dont le cours indéfiniment renouvelé dessine l’invisible chemin, celui au bout duquel la Mendiante pourra dire : Je devins transparente.

Place est alors faite pour Le Cœur Solaire. Par lui, s’« il faut oser le sens », ce sera toujours dans le champ de l’énigme, celui que chérit un sphinx intérieur, son regard à la dureté métaphysique. Il s’agit de supporte[r] le silence, peut-être un infini silence. Mais, dur service que celui-là, comme le crie le poète : Devoir aigu que d’assister à la blancheur sans tréteaux de la joie ! Le poème s’est écrit au cœur d’une sécheresse, il s’est fait galet nuptial. Il récuse les herbes folles anciennes et tout souvenir : Il est sûr maintenant que je ne sais pas m’attendre… Comment pourrait-il, à des instants, ne pas rêver d’être coupé de [s]es sévérités d’astre ? Pourtant, « l’austérité » ne cessera de « flamber » : Terre raclée, sèche évidence de la terre […] Bien que le ciel touche terre, il faut hurler à la lumière […] Le cri de l’arbre sec est ma seule saison.

On n’imaginerait pas qu’une telle parole eût pu laisser insensible le maître dont la rigueur solaire exigeait, avant tout, comme l’avait vu Maurice Blanchot dès 1949 dans La Part du feu, « révélation de la poésie, poésie de la poésie ». Et pourtant, comment ne pas s’éblouir d’une « initiation » aussi étonnante, toute méritée qu’elle fût, pour la jeunesse de cette œuvre dont, à peine naissants, les fragments venaient sous le regard le plus acéré qui se puisse rêver ? Peu de créations, sans doute, auront connu tel adoubement.

Les poèmes que Gabrielle Althen lui adressait avaient de plus, mérite suprême, le don à leur tour de provoquer René Char au poème ; témoin, le début de ce billet du 3 février 1978 : Escaladant – le mot est trop fort – une épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi, languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte « La Ginestière » comme titre (ah ! le noble lieu au plus noble d’amont, le connaissez-vous ?) Je vous l’enverrai bientôt.

Mais les lettres de Char ici reproduites n’attestent pas seulement la valeur et le pouvoir insolite des textes que lui adressait sa jeune correspondante. Lui, qu’on aurait tendance à imaginer grand solitaire, altier, hauturier… – les épithètes ne manquent pas pour conforter ce qui a tout peut-être d’une illusion d’optique – ses lettres témoignent aussi de « l’art personnel » qu’il mettait dans la simple et véritable amitié. Et l’on se souvient alors de la force et de la constance des liens d’amitié qui avaient pu l’unir à un Albert Camus, par exemple, ou à des compagnons de Résistance, et comment ne pas songer à ceux qu’il savait hausser à un paysage essentiel, tel ce Louis Curel de la Sorgue[[ in Seuls demeurent, 1945.]] ?

Voilà donc, liant l’œuvre et les jours, ce très beau livre de lumière, qui est aussi le journal d’une étonnante rencontre poétique et humaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture à La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)

« ET LA LUMIÈRE A RI »

À l’épreuve des douceurs cruelles du vivre, un vocatif qui porte, à soi seul, la tension de l’espérance et de la tragédie[[Proximité du Sphinx, Intertextes éditeur, 1991.]] ; un appel – celui d’une âme impérieuse dans l’immensité comme dans les recoins du temps : c’est cela qu’on entend d’abord à travers l’écriture de Gabrielle Althen. D’étranges mais limpides priorités sont assignées : La première tâche en ce monde : se pardonner d’exister./ La seconde est de s’étonner.[[Ibidem.]] L’urgence est ainsi déclarée d’une quête – qui se déroulera somptueuse – pour donner un destin au mystère et à la beauté du monde, pour l’orienter dans l’amour, peut-être même vers celui d’un Dieu : l’étonnement définitif primant la connaissance et perpétuant le coup de foudre.[[Ibidem.]]

La vie, ses innombrables épisodes qui font lutter l’être avec le temps – C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être[[Présomption de l’éclat, Rougerie, 1981, Prix Louis Guillaume du poème en prose.]] – tout son voile d’illusion, voilà le fond sur lequel se déploie l’exigence lucide du poème : La prison nous cajole, braises d’immortalité sous nos pas, voracité des ravins dans l’espace assonant de l’instant ; la moisson est faillible, et cependant nous sommes.[[Noria, Rougerie, 1983.]]

Une lucidité que fortifient surtout les leçons de la création artistique, ainsi cette haute pensée de Georges Braque : Les preuves fatiguent la vérité, que notre poète choisit pour épigraphe, et dont elle dérive le titre-choc d’un de ses récents ouvrages : Sans preuves.[[Sans preuves, Éd. Dune, 2000.]] Certes : dès le départ, rien que l’évidence poétique, celle qui n’a nul besoin de l’étayage des raisons – et la toge tombée dans un geste de pure passion. La « preuve », s’il en reste une ici pour nous illuminer, sera de l’ordre du désir ; ce désir dont on n’est jamais si riche que lorsqu’on a su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.[[Ibidem.]]

Le ton initialement donné à l’œuvre n’a pas varié : celui d’une parole forte et délivrée, qui s’est voulu aguerrir pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y ait pu goûter ici et là de subtils pianissimi, à la limite du silence dans la trame orchestrale : Mais alors que le monde là bas se vêtait de monts bleus, et que nos soirs seraient doux comme des ventres d’oiseaux, nous étions à cueillir un à un sur le bord de l’espace de purs rameaux de solitude.[[Noria, op. cit.]] De même, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire est une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse, dans une surprenante proximité de confidence valéryenne : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Ainsi encore pour le prisonnier, dans son dialogue flexible avec la fenêtre :

Je voulais d’autres mots à la fois beaux et pieux
Pour le monde qui ce soir accomplit
Son office de calme
[[Sans preuves, op. cit.]]

Mais le plus souvent, le discours reste vigueur, avec d’incisives images (Tous les jours et dans tous les cas, la merveille se fera sourire, sourire d’un ange qui plonge dans son sang, étincelle à saisir avant sa fleur.[[Hiérarchies, Rougerie, 1988.]] […] La mort, nue comme une offrande sur la coupure du verre…[[Sans preuves, op. cit.]]), et il est difficile de ne pas se laisser emporter par le flux de ces livres où tout se fait à la fois mémoire et projection, douleur et plaisir, abandon et désir. Des couleurs affectives enfièvrent la parole, sans cesse engagée dans une lutte, aussi bien cosmique qu’intérieure, où s’opposent et s’allient une soif sensuelle du monde et la demande la plus contrariée d’un Dieu – Il faut laisser, depuis le monde, le Dieu venir au monde.[[Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche Midi, 1994.]]

La victoire est en définitive celle de l’Art, affirmée dans la dernière page de Sans preuves (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. A peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Est-il besoin de souligner enfin le plaisir de style éprouvé à ces lectures ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus claires lumières : Elle dévisage l’habitable vivant.

©Paul Farellier

(Contribution au numéro 34, consacré à Gabrielle Althen, de la revue Autre Sud, septembre 2006)