« ET LA LUMIÈRE A RI »

À l’épreuve des douceurs cruelles du vivre, un vocatif qui porte, à soi seul, la tension de l’espérance et de la tragédie[[Proximité du Sphinx, Intertextes éditeur, 1991.]] ; un appel – celui d’une âme impérieuse dans l’immensité comme dans les recoins du temps : c’est cela qu’on entend d’abord à travers l’écriture de Gabrielle Althen. D’étranges mais limpides priorités sont assignées : La première tâche en ce monde : se pardonner d’exister./ La seconde est de s’étonner.[[Ibidem.]] L’urgence est ainsi déclarée d’une quête – qui se déroulera somptueuse – pour donner un destin au mystère et à la beauté du monde, pour l’orienter dans l’amour, peut-être même vers celui d’un Dieu : l’étonnement définitif primant la connaissance et perpétuant le coup de foudre.[[Ibidem.]]

La vie, ses innombrables épisodes qui font lutter l’être avec le temps – C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être[[Présomption de l’éclat, Rougerie, 1981, Prix Louis Guillaume du poème en prose.]] – tout son voile d’illusion, voilà le fond sur lequel se déploie l’exigence lucide du poème : La prison nous cajole, braises d’immortalité sous nos pas, voracité des ravins dans l’espace assonant de l’instant ; la moisson est faillible, et cependant nous sommes.[[Noria, Rougerie, 1983.]]

Une lucidité que fortifient surtout les leçons de la création artistique, ainsi cette haute pensée de Georges Braque : Les preuves fatiguent la vérité, que notre poète choisit pour épigraphe, et dont elle dérive le titre-choc d’un de ses récents ouvrages : Sans preuves.[[Sans preuves, Éd. Dune, 2000.]] Certes : dès le départ, rien que l’évidence poétique, celle qui n’a nul besoin de l’étayage des raisons – et la toge tombée dans un geste de pure passion. La « preuve », s’il en reste une ici pour nous illuminer, sera de l’ordre du désir ; ce désir dont on n’est jamais si riche que lorsqu’on a su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.[[Ibidem.]]

Le ton initialement donné à l’œuvre n’a pas varié : celui d’une parole forte et délivrée, qui s’est voulu aguerrir pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y ait pu goûter ici et là de subtils pianissimi, à la limite du silence dans la trame orchestrale : Mais alors que le monde là bas se vêtait de monts bleus, et que nos soirs seraient doux comme des ventres d’oiseaux, nous étions à cueillir un à un sur le bord de l’espace de purs rameaux de solitude.[[Noria, op. cit.]] De même, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire est une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse, dans une surprenante proximité de confidence valéryenne : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Ainsi encore pour le prisonnier, dans son dialogue flexible avec la fenêtre :

Je voulais d’autres mots à la fois beaux et pieux
Pour le monde qui ce soir accomplit
Son office de calme
[[Sans preuves, op. cit.]]

Mais le plus souvent, le discours reste vigueur, avec d’incisives images (Tous les jours et dans tous les cas, la merveille se fera sourire, sourire d’un ange qui plonge dans son sang, étincelle à saisir avant sa fleur.[[Hiérarchies, Rougerie, 1988.]] […] La mort, nue comme une offrande sur la coupure du verre…[[Sans preuves, op. cit.]]), et il est difficile de ne pas se laisser emporter par le flux de ces livres où tout se fait à la fois mémoire et projection, douleur et plaisir, abandon et désir. Des couleurs affectives enfièvrent la parole, sans cesse engagée dans une lutte, aussi bien cosmique qu’intérieure, où s’opposent et s’allient une soif sensuelle du monde et la demande la plus contrariée d’un Dieu – Il faut laisser, depuis le monde, le Dieu venir au monde.[[Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche Midi, 1994.]]

La victoire est en définitive celle de l’Art, affirmée dans la dernière page de Sans preuves (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. A peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Est-il besoin de souligner enfin le plaisir de style éprouvé à ces lectures ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus claires lumières : Elle dévisage l’habitable vivant.

©Paul Farellier

(Contribution au numéro 34, consacré à Gabrielle Althen, de la revue Autre Sud, septembre 2006)