D’asile en exil, Max Alhau, images de Pascal Hemery, éd. Voix d’encre.

D’asile en exil, sans doute l’un des deux ou trois meilleurs recueils de ce début d’année, permet à Max Alhau d’établir en poésie un espace privilégié où le créateur qu’il est, depuis longtemps déjà, creuse avec autant de maîtrise la nappe phréatique que l’aubier des arbres géants. Avec lui la nature prend ses habits de fête et c’est un peu de l’être humain qui s’investit dans le silence des grands ormes, dans la mélancolie des fragiles bouleaux. Sa pensée l’entraîne au-delà du visible et les cercles qu’il déploie, en cette poésie évolutive le conduisent en des contrées où s’aiguise sans cesse l’imagination. Le monde en sa vastitude est son terrain favori, le monde et au-delà, dans les galaxies, dans les infinis où la matière prend en charge les créatures à la fois dérisoires et tragiques que nous sommes. Bien conscient de l’importance relative des individus, comparés aux grands brassements de l’univers, Max Alhau sait, avec art et mesure, passer de l’infinitésimal au gigantisme universel, de la tendre réflexion à la respiration galactique avec, pour ce faire, les illustrations inspirées de Pascal Hemery qui signe là des images superbes, au diapason des poèmes d’Alhau. « Tu aimerais alors être ce voyageur / brûlant les preuves de son passage / dans un brasier d’étoiles et de pierres, / toi dont la vie n’est plus qu’une ombre sur les murs. »

On se laisse envahir par ces espaces sombres, ces vagues d’un lyrisme contenu, et c’est tout l’art de Max Alhau et de son illustrateur, de nous faire partager les angoisses, les plaisirs multiples, de l’être humain en prise à des interrogations qui n’en finissent pas de nous solliciter, de nous « ouvrir » aux mystères du temps le chercheur d’or.

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 352, septembre 2007

Jean-Michel AUBEVERT : Bestiaire ornithorynque – Préface de Jacques Izoard, collages de Philippe Lemaire (Editions Le Coudrier) – 80 pages – 15 €.

Insolite et déroutant, tel nous apparaît ce nouveau livre de Jean-Michel Aubevert dont on connaît la curiosité naturelle et un penchant certain pour le surréalisme. Avec la complicité de Christoph Bruneel / Anne Letoré (« L’âne qui butine », 28 rue du chemin de fer – B – 7700 Mouscron), celle des éditions Le Coudrier (24 Grand’Place – B – 1435 Mont Saint Guibert) et avec une préface de Jacques Izoard, ce « Bestiaire ornithorynque », revisité par le talent de collagiste de Philippe Lemaire, s’attarde avec volupté sur d’étranges créatures issues des fantasmes de la nature et de l’imagination débordante du poète.

Belle réussite que cette succession de volatiles et de mammifères, de reptiles et de crustacés où le fantastique rejoint la plupart du temps l’étrange réalité. Et réciproquement. Attribuer le qualificatif « d’ornithorynque » à un bestiaire exige, on en conviendra, un certain goût pour la provocation, et Jean-Michel Aubevert est prodigue en ces domaines du bizarre que la logique vient parfois bousculer ou corroborer. Les amateurs jubileront à ces confrontations étranges où l’on ne sait plus très bien dans quelle invraisemblance se dissimule la zoologie et derrière quel artifice se cache l’imaginaire.

Certes, les omissions sont nécessairement nombreuses et l’on aimerait que l’expérience se poursuive longtemps, mais cette giboyeuse compagnie suffît à nous combler d’aise tant riches sont les trouvailles de Jean-Michel Aubevert qui n’hésite pas à comparer le cher « paresseux » des forêts sud-américaines à un « Lagaffe / Gaston à baffes ».

Dans ce livre époustouflant de drôleries et d’inventions, étayé de solides références, mention spéciale doit être faite à Philippe Lemaire dont les collages apportent à l’ensemble une note supplémentaire d’étrangeté et de mystère.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006.

Marc ALYN : Le dieu de sable, illustrations de Dominique Penchi (Graphiti/Phi/Ecrits des Forges).

Pour ce petit livre de 90 pages, Marc Alyn a choisi la réflexion et l’humour dans une succession de textes courts répartis en quatre chapitres : « Les corps subtils », « Lapidaires », « La ligne de mire » et « Lisières ». Pensées, proverbes, dictons, rassemblés ici, résultent, de la part du poète, d’une fréquentation assidue du cheptel humain et des écrivains en particulier.

Le titre « Le dieu de sable » est en lui-même révélateur de l’état d’esprit avec lequel Marc Alyn a entrepris ce voyage au pays de l’interrogation et de la lucidité. Dieu, le Diable, la mort sont tour à tour interrogés, sollicités, et c’est la mort, en fin de compte, qui semble occuper tout l’espace dans cet ouvrage où la clairvoyance conduit le bal.

« La mort : un assommant retour à la terre au fond de quelque trou perdu de la périphérie. »

« Laissez : nous passerons ainsi que des rivières. La mort seule saura que nous avons vécu. »

Quant à l’homme, Marc Alyn ne se fait aucune illusion sur ses qualités premières. Il affirme avec une pointe d’amertume et un brin d’ironie :

« A hauteur d’homme – ce qui n’a rien de vertigineux. »

Dieu lui-même n’est pas épargné :

« Dieu n’est pas constamment raisonnable. »

Les formules utilisées par Marc Alyn sont celles d’un poète, nous le savons bien, qui affirme bellement que « L’âme a le poids du ciel, plus une étoile. »

Citons encore cette évidence qui laissera songeurs bien des créateurs d’aujourd’hui :

« Vivre à titre posthume selon le protocole allègre des poètes. »

Un ouvrage où sagesse et lucidité le disputent à un humour parfois féroce.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Danièle AURAY : La source de sable, Préface de Charles Le Quintrec, (Editions de la rivière, 10 allée des Pervenches – 22100 Lanvallay ; 88 pages – 15 €)

La poésie de Danièle Auray nous transporte d’emblée dans ces lieux magiques où les êtres partagent avec les fées et les enchanteurs ces miroirs de l’âme où ne se reflètent que les seuls visages des ambassadeurs du rêve. Les princesses y vivent en leur domaine et les chevaux blancs y sont tout naturellement ailés. « Il y avait la peur du vide – et les enchantements. – Se donner, se reprendre – l’amour portait des roses – qui souvent déchiraient. » Charles Le Quintrec, en sa préface, souligne que Danièle Auray « nous parle du rêve – de son rêve – qui lui permet d’arracher au jour et à la nuit des astres itinérants qu’elle gouverne en y mettant de son cœur et de son âme. » C’est bien là le postulat de Danièle Auray qui « lève les mystérieuses barrières » avec cette élégance qui sied aux semeurs de rosée. Cette poésie réveille quelques douleurs étranges où naissent des accents pathétiques, tel ce quatrain : « Des hommes assoiffés burent une eau mortelle. – Et quand l’agneau égorgé – répandit son sang sur le sable – la pierre brûlante se referma sur le jour ». « La source de sable » dissimule, en ses aspects légendaires, des vérités salubres que l’on aime côtoyer.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Sarane ALEXANDRIAN : Victor Brauner (Éditions Oxus, 2004)

Victor Brauner (1903-1966) est le plus grand peintre (avec Jacques Hérold) que la Roumanie nous ait donné. Victor Brauner est un poète ; un poète de l’image. N’a-t-il pas inventé, dans sa jeunesse, la picto-poésie ? Il s’agit d’un géant absolu de l’art surréaliste et contemporain, admiré par André Breton. Sarane Alexandrian a fait sa connaissance en 1947, et est devenu son ami, son exégète attitré. La monographie qu’il consacre à Brauner, dans la collection « Les Roumains de Paris », reprend des textes, des articles, des préfaces de catalogues, aujourd’hui introuvables, qu’Alexandrian a revus et augmentés par de nombreux inédits. Parfaitement structuré, l’ensemble nous plonge dans les dédales de l’univers braunerien, qui nous prouve, avant tout, qu’un tableau n’a pas besoin de reproduire la réalité pour l’égaler en puissance et en vie. L’art de Brauner est fait d’expériences, de tentatives toujours originales, qui conduisent l’art à son dépassement. La peinture de Brauner est une mythologie dont l’individu est la figure centrale. La destinée des hommes s’y joue de manière symbolique. On y croise ainsi : Anepot (dieu du présent), Eboundetat (dieu de l’air), Foartesigur (dieu de la vie intérieure), mais aussi les éléments : l’eau, le feu, l’air et la terre, la rivière, la forêt ou le lac, qui ne dépeignent jamais une réalité, mais des êtres fabuleux qui en sont l’âme. Les héros de Brauner sont des êtres humains érigés en forces de la nature, de l’imagination, du désir et de la liberté, et dont le personnage suprême demeure le poète. C’est-à-dire l’homme total que chacun doit tenter de devenir. L’homme dont la vie est un poème. Brauner pense qu’il existe un être secret dans chaque homme et l’évoque par une tête qui en contient une autre, ou par un visage qui en démasque un autre. Brauner peint un univers et une mythologie correspondant aux réalités du monde intérieur. Brauner exprime sa conception de l’existence, du merveilleux et de ses angoisses, dans un langage dédié. Il invente le « Crichant », qui allie le cri et le chant et désigne le poète au summum de son lyrisme; le Véritom (anagramme qui combine mort et vie), que Brauner explique lui-même : « Il y a une minute que j’appelle le Véritom, parce qu’on y a nécessairement l’intuition de la vérité sur la mort et la vie. » Pour aborder cette œuvre peu commune, Sarane Alexandrian s’y prend de manière peu commune (a-t-il le choix?), et a recours à une approche qu’il qualifie lui-même d’esthétique ontologique, définie comme l’approche et la compréhension de l’être par la peinture, soit l’analyse descriptive des tableaux et la mise à nu des motivations existentielles du peintre. La création de Brauner est en évolution perpétuelle ; il s’agit d’une aventure intérieure continuelle qui enchaîne les périodes, successivement baptisées : « Chimères », « Hermétique », « Mamalie », « L’Onomatomanie », « Les Rétractés », « Totemisation ». On ne cesse d’y découvrir des formes et des sujets, tant l’imagination du peintre paraît inépuisable. Brauner est toujours en mouvement, car : « Ne pas changer, c’est mourir. » La magie joue un rôle prépondérant de contrepoids de l’angoisse et de la terreur. Brauner peint pour se protéger et pour déjouer les menaces qu’il sent dans le réel. Ceci expliquant les figures épouvantables et les scènes terribles de certains de ses tableaux. Brauner est un visionnaire. Les exemples ne manquent pas, tant dans son œuvre que dans sa vie, ni les anecdotes. A partir de 1931, la mutilation oculaire obsède littéralement le peintre qui va jusqu’à entreprendre de se peindre lui-même avec un œil crevé. Dans la soirée du 27 août 1938, en voulant séparer Esteban Frances et Oscar Dominguez, Brauner perd son œil gauche sous un coup de bouteille de Dominguez. Sur son lit d’hôpital, il dira cette phrase étonnante : « Tout ça c’est de ma faute, je n’aurais jamais dû me peindre avec un œil crevé ! » Troublant, non ? D’autant plus qu’il avait lui-même pris en photo, bien des années auparavant, l’immeuble où devait se produire l’accident. Brauner est un peintre de l’inconscient, qui ne conçoit la peinture qu’en tant que langage. La chose peinte est un rapport entre un concept et une image visuelle. Un tableau de Brauner se lit et possède son vocabulaire graphique, son lexique, ses symboles. Le serpent incarne le projet poétique ; le chien, l’existence quotidienne perdue dans la foule ; le poisson, l’ailleurs, les profondeurs, l’inconscient; le coq, l’orgueil ; le chat, la voyance ; l’oiseau, le survol de sa destinée ; la pomme, le sein ; la fleur, l’extase ; la femme, la déesse, la mère. Chaque signe fait chanter une légende intérieure qui part à la conquête de la souveraineté de l’être. Un grand livre de Sarane Alexandrian, sur un immense peintre.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)

Jean-Philippe AYZIER : Ici là & ailleurs (Édition ‘Les Caillochonnes : Association pour l’Art en tous Lieux’ – Coll. « Poésie contemporaine » – avril 2003 – 9 €)

Jean-Philippe Ayzier, peintre et poète nous donne ici à lire et à voir. De son écriture, toujours proche de la toile et de ses couleurs à géométries variables, naissent des visions entées sur un réel incertain qui ne tarde jamais à dériver sur le fleuve de l’imaginaire du poète : « …selon l’humeur qui vous habite en ces instants de solitude où les couleurs conditionnent la vision que l’on prête au monde environnant pour y trouver un peu de soi-même dans l’insignifiance d’un paysage aux allures de monochrome véritable toile de réflexion… ». Ce petit livre, finement conçu, nous offre une succession de textes en prose ou en vers qui sont des sortes de jetées, des promontoires vers le large des rêves. Le voyage intérieur se confond avec l’espace appréhendé sur le seuil du banal quotidien. Surgissent alors les contrées mythiques les plus lointaines que l’on croyait perdues et qui ne sont qu’enfouies dans l’inconscient et les songes endormis de l’enfance : « …Légendes échappées des livres dorés (…) … Il est des contrées que vos pieds n’ont jamais foulées et pourtant vous les vivez avec l’assurance du grand voyageur… » Ces notations, qui nous transportent au-delà des océans prennent parfois l’allure d’un carnet de voyage où sont consignées sensations et impressions à la manière d’un Blaise Cendrars qui s’amusait parfois à faire se télescoper ses échappées lointaines avec son paysage familier : « … Îlot de banlieue / Sous le parfum du soleil d’Orient / Ceci n’est pas un leurre… (…) … Et le balai des pigeons / En rase-mottes / Au-dessus des têtes / Dix-huit heures déjà / Le flot des voitures s’accélère / Le vent d’avril balaye les songes… ». On se laisse inviter au voyage, ‘ici, là et ailleurs’, on tourne les pages, désireux de découvrir la suivante, avec ‘un cœur nomade’. On se laisse transporter sur un marché d’Asie, ou vers l’antique Greyhound ou cette Amazonia inquiétante avant la chute toujours inévitable et le retour au banal décor, avec néanmoins l’espoir qu’une « nouvelle vie se dessine / À l’avant des nuages couleur d’ardoise ». On reste parfois sur sa faim, je veux dire sur celle d’une écriture que l’on souhaiterait plus débridée, moins disons « discursive »… Mais, n’anticipons pas sur le prochain voyage de Jean-Philippe Ayzier !

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

Reinaldo ARENAS : La Plantation, illustration de Jorge Camacho, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, 125 pages, 9 €, (éditions Mille et une nuits).

Poète et romancier cubain émigré aux Etats-Unis, Reinaldo Arenas (né en 1943) a mis fin à ses jours à New York, en décembre 1990. Il avait 47 ans et était atteint du Sida. Son œuvre littéraire hors normes et sa vie d’homosexuel déclaré, lui avaient valu, jugé « contre-révolutionnaire », d’être traqué, emprisonné, interdit de publication dans son pays d’où il avait réussi à s’enfuir en 1980, et où il savait qu’il ne pourrait jamais remettre les pieds. Adolescent, Arenas avait pourtant participé à la révolution contre la dictature de Batista. Il s’était fait remarquer dès 1969, avec la parution de son livre Le Puits, qui reçut le Médicis du meilleur roman étranger. Mais dans son pays, plusieurs de ses manuscrits furent confisqués, et son homosexualité ne tarda pas à le faire taxer d’« élément asocial ». De 1974 à 1976, il connut la prison pour « activités contre-révolutionnaires », puis le camp de travail forcé, où il coupa la canne à sucre : « Oui, nous avons perdu la plus grande partie de notre jeunesse à couper la canne, à faire des gardes inutiles, à suivre d’interminables discours où l’on répétait toujours la même litanie… » C’est justement le sujet de La Plantation, l’un des recueils de poèmes les plus puissants d’Arenas, un chef-d’œuvre ! De jeunes conscrits coupent sous la contrainte la canne dans les champs et en extraient le jus brun. Dans des conditions harassantes, ils tentent de remplir les objectifs de production décrétés par Castro. Depuis des siècles, le morceau de cristal blanc a été raffiné au prix d’humiliations et d’oppressions. Mais, moi, écrit Arenas, je vois un continent d’Indiens esclaves affamés qui crèvent dans les mines ou au fond de la mer. – Je vois trois millions de nègres esclaves affamés qui couchent les champs de canne à sucre aux pieds de leur maître.- Je vois une armée d’adolescents esclaves affamés qui griffent la terre. – Que voulais-tu que je te dise ? De quoi veux-tu que je te parle ? – De quoi puis-je te parler, dis-moi de quoi d’autre puis-je te parler sans mériter qu’on m’arrache la langue pour trahison ?

En 1980, Arenas compte parmi les 125 000 marielitos qui, à partir du port de Mariel, gagnent les Etats-Unis avec l’accord du régime cubain. Il partagera son temps, par la suite, entre New York et la Floride, où il enseignera : « Moi, j’étais habitué à une ville avec des rues et des trottoirs, une ville délabrée mais où l’on pouvait marcher et interroger son mystère, y prendre plaisir parfois. Ici, j’étais dans un univers frelaté, dénué de mystère et dont la solitude prenait une tournure souvent plus agressive. »

Reinaldo Arenas est l’auteur d’une douzaine de romans et de plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles, dont, récemment traduits en français aux éditions Mille et une nuits : Arturo, l’étoile la plus brillante (2004), Encore une fois la mer (2004), Fin de défilé (2004), Celestino avant l’aube (2003), Le Monde hallucinant (2002) ; et chez Actes Sud : La Colline de l’ange (2002), Voyage à La Havane (2002), ou Le Portier (Rivages, 1990). Chez Arenas, la poésie naît des détails du quotidien, soit sa propre vie qui se consume dans les infatigables fourneaux d’une île qu’il n’aura jamais totalement quittée. Le poème est la récompense des soirs stériles et la justification du mal-aimé : Range les mots choisis, mon garçon ; range les mots recherchés ; car aucun mot, si noble soit-il, ne donnera à ton poème autant de vigueur que le cri… La poésie, comme l’avenir, se nourrit du tournoiement vertigineux d’un piston à quatre temps ; du défilé nauséeux des charrettes remplies de cannes à sucre et de la voix aride qui t’ordonne « plus vite, plus vite ». C’est là qu’est la poésie : dans l’interruption de midi pour boire une gorgée d’eau sale. C’est là qu’est la poésie : dans le tourbillon des mouches qui montent vers ton visage quand tu soulèves le couvercle des cabinets. La recherche de la beauté a été son projet le plus important, presque sa raison de vivre, mais il n’est jamais vraiment parvenu à l’atteindre.

C’est sans aucun doute son autobiographie, Avant que tombe la nuit (Julliard, 1992, réédition en poche Babel chez Actes Sud, 2000), que le réalisateur Julian Schnabel adaptera au cinéma en 2001, qui lui a apporté la notoriété. Soit les faits d’armes d’un gamin de quinze ans qui quitte la ferme familiale pour rejoindre la guérilla castriste, la relation à la terre cruelle mais néanmoins nourricière, la découverte de son homosexualité d’abord refoulée, mais dont Arenas nous dit avec une grande lucidité qu’elle a été en partie une des conséquences de toute dictature qui réprime : l’envie de braver l’interdit décuple le plaisir et l’interdit devient le meilleur moyen de protestation, de lutte contre le pouvoir en place. Arenas parle des rêves qui l’ont poursuivi : « Les rêves, et aussi les cauchemars, ont occupé une grande partie de ma vie. Je suis toujours allé au lit comme quelqu’un qui se prépare pour un long voyage : des livres, des comprimés, des verres d’eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers. Me mettre au lit et éteindre la lumière a signifié pour moi me livrer à un monde absolument inexploré et rempli de promesses, tantôt délectables, tantôt sinistres. » Arenas parle aussi de ces nombreux écrivains au destin avorté : Lezama et Vinera qu’il admirait et qui sont morts dans l’oubli. Guillèn et Fuentes qui succombent à la main tendue par le pouvoir : « L’un des cas d’injustice intellectuelle les plus flagrants de notre époque fut celui de Jorge Luis Borges, auquel on a refusé le Prix Nobel, simplement en raison de son attitude politique. Borges est l’un des écrivains latino-américains les plus importants du siècle ; le plus important peut-être ; néanmoins le Prix Nobel fut attribué à Garcia Marquez, pasticheur de Faulkner, ami personnel de Castro et opportuniste-né. Son œuvre, en dépit de certains mérites, est imprégnée d’un populisme de pacotille qui n’est pas à la hauteur des grands écrivains qui sont morts dans l’oubli et qui ont été mis à l’écart. » Il parle encore de son fidèle ami, le grand peintre Jorge Camacho et de sa femme Margarita : « Notre amitié fut de celles qui, une fois qu’elles s’instaurent, durent pour toujours ; c’était comme la rencontre avec un être aimé dont on aurait toujours rêvé et qui, soudain, aurait fait son apparition ». Il parle de Padilla, dont il retranscrit le procès, qui est d’une horreur insupportable : « Les dictatures, les régimes autoritaires peuvent anéantir les écrivains de deux façons : soit en les persécutant, soit en les comblant de prébendes officielles ». La mort est omniprésente, y compris et surtout, lorsque la sexualité apparaît. La mort est partout présente dans cette œuvre : Je sais que par-delà la mort – on trouve la mort, – je sais qu’en deçà de la vie, – il y a l’escroquerie. – Je sais que la consolation n’existe pas, – que n’existent – ni la terre tant souhaitée de mes rêves – ni la vision déchirée de nos héros. – Mais – nous continuons de te chercher, patrie, – dans les trahisons du nouvel arrivant – et dans les mensonges du premier chroniqueur. – Je sais qu’il n’existe pas de refuge dans l’étreinte – et que Dieu n’est qu’un fracas de tôle ondulée. Arenas a lutté toute sa vie pour pouvoir être, pour pouvoir « écrire librement et sans censure ni étranglement », pour avoir le droit de dire ce qu’il était réellement.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

« ET LA LUMIÈRE A RI »

À l’épreuve des douceurs cruelles du vivre, un vocatif qui porte, à soi seul, la tension de l’espérance et de la tragédie[[Proximité du Sphinx, Intertextes éditeur, 1991.]] ; un appel – celui d’une âme impérieuse dans l’immensité comme dans les recoins du temps : c’est cela qu’on entend d’abord à travers l’écriture de Gabrielle Althen. D’étranges mais limpides priorités sont assignées : La première tâche en ce monde : se pardonner d’exister./ La seconde est de s’étonner.[[Ibidem.]] L’urgence est ainsi déclarée d’une quête – qui se déroulera somptueuse – pour donner un destin au mystère et à la beauté du monde, pour l’orienter dans l’amour, peut-être même vers celui d’un Dieu : l’étonnement définitif primant la connaissance et perpétuant le coup de foudre.[[Ibidem.]]

La vie, ses innombrables épisodes qui font lutter l’être avec le temps – C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être[[Présomption de l’éclat, Rougerie, 1981, Prix Louis Guillaume du poème en prose.]] – tout son voile d’illusion, voilà le fond sur lequel se déploie l’exigence lucide du poème : La prison nous cajole, braises d’immortalité sous nos pas, voracité des ravins dans l’espace assonant de l’instant ; la moisson est faillible, et cependant nous sommes.[[Noria, Rougerie, 1983.]]

Une lucidité que fortifient surtout les leçons de la création artistique, ainsi cette haute pensée de Georges Braque : Les preuves fatiguent la vérité, que notre poète choisit pour épigraphe, et dont elle dérive le titre-choc d’un de ses récents ouvrages : Sans preuves.[[Sans preuves, Éd. Dune, 2000.]] Certes : dès le départ, rien que l’évidence poétique, celle qui n’a nul besoin de l’étayage des raisons – et la toge tombée dans un geste de pure passion. La « preuve », s’il en reste une ici pour nous illuminer, sera de l’ordre du désir ; ce désir dont on n’est jamais si riche que lorsqu’on a su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.[[Ibidem.]]

Le ton initialement donné à l’œuvre n’a pas varié : celui d’une parole forte et délivrée, qui s’est voulu aguerrir pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y ait pu goûter ici et là de subtils pianissimi, à la limite du silence dans la trame orchestrale : Mais alors que le monde là bas se vêtait de monts bleus, et que nos soirs seraient doux comme des ventres d’oiseaux, nous étions à cueillir un à un sur le bord de l’espace de purs rameaux de solitude.[[Noria, op. cit.]] De même, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire est une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse, dans une surprenante proximité de confidence valéryenne : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Ainsi encore pour le prisonnier, dans son dialogue flexible avec la fenêtre :

Je voulais d’autres mots à la fois beaux et pieux
Pour le monde qui ce soir accomplit
Son office de calme
[[Sans preuves, op. cit.]]

Mais le plus souvent, le discours reste vigueur, avec d’incisives images (Tous les jours et dans tous les cas, la merveille se fera sourire, sourire d’un ange qui plonge dans son sang, étincelle à saisir avant sa fleur.[[Hiérarchies, Rougerie, 1988.]] […] La mort, nue comme une offrande sur la coupure du verre…[[Sans preuves, op. cit.]]), et il est difficile de ne pas se laisser emporter par le flux de ces livres où tout se fait à la fois mémoire et projection, douleur et plaisir, abandon et désir. Des couleurs affectives enfièvrent la parole, sans cesse engagée dans une lutte, aussi bien cosmique qu’intérieure, où s’opposent et s’allient une soif sensuelle du monde et la demande la plus contrariée d’un Dieu – Il faut laisser, depuis le monde, le Dieu venir au monde.[[Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche Midi, 1994.]]

La victoire est en définitive celle de l’Art, affirmée dans la dernière page de Sans preuves (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. A peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Est-il besoin de souligner enfin le plaisir de style éprouvé à ces lectures ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus claires lumières : Elle dévisage l’habitable vivant.

©Paul Farellier

(Contribution au numéro 34, consacré à Gabrielle Althen, de la revue Autre Sud, septembre 2006)

Max ALHAU : Nulle autre saison (L’Arbre à paroles, 2002, Maison de la Poésie d’Amay, B.P. 12 – 4540 Amay, Belgique, 124 p., 15 €)

Sous ce titre, les éditions de L’Arbre à paroles rassemblent des poèmes de vingt années, extraits des principaux recueils publiés par Max Alhau dans cette période. Le choix, que nous supposons celui de l’auteur, semble inspiré moins par le souci du florilège représentatif que par une tendance à l’assombrissement : comparant ces extraits aux versions intégrales, on ne peut qu’être frappé par l’accentuation de l’ombre, par l’omission, souvent, de textes qui portaient la clarté dans un destin de cendres (on songe ici, par exemple, avec quelque regret, à l’absence de la superbe suite Célébration de la lumière qui clôturait le livre Le Fleuve détourné).

L’ensemble présenté aujourd’hui n’en constitue pas moins une indéniable réussite, même venant s’ajouter à la bibliographie existante, car, à tout prendre, choisir des textes, c’est encore faire œuvre poétique et se renouveler. L’auteur le fait ici d’autant mieux qu’à la rétrospective s’ajoutent, en fin de volume, des pages inédites d’une grande pureté méditative.

Nulle autre saison, lit-on sur la couverture. Comment, mieux que par ce déni, cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » ?

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.

Peu nombreux sont les poètes qui, dans notre condition mortelle, tracent d’aussi intimes cheminements ; qui, à travers le quotidien de l’espoir, puis du doute – quand les repères menacent de se perdre –, forcent une connaissance aussi douloureuse de notre parcours :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.

Tout au long d’une belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, souffrance est devenue sagesse – sagesse de poète, c’est-à-dire évidence pure où même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Un tel livre, dont la rigueur même de l’écriture approfondit la beauté, reste un modèle de probité poétique.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Max ALHAU, Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995).

Il y a une sagesse de poète, plus pure, plus vraie, plus drue, plus habitable enfin que celle des sages de métier. Par ce fleuve détourné, souffrir est devenu connaître. De cette connaissance, le poète nous donne communion en cela même qui fut – et demeure – sa douleur : exil jamais consenti, et qui enseigne pourtant que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité. Aussi une extrême attention est-elle, dans ces proses fluides, vouée au plus ténu : la marge, les parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore ce que l’on glane, les mains serties d’épines… Un dénuement nous illustre : d’avoir tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Cette belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, s’achève en une célébration de la lumière : quelques lignes décisives pour un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)