Remise du Prix Georges Perros à Madame Claude de Burine

On l’a dit, on l’a répété à l’excès : Claude de Burine est le poète de l’amour. Mais, disant cela, on a seulement éraflé l’évidence, on s’est donné la paix à bon compte ; une fois de plus, on a satisfait aux sciences naturelles de la littérature, en sacrifiant à la facilité des classifications. L’affaire est entendue : Claude de Burine est « amoureuse », comme Debussy fut « impressionniste », ou Milosz ou Gustave Moreau, « symbolistes ».

Donc, Claude de Burine, poète de l’amour. Bien sûr ! Mais quand nous le disons, Messieurs de la Critique, n’allons pas croire que nous classons le dossier ; notre jugement définitif n’a que l’apparence d’un non-lieu. Car une chose est frappante, que nous ne soupçonnions peut-être pas, c’est à quel point nous disions vrai. Oui, d’amour vit un poète capable d’écrire :

Toi seul étais le fer,
Toi seul, la flamme,
Toi seul étais le mot qui brûle
Et qui inscrit ton nom
Sur ma peau
Pour qu’elle brûle avec lui.

Et de tellement d’amour elle vit, que c’est aussi de tellement de mort :

Je rentre avec toi
Dans ta peau
Dans ton miel
Dans ton ventre
J’ouvre et je dis :
« Je prends ma part :
Je dis que j’aime
Un mort-vivant »
Je sais comment la terre te mange
Ce qu’elle a fait de tes yeux
Et le ciel noir
Qui a coulé d’eux.

On voit qu’il ne s’agit pas là d’un mince érotisme ; si Claude de Burine est poète de l’amour, cet amour se révèle aussi cosmique que charnel, profondément enraciné dans notre univers, un amour dont les attaches les plus évidentes comme les fibres les plus secrètes sont avant tout telluriques :

Je viens de la terre
Je suis née de l’arbre
Je parle terre
Je signe verdure
……………………………
Je suis assise
Dans l’évidence
De la terre aux oiseaux
Dans la pâte ancienne des saisons

Mais il y a plus : l’amour, chez Claude de Burine, est amour du temps, et l’on se risquerait presque à dire – loin tout de même d’un pathos nietzschéen – amour du destin. Le temps, le véritable objet de cette poésie – comme peut-être, même invisible et insu, de toute poésie –, en est aussi la demeure intimement habitée. Certains poètes méditent le temps comme un maître ennemi. Ils écrivent contre le temps, ou même, dans un effort plus métaphysique, hors du temps, vers le « rien » et le « personne ». Pas Claude de Burine : elle, par toutes les strates du temps, recompose sans cesse les moments, les êtres, les choses, les territoires. Elle sait vivre dans le voisinage de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

D’être habité, arpenté, choyé comme un dieu, d’être aimé autant que redouté, le temps s’avoue presque vaincu dans son terreau de mémoire. Là s’élèvent, croissent, s’alanguissent et meurent les figures que partage l’amour entre le corps et l’âme, l’autre et le monde :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

L’amour se fait ainsi l’imagier du temps. Car on a compris que, loin, par exemple, du célèbre « Méfie-toi des images » d’un Philippe Jaccottet, loin des défiances maintes fois exprimées par tant de voix – souvent des plus grandes – de la poésie contemporaine, Claude de Burine produit les images les plus émouvantes avec tout le naturel d’un beau végétal qui donne sa floraison puis sa véraison souveraines. Là où l’on pourrait, au reste sans aucune nuance de reproche, parler d’une poésie « advenue », résultat d’une culture méditée, l’image, d’être véhiculée par trop de projets en esprit, paraît souvent forcée. Rien de tel chez Claude de Burine. Elle est poète né : chez elle, les images procèdent d’un jaillissement spontané, elles ne savent même pas qu’elles sont images. Il n’est que de feuilleter ces poèmes au hasard pour s’en convaincre ; voici, par exemple, le début d’un superbe poème, intitulé Homme : celui qui dirait : Dieu ?, tiré du recueil Le Pilleur d’étoiles. C’est fou, ce qu’un vrai poème qu’on écoute peut vous « donner à voir » :

Tu es né d’un bracelet d’étoiles,
Tu le sais,
Tu es né du ventre de la mer,
Tu le sais.
Je suis, moi, celui qui se cache,
Que tu appelles,
Qui ne répond pas
Sauf peut-être,
Dans la province blonde du narcisse,
Le lait des lys et du muguet
Ou quand les grilles, en ville,
Se teintent de sang
Parce qu’il faut bien
Que les vingt ans se passent

Si tu dis que mon nom
Te faisait penser à un vol de mouettes
Dans un ciel fort
Ou encore à ce frémissement
Des libellules
Sur un ruisseau qui y consent
Ou encore, à ce papillon de l’été,
Orange, parce qu’il a volé le cœur du soir
Je te dis que c’est vrai
Et que je suis les cailloux blancs
Qui tintent dans les poches
De ta jeunesse absente.

Je ne voudrais pas achever cette brève incursion dans la poésie de Claude de Burine, sans citer aussi quelque peu du poème intitulé Ce chant, également tiré du livre Le Pilleur d’étoiles. Au « Méfie-toi des images » de Philippe Jaccottet, semble maintenant faire écho le « Se méfier des mots » de Claude de Burine. Tant de poèmes, hélas, ne sont faits que de mots. Notre poète, elle, a la sagesse – et pourquoi ne pas dire l’aristocratie ? – d’une connaissance intime qui transcende les mots. Elle le dit elle-même avec transparence et beauté, et je la laisse vous parler des mots avec les siens, qui seront pour moi les mots de la fin :

Ce chant de traîneau dans la neige
Que font parfois les mots
Se méfier des mots,
De leurs fanfares d’été
Quand Juillet allume ses phares

……………………………………………….

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
Et les mots s’éloignaient
Comme des ombres
Qui prennent les trains de la pluie.

[[ Le Pilleur d’étoiles a été publié en 1997 aux Éditions Gallimard.]]

©Paul Farellier

LE PILLEUR D’ÉTOILES, Claude de Burine (Gallimard, Paris, 1997).

Une voix majeure de l’amour en poésie, amour cosmique au moins autant que charnel, c’est bien ainsi que, dès ses premiers accents, fut unanimement reconnue Claude de Burine. Et l’on voit aujourd’hui qu’en aucun de ses livres récents – qu’il s’agisse de L’Arbre aux oiseaux, paru à La Bartavelle en 1996 et justement honoré du prix Louise-Labé, ou de cet autre très beau livre, publié chez Gallimard : Le Pilleur d’étoiles –, elle n’aura failli à cette fidélité amoureuse. Au contraire, elle ne fait qu’en étendre les territoires et les racines, même si le plus souvent maintenant ils se partagent avec ceux de la mort et n’ont plus pour parure/ Que les perles froides de l’adieu.

Chacun des cent vingt-quatre poèmes composant Le Pilleur d’étoiles mériterait qu’on s’y arrête, si intense en est la charge poétique. Au moins se doit-on de marquer certaines des attaches les plus fortes du livre.

Dès les premières pages, s’affirme l’intime allégeance tellurique de cette poésie : Je viens de la terre/ Je suis née de l’arbre/ Je parle terre/ Je signe verdure ; et encore : Je suis assise/ Dans l’évidence/ De la terre aux oiseaux/ Dans la pâte ancienne des saisons. Et la mémoire active et persévérante du poète ramène, dans les filets de l’esprit et des sens, son pays perdu de dryade au ravissement odorant et tactile :

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
[…]

En ce terreau de mémoire, s’élèvent, croissent, puis s’alanguissent pour mourir, les figures d’un amour partagé entre le corps, l’âme, l’autre et le monde ; d’un amour qui, par fulgurances, reste assez puissant dans son être pour se mesurer au temps, presque le vaincre :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

Le plus souvent, pourtant, cet amour n’est plus qu’errance et recherche désespérée de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

et encore :

Où est le visage du prince étranger ?
Et dans la bouche
Le cri de son ventre
Dans la soie des étoffes
Qu’une main sûre dénude ?

L’amour, que chaque nuit faisait vivre et chaque aube périr, est donc, par nature, ce qui oscille entre vie et mort – vérité qui s’éprouve jusque dans l’assèchement du déclin :

[…] Tout ce qui faisait vivre
Et mourir à l’aube
L’amour : ses nuits d’or rouge
Et qu’il devienne ce mot qui sèche
Entre les pages de l’Atlas
Insecte mort
Qu’un été distrait, achève.

Après ce cri bouleversant : Adieu l’homme, mon assassin,/ Mon poète, ma seule brûlure, Éros n’est plus que le mendiant, la main tendue qui reçoit le poème :

Je ne demande plus que des miettes de soleil
Qui sur moi viendraient battre
Comme des cœurs d’oiseaux.

[…]

Pour faire chanter le monde
Sur ma bouche,
Entre mes lèvres qui savaient l’amour.

Que reste-t-il alors, sinon l’amour panique du poème ? Moi, j’ai mes certitudes d’orage/ Et le poème comme une île. Car, quand bien même hantés de la mort, ces chants vibrants, une admirable force vitale les traverse. Et ce n’est pas du bout des lèvres qu’on peut les dire : on y engage tout son être, et comme dangereusement. Au cœur même de la plus intime douceur, des mots font violence, des mots trempent de sang et de meurtre les images les plus spontanément liées, soit à l’élan amoureux (Tuer/ Comme on tue l’oiseau/ Comme on tue la femme qu’on aime – ou encore : Je te livre/ Aux chiens de l’orage/ Qu’ils t’égorgent, te saignent) , soit aux retours nostalgiques du passé (chemin qui se souvient/ Qu’hier fut le chant de l’oiseau/ Ou bien, cette tasse de sang/ Bue au jour). « Le sang », pris ainsi dans nombre de ses connotations, vecteur de mort et d’amour, ou par ailleurs, très clairement, dans l’une de ses acceptions communes de vigueur mâle (Je te veux seul/ Avec le sang […] Tes genoux / Tes cuisses qui enserrent la ville,/ Le poivre de ton ventre), le sang est le vrai fleuve nourricier de cette poésie. Sans doute est-ce pourquoi les images les plus troublantes allient partout une faculté innée de jaillissement à la chaleur de l’expérience vécue : Qui nous redira la douceur/ De la plume du faisan/ Qu’on rapporte et qu’on couche/ Au fond des maisons chaudes,/ Qu’on a tué/ Parce qu’il faut bien tuer ses rêves ? Et comment ne pas être ému de cette confession d’un désir dionysiaque où, jusqu’à l’épuisement de l’être, renaît sans cesse le péril d’aimer :

Je n’ai aimé que les rencontres lumineuses d’hommes dans les bars : Pigalle, La salle rouge, un soir, la fumée, celui qui vint avec le danger et avec lui, la chambre sombre, la vie jusqu’à l’aube, la mort et l’amour et la vie suffisent. Aucun mot ne les remplace. Les nommer seulement, les nommer comme on nomme les rois et boire la douleur, le couteau en poche.

Et finir sous les eaux violentes.

Bref, on l’aura compris, une lecture prodigieuse à ne différer sous aucun prétexte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1998)