LE PILLEUR D’ÉTOILES, Claude de Burine (Gallimard, Paris, 1997).

Une voix majeure de l’amour en poésie, amour cosmique au moins autant que charnel, c’est bien ainsi que, dès ses premiers accents, fut unanimement reconnue Claude de Burine. Et l’on voit aujourd’hui qu’en aucun de ses livres récents – qu’il s’agisse de L’Arbre aux oiseaux, paru à La Bartavelle en 1996 et justement honoré du prix Louise-Labé, ou de cet autre très beau livre, publié chez Gallimard : Le Pilleur d’étoiles –, elle n’aura failli à cette fidélité amoureuse. Au contraire, elle ne fait qu’en étendre les territoires et les racines, même si le plus souvent maintenant ils se partagent avec ceux de la mort et n’ont plus pour parure/ Que les perles froides de l’adieu.

Chacun des cent vingt-quatre poèmes composant Le Pilleur d’étoiles mériterait qu’on s’y arrête, si intense en est la charge poétique. Au moins se doit-on de marquer certaines des attaches les plus fortes du livre.

Dès les premières pages, s’affirme l’intime allégeance tellurique de cette poésie : Je viens de la terre/ Je suis née de l’arbre/ Je parle terre/ Je signe verdure ; et encore : Je suis assise/ Dans l’évidence/ De la terre aux oiseaux/ Dans la pâte ancienne des saisons. Et la mémoire active et persévérante du poète ramène, dans les filets de l’esprit et des sens, son pays perdu de dryade au ravissement odorant et tactile :

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
[…]

En ce terreau de mémoire, s’élèvent, croissent, puis s’alanguissent pour mourir, les figures d’un amour partagé entre le corps, l’âme, l’autre et le monde ; d’un amour qui, par fulgurances, reste assez puissant dans son être pour se mesurer au temps, presque le vaincre :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

Le plus souvent, pourtant, cet amour n’est plus qu’errance et recherche désespérée de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

et encore :

Où est le visage du prince étranger ?
Et dans la bouche
Le cri de son ventre
Dans la soie des étoffes
Qu’une main sûre dénude ?

L’amour, que chaque nuit faisait vivre et chaque aube périr, est donc, par nature, ce qui oscille entre vie et mort – vérité qui s’éprouve jusque dans l’assèchement du déclin :

[…] Tout ce qui faisait vivre
Et mourir à l’aube
L’amour : ses nuits d’or rouge
Et qu’il devienne ce mot qui sèche
Entre les pages de l’Atlas
Insecte mort
Qu’un été distrait, achève.

Après ce cri bouleversant : Adieu l’homme, mon assassin,/ Mon poète, ma seule brûlure, Éros n’est plus que le mendiant, la main tendue qui reçoit le poème :

Je ne demande plus que des miettes de soleil
Qui sur moi viendraient battre
Comme des cœurs d’oiseaux.

[…]

Pour faire chanter le monde
Sur ma bouche,
Entre mes lèvres qui savaient l’amour.

Que reste-t-il alors, sinon l’amour panique du poème ? Moi, j’ai mes certitudes d’orage/ Et le poème comme une île. Car, quand bien même hantés de la mort, ces chants vibrants, une admirable force vitale les traverse. Et ce n’est pas du bout des lèvres qu’on peut les dire : on y engage tout son être, et comme dangereusement. Au cœur même de la plus intime douceur, des mots font violence, des mots trempent de sang et de meurtre les images les plus spontanément liées, soit à l’élan amoureux (Tuer/ Comme on tue l’oiseau/ Comme on tue la femme qu’on aime – ou encore : Je te livre/ Aux chiens de l’orage/ Qu’ils t’égorgent, te saignent) , soit aux retours nostalgiques du passé (chemin qui se souvient/ Qu’hier fut le chant de l’oiseau/ Ou bien, cette tasse de sang/ Bue au jour). « Le sang », pris ainsi dans nombre de ses connotations, vecteur de mort et d’amour, ou par ailleurs, très clairement, dans l’une de ses acceptions communes de vigueur mâle (Je te veux seul/ Avec le sang […] Tes genoux / Tes cuisses qui enserrent la ville,/ Le poivre de ton ventre), le sang est le vrai fleuve nourricier de cette poésie. Sans doute est-ce pourquoi les images les plus troublantes allient partout une faculté innée de jaillissement à la chaleur de l’expérience vécue : Qui nous redira la douceur/ De la plume du faisan/ Qu’on rapporte et qu’on couche/ Au fond des maisons chaudes,/ Qu’on a tué/ Parce qu’il faut bien tuer ses rêves ? Et comment ne pas être ému de cette confession d’un désir dionysiaque où, jusqu’à l’épuisement de l’être, renaît sans cesse le péril d’aimer :

Je n’ai aimé que les rencontres lumineuses d’hommes dans les bars : Pigalle, La salle rouge, un soir, la fumée, celui qui vint avec le danger et avec lui, la chambre sombre, la vie jusqu’à l’aube, la mort et l’amour et la vie suffisent. Aucun mot ne les remplace. Les nommer seulement, les nommer comme on nomme les rois et boire la douleur, le couteau en poche.

Et finir sous les eaux violentes.

Bref, on l’aura compris, une lecture prodigieuse à ne différer sous aucun prétexte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1998)