YVES GASC: UN SOURCIER EN MIRAGES INTIMES

Dans sa poésie Yves Gasc, perpétuel sourcier de lui-même, sait, à merveille, opérer une osmose, on pourrait dire une synthèse, entre l’événement intime et la félicité qu’il peut tirer de la nature ambiante, reliée à lui par des fluides mystérieux. Si l’on peut le définir comme un romantique à part entière, mais lucide, définition qu’il assume souvent en véritable tunique de Nessus, il met en défi le monde de ne pas correspondre avec lui, dût-il prendre à parti la puissance qui l’accable avant de l’exalter à nouveau, en propriétaire d’on ne sait quelle foi secrète : De ma foi je fais mon enfer. Gasc, qui a pu se rêver hors souillure, ne cesse d’interroger, de humer son angoisse, de goûter sa liesse et d’approfondir jusqu’au vertige malheur et délices d’être là, bien vivant, apte à toujours supporter richesses et mauvais coups du destin : ce sont pour lui, avec son « amour du bien et du mal », des aguets et comme une disponibilité de chaque instant, à se pencher sur les strates et décombres encore vivaces de son moi. A le lire, on retient surtout une sourde, une innée exaltation, suivie d’un bien-être qui le confond lui-même, alors qu’il tient, par exemple, un œuf frais pondu dans sa paume : Quelqu’un nous tient-il ainsi dans sa main, avec cette douceur, au creux de l’univers ? D’indifférence chez Gasc ? Point. A ce constant régime d’étude de soi, ne risque-t-il pas de faire sourde oreille aux grandes mutations, aux cataclysmes de notre planète, au malheur d’autrui enfin ? Les endosser, croit-il, n’est pas son rôle, si, malgré tout, il les passe au crible de sa sensibilité, en échos intérieurs s’ajoutant au malaise d’exister.

De recueil en recueil, Yves Gasc poursuit une destruction/ reconstruction de soi jusque dans l’infime débris. Ce qui semble plus qu’évident lorsqu’on lit son dernier recueil en date, La lumière est dans le noir[[Editions Librairie-Galerie Racine]]. Brûlé à vif aux fontaines du désir, et au feu de ce qu’il appelle «les passions contraires», que lui reste-t-il tout à coup, pantelant de désillusions et lassé même, sans doute, de toute douleur fructueuse, alors qu’il se sent presque comme un mort dans sa barque noire ? Quand il part pour le Sud lointain, Paris n’étant plus à ses yeux qu’un enfer parodique, Gasc souffre au point de ne plus réfuter la part de néant promise à tous les hommes, mais en humaniste. Ce grand lecteur de Hâfiz, de Al-Qâdr, cet amoureux des poètes d’Extrême-Orient et des deux Afriques n’accepte pas en son tréfonds, s’il sent leur morsure, que les chiennes sauvages lui lacèrent le cerveau. Royaume suprême à sauvegarder. Il attend sourdement mais intensément, sur la terrasse de sa maison marocaine d’Asilah, où il ne dénombre pourtant qu’absences d’appel, d’embrassement du devenir, en dépit de ce lieu recueilli où stagne la creuse attente du rien qui l’y cloue. Soudain, frémissement jusque dans l’inespoir le poète sait, en persuasion fulgurante, qu’il ne restera pas cette île que le temps oublie. Mais quoi ? Ce voyageur rendu, moulu, humilié par toutes les défaites du vivre, ce solitaire à bout de toutes les imprudences, les impudences peut-être, peut-il croire encore à l’intervention, à l’approche d’une présence bénéfique ?

Oui, puisqu’une voix magicienne, souterraine et comme jaillie de l’impossible qui devient possible, chante à son oreille que le beau mensonge de vivre toujours se confond avec la réalité qui nous garrotte. L’autre est là, palpable, même si cet autre lui fait souffler : Je reste assis au bord du secret – de toi-même. Ne nous a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de vraie mort si un jour la main aimée vient tenir la nôtre ? Alors Tout sera dit tout sera bien, termine le poète. Comment ne pas songer au « tout est bien » final gidien ? La partie Khâlil du recueil conte ce renouveau ensemble emporté et lucide.

Il est évident qu’Yves Gasc, faisant ainsi la nique aux poètes du rien, croit à la permanence, à la vérité, à l’éternité de l’art. Ce qu’il n’a cessé de démontrer au cours de sa longue carrière théâtrale, commencée chez Jean Vilar, poursuivie chez Barrault et parachevée au Français où il joua 180 fois le Trissotin des Femmes Savantes, après avoir abordé Genet, Albee, David Mamet, Ionesco, Pinget, Beckett, Gombrowicz, etc., tout en mettant plusieurs auteurs connus en scène. Que de fois, arrivé dans quelque capitale étrangère, en faussant compagnie à ses compagnons de tournée, à New York, au Japon ou à Moscou, ce lecteur insatiable s’est dirigé, souvent d’instinct, vers quelque librairie inconnue, où il savait dénicher l’oiseau rare. Il retournait, enthousiasmé par ses trouvailles, son sac craquant de livres et de brochures, pour ajouter dans la « campagne » qu’il possède dans le Berry un Mishima ignoré, ou un Essenine, un conte de Bohême oublié de Rilke, ou un Séféris, un Cernuda. Dès ses plus jeunes années, Yves Gasc a fait son havre, son panthéon avec – en dehors des poètes français qu’il connaît à fond, surréalistes compris – Borges le grand favori, Lorca, Ungaretti, Cavafy, et tant d’autres. Cet amour du verbe poétique, il l’a prouvé par de nombreux récitals, dans le cadre de Poésie 1 et des Hommes sans épaules, à la Maison de la Poésie, à la Sorbonne, en dehors des matinées très courues de la Comédie française, ou encore sur France Culture. Il faut avoir entendu l’acteur-poète parler de ses prédilections et découvertes avec les Breton père et fils, ou Christophe Dauphin, vigilants témoins de la poésie de notre temps. Yves Gasc aurait pu être un de ces « amateurs » profonds, un de ces « honnêtes hommes », naturellement férus d’art, que vit fleurir la Renaissance.

Ses connaissances en roman n’étant pas moindres que sa culture en vers, on l’imagine, tandis qu’il parcourt l’univers avec les comédiens du T.N.P ou la troupe de Jean-Louis Barrault (plus tard ce seront les Sociétaires du Français) penché sur quelque bouquin révélateur dans un recoin de ces nouveaux chariots de Thespis que sont nos Boeing et T.G.V. Comment ne pas rêver ce jeu de scène ? Madeleine Renaud (ou Roger Mollien) s’inquiète à la ronde : « Mais où est donc passé le cher Yves ? » Barrault met un doigt sur ses lèvres, puis déclare : « Chut ! Vous le savez très bien. Yves Gasc se livre au vice impuni : IL LIT. »

©Henri Rode – juin 2003

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n°16, 1er semestre 2004)

Roger GONNET, Le Matin, la Lumière (L’Arbre à paroles, coll. Le Buisson ardent, Maison de la poésie d’Amay, BP 12, B-4540 Amay, Belgique, 2005 ; 26 p., 5 €)

À suivre Roger Gonnet de livre en livre, on constate une double évolution de sa parole poétique : la trame verbale se resserre, sa portée mystérieuse s’allonge. Ainsi en est-il encore avec ce tout petit carnet dans l’élégante collection du Buisson ardent. Il y a là deux suites : Le matin, la lumière tout d’abord ; puis, plus brève encore et plus ramassée : Les pierres crient.

Le souci éthique d’une fidélité reste bien présent : il s’agit de Donner des étoiles au mystère,/ Le point d’orgue aux soirs ; d’assurer la continuité sensible, le passage, même si la seule question reste sans réponse : Pour quelle rencontre, et pour quelle mort ?

Un Éros se revendique aussi, dont l’ubiquité ne laisse pas de transparaître :

Ton regard jeté avec les vêtements,
La lumière sur l’étendue défaite
Tes mains s’ouvrent ; ce qui vient déborde,
pénètre…
Met un sourire dans la nuit des yeux.

Une joie de vivre pourrait même s’exprimer, mais sa parole imminente suscite aussitôt l’obstacle :

Ecartant les seules paroles possibles
Les ombres effacent
Ce que chaque mot tente de reconstruire

Aussi, dans ce matin, à travers cette lumière, la vérité qui frappe, c’est bien celle-ci :

Il n’y a rien entre deux morts
Que le nécessaire pour ensevelir

Des images saisissantes de pureté et de dépouillement pour dire « l’éternel retour » de la perte et de la ruine :

Temps solide
Tombé du mur
L’arbre arraché
Le cratère renaissant

Et le poète, visionnaire, dresse l’ultime paysage de notre destin :

Nos yeux volent
Vers des demeures écroulées,
Des friches où brûle la vérité

Peu de pages certes, mais tant de poésie !

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Pierre GARRIGUES, Fragments du désamour (L’Harmattan, 2004, Paris ; 62 p., 10 €)

Proses rigoureuses d’un amour – et beaucoup plus encore dans ces pages magnifiques : le chant douloureusement métaphorique d’une non-possession universelle, sous la lumière méditerranéenne et les bribes tenaces de la pensée philosophique ; l’être toujours insaisissable sous le corps caressé, avec pourtant les minutes miraculeuses d’une présence qui fuit ; l’éros, désespérément servi pour les instants d’anamnèse torride qu’il semble offrir à tout l’humain, nommé ou innommé, mort ou vif ; et son alliance décisive, dans la parole, avec l’éclat du jour, de la mer et des pierres pour donner une évidence, pour redonner une innocence, à nos jours improbables.

Poème pour inscrire l’amour et la vie dans la souveraine mémoire, où passaient les mots que nous n’avions pas dits, les gestes que nous n’avions pas faits, je sentais ton haleine tiède remonter du fond des temps et de la mémoire, comme si nous nous rapprochions de l’essence même de la vie : ouvrir, fermer les yeux à la clarté du jour.

Vous qui, comme tous et toutes, attendez, vivez ou regrettez l’amour (car que faisons-nous d’autre en cette vie ?), ce livre est écrit pour vous, à la fois violent et contemplatif, partageant les profondeurs de l’instinct comme de la pensée. À notre avis, un chef-d’œuvre.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Roger GONNET : Parole à marée haute (Prix Froissart – Jean Dauby, Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001); Le Silence précaire (L’Amourier, Coaraze, 2001)

Il faut saluer le parcours d’extrême lucidité de Roger Gonnet : de livre en livre (Parler gris, La Bartavelle, 1999 ; La Semaison des signes, Froissart, 1999 ; L’Or de nos corps détruits, Unimuse, 1999), il nous donne à admirer la nudité aphoristique d’une parole que l’on croirait directement traduite du regard – regard porté sur les choses, mais plus encore, et sans illusion, sur l’intérieur de l’humain, ce « nous » collectif, à la fois observateur et observé.

Les deux nouveaux ouvrages s’inscrivent dans cette continuité, le référent marin de Parole à marée haute ne faisant d’ailleurs que renvoyer vers une introspection hantée par le vieillissement : La mer emporte, découvre ce que l’enfant sait d’évidence./ Ce qui fonce, pâlit après marée est parole et mémoire, cartes brouillées, atouts d’un soleil majeur, horizon que le sang cherche au fond des cellules.

Dans le livre intitulé Le Silence précaire, une dignité particulière semble s’attacher à l’instance supérieure que serait le vrai silence dans sa fragilité nocturne : Belle page neuve, temps vierge, infini du silence de la nuit totale […], alors que toute médiation poétique (on se nourrit de paroles défaites, des signes d’une langue morte) ne pourrait que manquer son but : Il n’y a pas de nuit profonde mais la nécessité de fermer les yeux sur des images qui lui servent de nom – admirable écriture du courage désenchanté !

Deux livres où, sans l’avoir recherchée, la méditation trouve l’authentique beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 12, 1er semestre 2002)

Louis GUILLAUME dans l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle

On doit saluer la parution toute récente, dans la collection Poésie / Gallimard, du tome premier de l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle, dans la belle édition de Michel Décaudin, revue et augmentée, avec la préface de Claude Roy écrite pour la première édition de 1983.

Louis Guillaume figure dans cette anthologie, aux pages 498 à 501, pour les poèmes ; 538-539, pour la notice ; 565 dans l’index ; 569 dans la table.

Choix fort judicieux, au demeurant, que celui des cinq poèmes reproduits, même s’il se situe hors de la sélection due à l’auteur et ses proches, éditée par Rougerie en 1977, sous le titre Poèmes choisis.

Les deux premiers poèmes cités, « La vitre » et « L’oiseau », dont l’onirisme est si représentatif de la poésie de Louis Guillaume, sont extraits de La nuit parle (Subervie, 1961), livre dans lequel étaient recueillis les textes publiés antérieurement sous le titre L’Ancre de lumière (Subervie, 1958). Du premier de ces deux poèmes, « La vitre », Bertrand Degott, dans sa contribution au Colloque du 26 mai 1997 (Louis Guillaume, poète des songes vécus, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1997), parlait d’un « texte essentiel », d’un « poème qui fait de la contradiction logique son principe d’écriture ».

Viennent ensuite :

• le poème « Le jour tout neuf », extrait du livre Le Sillage seul (Barberousse, 1967), impressionnante allégorie du temps, avec, entre nuit et nuit, ce jour qui n’est qu’un sommeil, « illusoire / Autant que le cœur noir du silence est réel » ;

• « L’oiseau d’écume », extrait de Fortune de vent (Corti, 1964), trois strophes d’une éternité aérienne, trois fois son envol de sept vers de sept syllabes ;

• enfin, tiré du chef-d’œuvre, l’un des matins d’Agenda (Subervie, 1970 ; Corti, 1988 ; L’arbre à paroles, 1996), le poème 122, « Incertitude » (annoté : « Entre nuit et jour », par le poète sur un exemplaire unique de la première édition : celui de son épouse Marthoune, déposé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris avec la totalité du fonds Louis Guillaume).

©Paul Farellier

(Note de lecture in n° 25 des Carnets de l’association « Les Amis de Louis Guillaume, novembre 2000)

LA VIE EN GAGE, Pierre Gabriel (L’Arrière-Pays, Auch, 1994) ; LA CINQUIÈME VÉRITÉ, Pierre Gabriel (Rougerie, Mortemart, 1994).

Pierre Gabriel nous a quittés en juillet 1994, entre la parution de La vie en gage et celle de La cinquième vérité. Il nous lègue une œuvre tragique et forte qu’il faudra longtemps relire et méditer. Eric Dazzan, dans son étude au numéro 44 de la revue Friches[[Friches, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix.]] (automne 1993), puis dans le numéro 49 de la même revue (février 1995), pour son hommage au poète disparu, insistait avec raison sur l’étonnante unité de cette œuvre, toujours centrée « sur la même aire de questionnement », toujours au bord d’un secret confisqué au moment d’être révélé, d’une nuit sous la nuit, d’une lumière sous la lumière.

Dans La cinquième vérité, Rougerie a réuni, outre des inédits, plusieurs poèmes de La vie sauve (paru chez lui en 1970) et la plupart des textes de La main de bronze (Chambelland, 1972), dont les tirages sont maintenant épuisés. L’ouvrage a donc pour premier mérite de placer sous notre regard toute la perspective d’une œuvre marquée par la cohérence et la continuité exemplaires d’une interrogation longtemps angoissée, et dont on ne décidera pas si, en « récompense », une ultime et mystérieuse réponse lui fut donnée dans l’échappée finale de La vie en gage. Ce dernier livre, en effet, même si l’on sait que d’autres textes doivent encore être publiés, notamment chez Rougerie, semble un aboutissement où parfois même poindra sous les paroles une promesse toute neuve, sa lumière venue de loin, déjà bruissante de sources, de secrets.

On mesure de même le « parcours », dans l’œuvre de Gabriel, de la figure fondamentale de la Nuit, personne centrale de sa poésie ; un des textes les plus forts de La main de bronze (Mauvais sort), repris dans La cinquième vérité, débute ainsi :

Certains soirs, le monde renie sa lumière, le ciel se vide de ses astres. Et ce que nous appelions la nuit fait place à cette chose qui n’a plus de nom, hideuse au delà de l’horreur, à cette voix sans voix, nuit même de la nuit, qui hurle en nous notre propre terreur.

Cette nuit dans l’homme ouvre tous les vertiges, qui n’est pas sans rappeler même la « Seconde Mort » de certaines théologies, et Gabriel ne pouvait aller plus loin : dans toute sa poésie ultérieure, il devrait garder cette nuit/ En nous plus noire encore et qui frissonne en nous et nous/ Saisit, alors que l’aube à venir s’interroge/ Au seuil de ce qui n’a pas de nom[[Lumière natale, Rougerie, 1979.]] ; le poète resterait jour après jour/ Au bord de l’indicible nuit[[La nuit venue, Rougerie, 1992.]] ; enfin, dans La vie en gage, le schème d’origine (voix sans voix, nuit même de la nuit), toujours présent et parfaitement reconnaissable, irait jusqu’à se transfigurer d’horreur en bonheur :

Il vient parfois un instant de la nuit où la nuit même se tait […]

Il semble alors que le temps se retienne de sourdre et que tout, à nouveau, soit proche et frémissant dans le bonheur d’attendre.

Au delà de la nuit, de l’horrible et familière nuit, au delà de l’interrogation panique dont le symbole est cette main, ce heurtoir de bronze à la porte silencieuse (votre main ne peut plus lâcher la main coupée qui cogne à votre place, c’est votre propre main clouée vivante sur la porte), après toute une vie à piéger le silence, à ne guetter qu’une ombre, un mot sans cesse refusé, on ne peut demander que cette vérité vraie, une cinquième vérité. Le poète, en effet, semble n’avoir pu vivre que dans la recherche incessante de son arpent d’éternité. Il y avait, pour lui, ce double mouvement :

 d’abord sa conscience aiguë et douloureuse de la solitude et du transitoire d’une âme dans l’intervalle de ses deux morts ; ainsi dans l’extraordinaire poème Au bord du puits :

Vite. Quelque chose est tombé ! À la margelle, tu te penches. Un frôlement dans le puits d’ombre, une abeille d’écume aspirée par la nuit.[…]

– Non, c’est ma vie qui vient de choir ! C’est mon âme en suspens entre ses deux éternités, mon âme, justement, cette parcelle de silence par un autre silence engloutie.

 ensuite, le sentiment qu’une inépuisable lumière existe, dont notre vie n’est que le simulacre indigne (ah ! trop aveugles, consentir à plus haute lumière, nous périssons d’avoir donné le nom de jour à nos ténèbres), et quand « la lampe », « éphémère », s’éteint : Encore un pas, dit le poète. Vers quelle autre lumière ?

Les références aux Ecritures sont rares dans ces livres de Pierre Gabriel, mais comment douter que, même allusives, elles n’aient valeur de signe « épiphanique » ? Même si c’est pour constater que nous l’avons tarie en nous, il fait mention de la fontaine de Siloé ; surtout, il intitule Emmaüs le dernier poème de La cinquième vérité, même si les hypothétiques reflets d’un « corps glorieux » n’y délivrent que des lueurs fugitives dans une paix de ténèbre :

Quelqu’un marchait derrière moi.[…]

L’ombre m’avait rejoint sans bruit. Je faisais face, et la vie revenait tout bas s’inscrire entre les branches, pour le sursis d’un songe, le temps que brasille une étoile.

La prudence s’impose donc dans l’interprétation, d’autant que le poète de La vie en gage interdit lui-même d’assener les certitudes :

Celui-ci n’aura de cesse de proférer l’imprononçable vérité

Et tu feindras de lui prêter l’oreille, masquant sous cet ennui qui tremble au fond de ton regard ton impatience d’être.

Mais ce qui va se déchirer en toi t’écrasera de son silence.

Il te faudra revenir sur tes pas – vers quelle parole perdue ?

Laissant – mais entre quelles mains ? – ton espoir en caution et ta vie même en gage.

Aussi aurons-nous garde de prendre cette œuvre pour autre chose qu’une immense contrée d’espoir, une obscurité fertile, tout à coup plus urgentes que notre vie même, pour nous faire naître enfin ce chant lumineux qui n’a nul besoin de paroles.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)

LA SAGESSE ARTISTE, Jean Granier (Les Editions du Cerf, Paris)

Il n’est pas si fréquent que la chronique « littéraire » ose aborder les écrits du philosophe. Elle le doit quand celui-ci risque lui-même sa pensée « en poésie », rendant ainsi manifeste au poète leur communauté de destin. L’important, c’est alors, au delà même des sentences éblouies, ce qu’elles permettent d’apercevoir, pour l’atteindre en Ailleurs ; c’est leur intense « consanguinité » avec les devenirs poétiques, ce en quoi leur sagesse mérite d’être appelée artiste. Aussi les fervents et les magnanimes, à qui Jean Granier dédie son dernier livre, trouveront-ils dans ces pages ardentes et salvatrices le vrai lieu de leur lucidité. Nul doute que, pour tout esprit libre et créateur, la rencontre d’une telle œuvre doive être comptée comme une chance ; voici en effet que, délaissant pour un temps l’appareil des concepts, un authentique philosophe – et non un estimable ingénieur de la philosophie – vient traiter de l’expérience commune avec les mots de tous : une haute pensée, forgée au long d’une existence consacrée au « service de la vérité » (« le plus dur service », selon Nietzsche), se met à la portée de la vie simplement naïve, en prenant modèle sur l’art et sur la poésie.

Le héros de ce livre est celui que Jean Granier appelle l’En-dehors. Qu’est-ce qu’un En-dehors, que l’auteur voudrait nous enseigner à devenir ? Est-ce un moi frileusement recroquevillé dans l’abri dogmatique de certitudes figées ? Un homme qu’isole son mépris ou son indifférence ? Un tel individu n’aurait que peu de points communs avec le poète ou l’artiste vrais. Mais justement, l’En-dehors est l’opposé de tout cela, et Granier nous l’a déjà dépeint sous ses traits véritables en concluant son précédent ouvrage, L’Intelligence métaphysique :

S’il est indifférent au succès et à l’échec, parce qu’il veut d’abord être le constructeur de soi-même, et non le manipulateur des autres, il est ardemment présent au monde, parce qu’il met sa ferveur dans chaque parole, chaque émotion, chaque initiative. La beauté est le thème de ses liturgies métaphysiques.[[L’Intelligence métaphysique, Les Éditions du Cerf, Paris, 1987.]]

L’En-dehors apparaît ainsi comme un frère pour le poète et, s’il s’est délibérément placé hors du système des valeurs dégradées et des fausses valeurs dont la mentalité ordinaire « modélise » un bonheur de mensonge, sa présence au monde reste entière et passionnée. Il est au monde, est dans le monde, mais, du seul fait qu’il voit le monde tel qu’il est, prouve qu’il n’est pas lui-même de ce monde, comme en tout procès l’on ne peut être à la fois juge et partie. Or, sous son regard, le monde est bien ce qui doit être jugé. Il constate impitoyablement la perversité du monde que révèlent les trois phénomènes du mélange (du bien et du mal), du mensonge et de la banalisation. Il importe donc à chacun, tout en accomplissant son parcours et sa tâche dans le monde, d’en refuser l’asservissement, ce que seule peut permettre une visée d’absolu :

On est voué aux ténèbres tant que l’on n’a pas compris ces deux vérités, qu’il faut tenir ensemble d’un poing ferme : le monde est une imposture, mais celle-ci ne peut être que dénoncée, non supprimée. Car elle consiste en une usurpation des valeurs qui sont l’âme de la vie authentique et seraient anéanties par la violence nécessaire à la destruction de l’usurpateur. Le monde doit donc être démasqué, non fracassé. La victoire absolue excède les forces humaines ; elle relève de la puissance divine ; car dissocier le néant de l’être est du même ordre que tirer l’être du néant.

En ce monde le vainqueur, à l’échelle humaine bien entendu, ne peut être que l’En-dehors, puisqu’il refuse les violences du Titan et ne compte que sur la vertu du retrait, par quoi la lucidité triomphe, avec la liberté du sage.

Le monde étant jugé, les mensonges de la modernité doivent aussi être dénoncés : bonheur de masse, médiocratie, fourvoiement de la science, dégénérescence de la culture, dévoiement de la démocratie, trahison du socialisme en nihilisme de masse. Granier aventure même une réflexion sur les moyens concrets de subvertir la modernité. Mais on aura deviné, malgré ce vœu d’une légitime défense, que l’En-dehors, peu doué pour la praxis sociale, n’accorde qu’un mince crédit aux chances de l’emporter sur le système ; aussi doit-il envisager ce qu’il appelle le recours ultime : l’édification des monastères de l’esprit où nous mettrons à l’abri des fureurs nihilistes non seulement la civilisation, mais son principe – la grandeur humaine !

La dureté, l’âpreté de ces premiers chapitres (Le monde jugé ; La modernité : une histoire de fous) créent le climat nécessaire au Grand Refus, la sorte de catharsis qui, à son tour, permet à une pensée ascendante de quitter les régions du doute pour gagner celles des certitudes, au delà du monde, dans la métaphysique.

Carrière est ouverte pour une nouvelle sagesse : celle-ci faite, grâce à l’intelligence métaphysique, à la fois d’adhésion fervente à la vie et du recul nécessaire pour interpréter la vie selon sa juste mesure : celle d’un absolu mélangé au relatif. […] La dernière leçon de la sagesse sera donc de consentir à son échec dans le monde, à la relativité des vertus qu’elle inspire […] La sagesse graniérienne, on le voit, n’a rien à faire d’une vérité décrétée par la pensée : […] la vérité dernière de l’homme n’est pas du ressort de la pensée, elle est enfouie au plus intime du cœur, là où se prennent les choix pour ou contre le salut, qui dépend uniquement du sacrifice à un au-delà de la vie humaine […]

C’est pourquoi Jean Granier préfère, plutôt qu’aux purs exercices de la raison, recourir aux trois indices de l’absolu dans le monde, que sont l’intelligence, l’amour et la mort : l’intelligence, notre passeport métaphysique ; l’amour, le magicien par excellence (N’écoutez donc pas les philosophes lorsqu’ils se déclarent épris de la seule vérité ! Car dans cette vérité même c’est aussi l’amour qu’ils cherchent, ou regrettent…) ; la mort, car c’est l’attitude en face d’elle qui, rendant superflue l’alternative pessimisme/ optimisme, exprime le plus authentiquement la vérité sur la vie. (La grandeur de la mort : chacun n’y pèse plus que son poids de vérité.) À partir de tels indices, seul compte l’absolu. Le sage ne conseille donc pas nécessairement la prudence ; celle-ci n’est justifiée que si elle ouvre à une forme d’accomplissement supérieure et non à la tranquillité du petit rentier de l’existence ! À l’inverse, on ne trahirait point une vocation d’En-dehors à choisir, contre la prudence, une vie de corsaire, dans les orages et les tempêtes./ L’essentiel, c’est de ne pas être un recalé de l’absolu.

Dans l’art seul, et en cultivant les motivations du désir, parviendra à se manifester la part de vérité de l’existence humaine : tel est l’enseignement des deux chapitres centraux de l’ouvrage (Les constellations de l’imaginaire ; L’amour à l’occitane) :

La sagesse ne consiste pas à modérer ses désirs, mais à ne compter que modérément sur la réalité pour les satisfaire. Lorsqu’on attend peu du monde on change l’orientation des désirs, et l’on obtient le meilleur – des jouissances d’art !

[…]

En ce monde, seul l’art est bon inconditionnellement. Parce que l’art efface, jusque dans les fibres les plus délicates de notre sensibilité, la déchéance du monde.

Quant à l’amour, sensualité devenue poème en ce qu’il révèle le merveilleux, prisonnier en chaque être, il n’est véridique que par l’espérance métaphysique, comme reflet d’une vertu surnaturelle. Et, parce qu’il est en recherche permanente de notre amie la vérité, c’est encore l’amour qui accomplit la vie humaine dans la philosophie, l’activité humaine par excellence. Quand l’homme s’adonne à la philosophie, il se donne à soi, il accomplit sa singularité dans l’universalité./ La philosophie est l’amour qui pense. Paroles qui, à certains, paraîtront dictées par l’expérience poétique…

Ce livre de sagesse ne peut évidemment se réduire aux quelques lumières que nous avons tenté de refléter. On y trouvera d’ailleurs, outre l’approfondissement indispensable des thèmes évoqués dans cette chronique, les vues les plus pénétrantes vers d’autres horizons, notamment le politique et le religieux ; mais surtout, cette lecture nous rend intensément disponibles pour une perspective de salut, en nous aidant à porter le regard de l’intelligence sur le versant de l’âme : Non, nous ne nous sommes pas fourvoyés en naissant au monde, car chaque être doit y entrer afin d’apprendre à devenir ce qu’il est. Notre existence dans le temps ensemence notre être absolu.

L’assimilation de la pratique artiste enseignée ici, et que seul pouvait offrir un tel philosophe, ne nécessite nullement la référence à ses recherches spéculatives, pas plus qu’elle n’impose, à l’évidence, d’avoir eu la connaissance factuelle de son destin – on le devine pourtant meurtri par, comme il dit, le terrible qui donne, mais si riche en désir sur l’abîme, et il confère à ces aphorismes leur assise et leur autorité existentielles – ; mais il est clair, à l’inverse, qu’une fréquentation de la philosophie de l’Intégral ne pourra qu’aider à repérer des enjeux, pénétrer un sens, admirer une exemplaire fidélité.[[Outre L’Intelligence métaphysique, déjà cité, on lira Le Discours du monde, Éditions du Seuil, Paris, 1977, Penser la praxis, P.U.F., Paris, 1980, et Le Désir du moi, P.U.F., Paris, 1983.]]

Fidèle encore, Jean Granier le reste puisqu’on annonce, de lui, aux mêmes éditions, la parution prochaine d’une philosophie de l’art sous le titre Art et vérité. Rien ne saurait mieux séduire hommes et femmes de poésie, venant d’un auteur qui propose l’excès lyrique et la nostalgie du lointain.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)