VOIX DANS LA NUIT, Jean-Paul Hameury (Éditions Folle Avoine, Bédée, 2000).

Au départ, la double image d’un arbre/ d’un cheval/ qui tombèrent d’un coup, tronc et flanc versés/ à même la terre. Ce sont des morts. Certes, la mémoire les garde sous leur lumière vivante, mais pour poser l’ultime question : est-il un monde qui les contienne encore ? Ainsi s’ouvre l’abîme de ce livre, « abîme du monde » désigné en trois lignes d’Heidegger choisies pour épigraphe.

Pour que nul n’en ignore, la porte de la transcendance est aussitôt fermée, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles comme en miroir de celles d’Exils[[Jean-Paul Hameury, Exils, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler : « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence (cf. Requiem[[Jean-Paul Hameury, Requiem, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici.). Et c’est pourquoi ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Parvenue au bout du terrestre, la sorte de parabole qui clôt la première des quatre séquences de Voix dans la nuit doit être citée en entier, car elle dit bien, d’une manière qu’à première vue seulement on pourrait croire paradoxale en perspective immanentiste, ce qui distingue encore et sépare radicalement un au-delà d’un en deçà :

Sur la frontière on m’arracha les yeux
puis on m’enfonça d’autres yeux
dans les orbites afin de voir
ce qu’avant je ne voyais pas.
On sutura mes lèvres.

Dès lors j’allai entre soleils et neiges
par des chemins sans retour
voyant toute chose clairement
et non plus comme dans un miroir
— mais je ne pouvais plus parler.

J’attends qu’on vienne couper
les fils qui scellent ma bouche.
J’attends qu’on me rende aveugle
comme autrefois — qu’on me ramène enfin
sur le seuil de l’ancien jardin.

L’épigraphe de Heidegger s’accomplit : le poème « éprouve » et « endure » l’abîme, il y « atteint ». Nous sommes prévenus que c’est sans retour.

Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi dans la deuxième séquence, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être —? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité.

La troisième séquence, la plus désespérée peut-être, dévoile un paysage humain déchiré entre ce qu’il est/ et ce qu’il fut. Chacun des poèmes qui la composent offre un visage différent de l’inévitable, qui est aussi l’irrémédiable : triomphes mués en défaite, failles de la terre en séisme de l’âme, puanteur d’Elseneur se perpétuant au désert de l’histoire, disparition des mythes fondateurs… jusqu’au jardin — inhabitable désormais/ pour des âmes défaites. Une page surtout met impitoyablement en scène l’irruption de l’inexorable :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Dans la dernière séquence, la parole émane de celui qui a vu par-dessus le fleuve infranchissable évoqué au début du livre. La parole est celle d’un voyageur fatal (J’étais donc parvenu/ aux bords extrêmes de l’Occident./ J’avais donc vu cela : le soleil/ se coucher une fois pour toutes/ — laissant toute chose dans le silence/ laissant les hommes contre la nuit) : celui qui a tenté de dire s’il n’est rien d’autre que le rien […] de montrer l’invisible et de dire l’indicible ; celui-là est-il toujours vivant ou déjà mort ? Surtout doit-il taire ce que lui a enseigné l’expérience abyssale ? Le dernier poème habite littéralement une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles.

Même et surtout s’il fait se rebeller à sa leçon dernière d’une vérité que seule autoriserait la mort, ce livre est véritablement envoûtant, où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Il dit le prix dont on dut s’acquitter pour son savoir suprême : le prix de la vie.

Qu’il fallut sacrifier
— jusqu’aux cendres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-4, 2000)

Claude HELD, Goya – les désastres de la guerre (La Bartavelle éditeur, 1998).

Claude Held, dont c’est ici le deuxième rendez-vous avec Goya (cf. Rencontre avec Goya : les Caprices, La Bartavelle, 1993), nous conduit pas à pas dans la suite célèbre des Désastres de la guerre. Chaque pièce conserve le titre de l’eau-forte qui lui correspond et elle est précédée de quelques lignes resituant très sobrement dans la mémoire la vision du graveur, en lui conférant ainsi, avec mystère, plus de présence et de grâce efficace qu’une reproduction de livre d’art.

Quant au poème de Claude Held – en aucune façon la paraphrase des gravures –, il opère en nous comme révélateur du climat incomparable de ces hallucinants chefs-d’œuvre, et toujours avec une économie de moyens tout à fait digne du haut modèle pictural fréquenté. Comme l’observe l’auteur lui-même dans une prose liminaire, le texte poétique n’est là, tout comme l’image originelle, que pour être débordé par le réel, au sein duquel il œuvre en déplaçant des jeux de miroirs. Travail autonome de vraie poésie, sans nul souci de se faire valoriser par son référent : approche modeste, respectueuse, fidèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)

MARCEL HENNART : Aventure d’un souffle (Rougerie, Mortemart, 1996)

Voici un livre qui ne se lit pas sans effort : il y a là en effet une poésie étrange, sombre, défendant son territoire, non par l’opacité du sens ou les obstacles de la forme, mais à proportion de l’intensité du combat qu’elle semble livrer dans l’imaginaire. C’est l’enjeu de ce combat qui justifie l’effort de la lecture, et la beauté du poème qui le récompense.

L’adversaire – aux dimensions métaphysiques qui le montrent peut-être aussi adulé que redouté – est ici le vide, expressément désigné dès la page liminaire et à de nombreuses reprises dans le cours des poèmes. Ce vide, nié par deux oiseaux qui l’effleurent du désir de leurs becs, est inconscience du temps ; il n’est que clignotante mémoire en son néant précis pour le simple passant, ce mort/ qui fait semblant de vivre/ ce reflet échappé d’un miroir éteint à travers le vide du temps ; il est vide entre les herbes des rails qui s’en vont, s’effilochent à l’horizon ; vide assigné même par le sourire dans la sobre fulgurance de ce poème :

sourire à la fragilité d’instant
comme une eau qu’avive un reflet
en cette égratignure
de la lumière
où s’engouffre le vide.

Devant une autre mer, vide dont s’habille la vie, avant qu’ait percé les flots une sourde clarté ; et devant un même soleil […] appelant à un même chemin, un même vide où les ombres se perdent ; et vide aussi de la parole, construction de l’instant, bulle de vide où la pensée vacille en sa pérennité au bord de son abîme ; et vide encore du Parlant et de l’Écrivant lui-même : je ne suis ni ma tête penchée, ni ma main qui écrit, et ne suis non plus, et moins encore, ces mots qui leur répondent, je suis un vide du corps en mon corps, et qui le cherche et le quitte sans cesse en son unité insaisie.

Ce poète nous met donc en face d’une réalité : la mort, auteur d’un simulacre : la vie ; car tout homme meurt avant son heure et nourrit un fantôme en son regard. Dans le vide du monde il n’est pour lui de repos de corps ou d’âme où se loger. À sa fenêtre, devant la nuit finissante, immobile, sans poids, n’ayant de chair […] qu’en [s]on regard, il se meurt en [s]a joie d’un seuil, d’une aurore qui ne vient pas. Et au moment où le monde redevient monde, il ne peut le voir que près de crouler/ si l’invisible main se relâche/ à tout jamais dans le vide univers.

Beau livre, presque désespéré, mais qui, à l’affronter, procure une sorte de joie. Lecture dont on sort fortement ébranlé, notre vie résumée au bref instant mouillé de notre souffle, mais plus que jamais en recherche de ce que l’auteur invoque : ô difficile lumière de l’homme !

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 131)

LE MONOPOLE DE DIEU, Claudine Helft (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996).

Claudine Helft nous conduit ici à l’aboutissement d’un triptyque dont les premières étapes s’intitulaient Métamorphoses de l’ombre [[Belfond, Paris, 1985.]] et L’Infinitif du bleu[[L’Âge d’Homme, Lausanne, 1992.]] . Les quatre parties du nouvel ouvrage (La preuve, Les pavés du ciel, La flèche et le bouclier, Le monopole de Dieu) figurent à nos yeux les degrés mystiques d’une destinée par lesquels un amour humain s’élève. Au terme de son parcours sacré qui le transcende, il devient témoin et répond du divin. Mais, si cet amour retourne à Dieu, c’est qu’il lui appartenait dès l’origine, comme le suggèrent d’emblée les poèmes décisifs de La preuve :

Il est ce bien venu d’ailleurs,
qui les a pétris d’un même levain,

[…]
houle qui les roulera sur le pardon du jour
décidé malgré eux, et qui déjà
a fait de l’un la preuve de l’autre.

L’Homme et la Femme furent lavés en fontaine de Joie, et bénis par plus grand ; et ce qui les unit – par delà l’Absence même, que ce livre affronte de part en part, et qu’il apprivoise – était écrit dans la lumière d’avant la Parole,[…] dans la ferveur du bien plus fol / que nous-mêmes, dans l’indicible édit de la Grâce. De là, une présence trop forte pour supporter l’absence, et l’intuition pathétique que l’absence est ce Lieu où tu vis encore.

Et c’est la vie, précisément, que les poèmes réunis dans la seconde partie, Les pavés du ciel, font chatoyer – mais toujours au bord de l’éternel – avec les émotions du bonheur :

Sous la paix des paupières closes :
la perfection du matin,
la lente suspension d’une éternité,
le signe de l’eau et de l’ambre.

Quelques images d’une beauté et d’une simplicité rares suffisent, dans les courts poèmes intitulés La petite fille et Son château, à nous rendre évidente la merveilleuse fragilité du vivre. Épiphanie du sommeil de l’enfant : Madone au premier visage,/ l’enfant surprise en son sourire / a joint ses mains dans le sommeil / où les cils dessinent une ombre. Parabole de son château de sable :

Il l’emmène devant la mer, lui trousse un rêve.
Il suffit d’un peu plus de sable, d’un peu moins de peur.
Il suffit de pousser un nuage
entre deux horizons d’eau, de cueillir
cette perle qui tout à l’heure a fleuri ses cils,
de déplacer une vague sur un songe,

c’est elle qui construira leur château.

Et vers cette vie fragile, menacée et pourtant souveraine, au cœur inouï de cette chance accorte, […] à l’herbe qui coule des prés en soleil,/ couleur d’été, de reines-claudes, mais aussi vers la mort, cohorte de la vie, monte, dans le poème intitulé Chance, la plus émouvante des actions de grâces.

Cependant, avec La flèche et le bouclier, on devra quitter cette sérénité, il faudra boire au revers du ciel, […] il faudra répondre de l’instant qui fit défaut :/ pour l’homme seul,/ l’attente désespère du chemin. On subira même le tempo d’une véhémence, on ira jusqu’à la violence insoupçonnée :

Ne crois plus rien et souffle ton rêve ;
j’avorte d’un ciel.

[…]
Je nous aime : je te hais,

en te reniant, je me renie,
tu rentres dans le rang,
je rentre dans la nuit.
[…]

Je plaide pour la flèche et contre le bouclier.

Pourtant, au plus fort du fracas de cet orage, un cap de fidélité sera gardé toutes voiles ouvertes, un pari sera tenu coûte que coûte : pour l’impossible auquel je ne renonce pas […], pour l’absolu et pour le risque.

Place est ainsi faite au monopole de Dieu, à l’inouï du Pardon, à tant de cieux pour un même Ciel. Enfin sera suivi et retrouvé l’absent comme on suit l’âme des morts,/ que l’on protège. Le poème de Claudine Helft, comme un unisson étoilé en cette fin de livre, consent au dialogue des ombres, à l’envol de la Durée :

nous ne sommes qu’une parenthèse accordée
au Temps, quelque virgule semée au hasard
d’une phrase qu’un Autre ordonne.

À cet Autre s’accorde l’absolue confiance : en son sein, avec le toi retrouvé dans le nous, le poète pénètre déjà la pérennité claire de sa propre mort, fait offrande de sa dernière mue, quand le fil s’amenuise où Dieu simplifie. Irrécusable, la vie aura été le témoin :

Pourtant dérisoire et belle, cette terre,
où tout s’écrit à revers, témoigne, seule,

d’un Ciel.

Il faut lire ce très beau livre, comme ceux auxquels il fait suite. L’extrême densité, l’intériorité de la parole y favorisent mystérieusement l’éclosion des clartés essentielles. Livre de poète et livre de vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 1, 3ème trimestre 1997)

ITHAQUE ET APRÈS, Jean-Paul Hameury (Folle Avoine, Bédée, 1993)

Après le conte de fées, il reste à vivre. Cette vie-là n’est qu’une lente agonie. Les plus belles histoires des Mille et Une Nuits (on songe à Sindbad, cet autre Ulysse) s’achèvent en des retrouvailles de lumière, après quoi, sur les lèvres de Schéhérazade, le monde brusquement réintègre l’attente cosmique de la « Séparatrice ». L’Odyssée se termine sur la soudaine concorde que vient dicter Athéna au plus fort d’une émeute. Il n’y a pas de conclusion, pas de leçon. Pourquoi le combat s’arrête-t-il ? Pourquoi, la vie ? Parmi les Anciens, pourtant créateurs du mythe de l’Hadès, certains n’admettaient pas cette éternité figée : un poète de Cyrène n’avait-il pas poursuivi l’entreprise homérique, redonnant à Ulysse d’autres voyages, une nouvelle épouse royale, un fils de plus… et une mort au combat ?

Tout au contraire, le poète contemporain choisit, lui, la figure d’Ulysse pour imposer le plus long suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Ce thème central, ce tronc solitaire sur lequel de beaux motifs voisins ou dérivés ne sont que rameaux et surgeons, assure à l’ouvrage de Jean-Paul Hameury, au delà d’une parfaite unité de style, sa cohésion foncière et en fait un livre de poésie, non pas un « recueil » .

Dès l’entame, et dans cette qualité particulière de fine grisaille choisie par l’auteur comme couleur orchestrale de l’ensemble, surgit ce thème d’une Ithaque semblable à ces galets qu’ailleurs,/ pour abolir le temps, je lançais/ distraitement sur les mers. De même : Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Le poète nous situe ainsi d’emblée, quoique dans une tonalité fort différente, au « Grand âge, nous voici » de Saint-John Perse. La vie a connu ses trois âges, et d’abord celui de la possession du monde dans l’éternité de l’instant : Il m’arriva d’être heureux/ parmi les choses familières.[…] Et c’était alors la même chose/ que garder ou perdre, et la parole/ ne disait rien d’autre que cela :/ le monde est là pour toujours ; puis celui d’un consentement à la fuite du temps, avec ce pouvoir/ d’imaginer que l’on pensait garder,/ certain de toujours aimer/ ce que le temps nous offrirait ; enfin l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Seul surnage le souvenir de Nausicaa (c’est elle/ qui m’est la plus présente). Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Le livre est un pourrissoir des nefs.

La vraie vie se trouve rejetée dans un passé définitif : Il y eut cela une fois/ – ensuite, plus rien. À l’heure présente – mais même cette heure existe-t-elle ? – c’est le règne de la dépossession et de l’absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus.[…] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne et même nada :

Je ne désire plus qu’errer dans la patrie
sans bornes des exilés, dans les terres
du rien, avec les choses, les mots,
les compagnons lumineux d’autrefois.

Un autrefois qui, certes, vit encore à l’état de précieux souvenirs (cette façon princière/ qu’avait Diomède de guider les chevaux[…] une couronne de fleurs/ bleues sur les draps blancs de Calypso) mais ne fait que fortifier le sentiment d’un exil sans recours :

À mon retour, l’île n’était plus
qu’un brasier éteint.
[…]
On finit ainsi peu à peu
par n’être plus qu’un arbre
aux racines étranges, privé
de terre et d’eau, vivant
on ne sait comment.

On notera que Jean-Paul Hameury a d’ailleurs prolongé dans un autre livre [[Exils, Thierry Bouchard, Folle Avoine, 1994, dont des extraits ont paru au numéro 1-2, 1994 de La Revue de Belles-Lettres.]] et approfondi encore cette pensée de l’exilé que ne sauve aucun dieu, cette pensée douée de désir mais privée d’espérance.

Ce qui, dans Ithaque et après, tempère le désespoir dont le lecteur pourrait être saisi, c’est peut-être d’abord la beauté fluide et toute classique de la forme, sous la tutelle forcément lumineuse du référent homérique : La poussière soulevée par le corps/ d’Hector est retombée depuis longtemps/ mais je la vois encore flotter/ derrière les chevaux d’Achille ; mais c’est aussi la douceur d’une sagesse stoïquement mélancolique : Une sagesse grise m’est venue./ Ainsi désormais ma vie : vague bruit/ du vent dans les feuillages ; et c’est surtout, et par paradoxe, une imposante familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : Je me souviens du bois de Perséphone/[…] de mon effroi lorsque parlèrent/ les ombres ardentes des morts ; puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

Car c’est peu dire que Jean-Paul Hameury récuse la transcendance : il se détourne aussi – et c’est là tout le sens de cette poésie descendante – de l’épopée de l’âme et de la vie humaines dont le plectre d’Homère agite le leurre de signes et de symboles ; ce « Bateau ivre » du Polymechanos veut pourrir dans la flache/ Noire et froide ; son immanence, pour « vrai lieu », élit un très paisible enfer/ où je n’ai plus à espérer/ – seulement à contempler/ le peu qui me reste à perdre.

Beau livre en tout cas. À lire d’abord d’un trait, pour en épouser la courbe ; puis, dans le rythme, y revenir écaler délicatement les richesses.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1995)

LE CHEVET, Henri Heurtebise (Rougerie, Mortemart, 1994)

La lampe de chevet fait signe/ à travers la parole et, dans ces onze poèmes – de fait, une seule coulée : l’ode aux belles proportions –, ce que l’on entend dès l’abord, c’est cette naïveté forte, ce goût de la vie et de la femme, de cette matière noble que je sais chanter maintenant, un naturel gagné par l’expérience du poète, exprimé d’une voix mâle et juste, la terre latine labourée pour l’amour et la mort, pour les solennités du temps, pour l’honneur du verbe. Le chevet, c’est encore l’un de ces « vrais lieux » que le poète moderne tente de désigner, de dégager de la gangue quotidienne, en offrande à ceux, déjà rares, qui se tiennent en éveil. Ici, une chance nous attend : Dans ta pénombre physique/ le possible se tient/ au chevet – oui, amour aidant, elle nous attend :

on meurt souvent
on crie
mais chaque jour on entre
en matière lumière
et si votre amie est exquise
délicate comme l’ombre
alors peut-être entrez-vous
en terres imaginaires
jadis moquées
et respirez-vous le large et l’intime

ce que je nomme le chevet.

Là, dans un vertige fasciné de l’humain – une grâce délicate/ un silence d’amour/ où pénétrer –, les privilèges du poète sont enfin manifestes :

Écartant le nombre et le bruit
la poésie quand le soir est tombé
a dit juste
[…]

Écoutez le poète hors du savoir, quand il modèle le temps humain. Écoutez-le beau dire. Il tient les mots comme une lyre produisant un autre silence, la loi légère de l’être, la souveraine aisance du temps.

Le temps justement, ami-ennemi tout à la fois, nous vaut l’un des plus beaux poèmes de cette suite : nous vivions en Noël/ et le temps lentement glissa,/ quittant la maison/ la mère/ la force des objets/ les nuages […], mais il resurgit dans presque tous les autres quand le poète s’y confie, comme dans la belle pièce intitulée Abandon. Seule la veilleuse intérieure (autre magnifique poème) peut renvoyer hors du temps, dans une asaison/ silencieuse […] sans forme/ sans nom// dans l’épaisseur non arrivée/ du monde ou de même encore, en ces pages intitulées Qu’une fleur révolutionnaire envahisse, refouler au lointain refuge d’amours prénatales, appelant le contact hermétique/ le ventre féminin/ où sans voir je vivais/ où sans prendre j’avais/ où sans vouloir j’étais/ sous le ciel le plus tempéré/ sur le sol le plus doux,/ enveloppé dans le bonheur sans lieu,/ faisant mes gestes les plus courts de nombril à nombril.

Et c’est peut-être ce double jeu du temps (avec et contre, dedans et dehors) qui, à la poésie d’Henri Heurtebise, si enracinée soit-elle parfois dans une glèbe puissamment érotique (L’obscène royal/ de la mort intacte/ de la vie violente des flammes/ du sucre rouge de ton sexe […] tes lèvres basses/ tes lèvres de végétale […] Je sais que la lumière est là/ au fond de ta vigne/ au fond si fort/ du réel), garde la faculté, devenue si rare, d’interroger mystiquement le vide lent et clair presque liquide de l’amour. Et si généreuse est la richesse du chevet que, même le dieu évité (cette présence dont on constate qu’elle ne vient pas et dont on sait bientôt qu’elle ne peut venir […] le regard pour constater qu’il n’y a fondamentalement personne), son irréfutable lumière glisse déjà/ dans ce qui est parti/ Naissance de l’après-monde […] (Une joie terrifiante est promise/ à côté de la mort,/ un œuf un astre une fin douce/ dans le natal), naissance pourtant laissée indécidable, près de fondre et mourir/ dans notre histoire inconnue,/ cette musique.

On ira donc dans ce livre d’Henri Heurtebise comme à travers la vie elle-même, douce et tragique, tremblante d’être là/ d’être forte. Une vie à vivre et revivre entre surabondance et limite : ce que le poète avait déjà nommé L’Inépuisable fini.[[Titre d’une poésie publiée dans la collection Fondamente, Multiples, Longages, 1991.]]

©Paul Farellier

(Note in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)